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Full text of "Revue de Paris"

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REVUE 


DE  PARIS. 


XIV 


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A.  EVERAT,  IMPRIMEUR 

l'iie  ilu  Cadran,  n"  16. 


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REVUE 


DE  PARIS. 


tyKk>4ti'e/(e    ^Je'rte-.     —    ^.^'iiiif'e   /cf'.^J 


TOME  QUATORZIE3ÏE 


PARIS. 

AU  BUREAU  DE  LA  REVUE  DE  PARIS, 

RUE     DF.S     FILLF.S    SA)\T-TIIOM A3  ,     ^"     17. 

1855. 


LE  PERE  GORIOT. 


AU  is  liuc. 
(Sharspeark.  ) 


Qt  A.TIUEMK    ET    DEllINlEUE    PAUTIE. 


LES  DEUX  FILLES. 

Vers  midi ,  heure  h.  laquelle  les  facteurs  arrivaient  dans  le  quar- 
tier du  Panthéon ,  Eugène  reçut  une  lettre  élégamment  enveloppée, 
cachetée  aux  armes  de  Beauséant.  Elle  contenait  une  invitation 
adressée  a  M.  et  madame  de  Nucingen  pour  le  grand  bal  annoncé 
depuis  un  mois ,  et  qui  devait  avoir  lieu  chez  la  vicomtesse.  A 
cette  mvitation ,  était  joint  vin  petit  mot  pour  Eugène. 

«J'ai  pensé,  monsieur,  que  vous  vous  chargeriez  avec  plaisir 
d'être  l'interprète  de  mes  sentimens  auprès  de  madame  de  Nu- 
cingen. Je  vous  envoie  l'invitation  que  vous  m'avez  demandée , 
et  serai  charmée  de  faire  la  connaissance  de  la  sœur  de  madame  de 
Restaud.  Amenez-moi  donc  cette  jolie  personne ,  et  faites  en  sorte 
qu'elle  ne  prenne  pas  toute  votre  affection  ;  vous  m'en  devez 
beaucoup  en  retour  de  celle  que  je  vous  porte. 

»  Vicomtesse  de  Beauséant.  », 


G  HKvut   DI-;   PAUJS. 

—  Muis,  se  dit  Eugène  en  relisant  ce  billet^  madame  de  Beau- 
séant  me  dit  assez  clairement  qu'elle  ne  veut  pas  de  M.  de  Nu- 
ci  ngen. 

11  alla  piompteraent  chez  Delphine,  heureux  d'avoir  à  lui  pro- 
curer une  joie  dont  il  recevrait  sans  doute  le  prix.  Madame  de 
Nucingen  était  au  bain.  Rastignac  attendit  dans  le  boudoir,  en 
butte  aux  impatiences  naturelles  "a  un  jeune  homme  ardent  et 
pressé  de  prendre  possession  d'une  maîtresse ,  l'objet  de  deux  ans 
de  désii"s.  Ce  sont  des  émotions  qui  ne  se  rencontrent  pas  deux 
fois  dans  la  vie  des  jeunes  gens.  La  première  femme  réellement 
lèmme  a  laquelle  s'attache  un  homme,  c'est-h-dire  celle  qui 
se  présente  a  lui  dans  la  splendeur  des  accompagnemens  que 
veut  la  société  parisienne,  celle-là  n'a  jamais  de  rivale.  L'amour 
a  Paris  ne  ressemble  en  rien  aux  autres  amours o  Ni  les  hommes  ni 
les  femmes  n'y  sont  dupes  des  montres  pavoisées  de  lieux  com- 
muns que  chacun  étale  par  décence  sur  ses  affections  soi-disant  dés- 
intéressées. En  ce  pays,  une  fennue  ne  doit  pas  satisfaire  seule- 
ment le  cœur  et  les  sens ,  elle  sait  parfaitement  qu'elle  a  de  plus 
grandes  obligations  a  remplir  envers  les  mille  vanités  dont  se  com- 
pose la  vie.  L'a  surtout,  l'amour  est  essentiellement  vantard,  ef- 
fronté ,  gaspilleur ,  charlatan  et  fastueux.  Si  toutes  les  femmes  de  la 
cour  de  Louis  XIV  ont  envié  a  mademoiselle  de  La  Yallière  l'en- 
traînement de  passion  qui  fit  oublier  a  ce  grand  prince  que  ses 
manchettes  coûtaient  chacune  mille  écus ,  quand  il  les  déchira  pour 
faciliter  au  duc  de  Vermandois  son  entrée  sur  la  scène  du  monde , 
que  peut-on  demander  au  reste  de  l'humanité?  Soyez  jeunes,  ri- 
ches et  titj-ées,  soyez  plus  encore  si  vous  pouvez;  plus  vous  appor- 
terez de  grains  d'encens  a  brûler  devant  l'idole ,  plus  elle  vous 
sera  favorable,  si  toutefois  vous  avez  une  idole.  L'amour  est  une 
religion ,  et  son  culte  doit  coûter  plus  cher  que  celui  de  toutes  lesi 
autres  religions  ;  il  passe  promptement,  et  passe  en  gamin  qui  tient 
a  marquer  sou  passage  par  des  dévastations.  Le  luxe  du  sentiment 
est  la  poésie  des  greniers  :  sans  cette  richesse,  qu'y  deviendrait  l'a- 
mour? S'il  est  des  exceptions  a  ces  lois  draconiennes  du  codeparisien, 
elles  se  rencontrent  dans  la  solitude,  chez  les  âmes  qui  ne  se  sont 


UKVUK     DE     PARIS. 


point  laissé  entraîner  par  les  doctrines  sociales,  qui  vivent  près  de 
quelque  source  aux  eaux  claires ,  fugitives,  mais  incessantes  ;  et  qui , 
fidèles  à  leurs  ombrages  verts ,  heureuses  d'écouter  le  langage  de 
l'infini,  écrit  pour  elles  en  toute  chose,  et  qu'elles  retrouvent  en 
elles-mêmes ,  attendent  patiemment  leurs  ailes  en  plaignant  ceux 
de  la  terre.  Mais  Rastignac,  semblable  a  la  plupart  des  jeunes 
gens  qui,  par  avance,  ont  goûté  les  grandeurs,  voulait  se  présen- 
ter tout  armé  dans  la  lice  du  monde;  il  eu  avait  épousé  la  fièvre, 
et  se  sentait  peut-être  la  force  de  le  dominer,  mais  sans  connaître 
ni  les  mo)  eus  ni  le  but  de  cette  ambition.  A  défaut  d'un  amour 
pur-  et  sacré  qui  remplit  la  vie ,  cette  soif  du  pouvoir  peut  devenir 
une  belle  chose  ;  il  suffit  de  dépouiller  tout  intérêt  personnel  et  de 
se  proposer  la  grandeur  d'un  pays  pour  objet.  Jusqu'alors  Rastignac 
n'avait  pas  complètement  secoué  le  channe  des  fraîches  et  suaves 
idées  qui  enveloppent  comme  d'une  frondaison  la  jeunesse  des  en- 
fans  élevés  en  province.  Il  avait  continuellement  hésité  à  franchir 
le  Rubicon  parisien.  Malgré  ses  ardentes  curiosités,  il  avait  tou- 
jours conservé  quelques  arrière -pensées  de  la  vie  heureuse  que 
mène  le  vrai  gentilhomme  dans  son  château.  Mais  ses  derniei  s 
scrupules  avaient  disparu  la  veille,  quand  il  s'était  vu  dans  son 
appartement.  En  jouissant  des  avantages  matériels  de  la  fortune , 
comme  il  jouissait  depuis  quelque  temps  des  avantages  moraux 
que  donne  la  naissance ,  il  avait  dépouillé  sa  peau  dhomme  de 
province ,  et  s'était  doucement  établi  dans  une  position  d'où  il 
découvrait  un  bel  avenir.  Aussi,  en  attendant  Delphine,  molle- 
ment assis  dans  ce  joli  boudoir,  qui  devenait  un  peu  le  sien ,  se 
voyait- il  si  loin  du  Rastignac  veuu  l'année  dernière  a  Paris,  qu'en 
le  lorgnant,  par  un  effet  d'optique  moral ,  il  se  demandait  s'il  se 
ressemblait  en  ce  moment  a  lui-même. 

—  Madame  est  dans  sa  chambre,  vint  lui  dire  Thérèse  qui  le 
fit  tressaillir. 

Il  trouva  Delphine  étendue  sur  sa  causeuse,  au  coin  du  feu, 
nonchalante ,  fraîche ,  reposée.  A  la  voir  ainsi  étalée  en  des  flots 
de  mousseline ,  il  était  impossible  de  ne  pas  la  comparer  a  ces 
belles  plantes  de  1  Inde  dont  le  fruit  vient  dans  la  fleur. 


O  HtVUK     1)K    PARIS. 

—  Hé  bien,  nous  voila!  dit-elle  avec  émotion. 

—  Devinez  ce  que  je  vous  apporte,  dit  Eugène  en  s' asseyant 
près  d'elle  et  lui  prenant  le  bras  pour  lui  baiser  la  main. 

Madame  de  Nucingen  fit  un  mouvement  de  joie  en  lisant  l'in- 
vitation. Elle  tourna  sur  Eugène  ses  yeux  mouillés ,  et  lui  jeta 
ses  bras  au  cou  pour  l'attirer  a  elle  dans  un  délire  de  satisfaction 
vaniteuse. 

—  Et  c'est  vous!  (toi!  lui  dit-elle  h  l'oreille,  mais  Thérèse  est 
dans  mon  cabinet  de  toilette,  soyons  prudens  !  )  vous  a  qui  je  dois 
ce  bonbeur!  Oui,  j'ose  appeler  cela  un  bonheur.  Obtenu  par  vous, 
n'est-ce  pas  plus  qu'un  triomphe  d'amour-propre?  Personne  ne  m'a 
voulu  présenter  dans  ce  monde.  Vous  me  trouvez  peut-être  en 
ce  moment  petite ,  frivole,  légère  comme  une  Parisienne;  mais 
pensez ,  mon  ami ,  que  je  suis  prête  a  tout  vous  sacrifier ,  et  que 
si  je  souhaite  plus  ardemment  que  jamais  d'aller  dans  le  faubourg 
Saint-Germain,  c'est  que  vous  y  êtes. 

—  Ne  pensez -vous  pas ,  dit  Eugène,  que  madame  de  J3eauséant 
a  l'air  de  nous  dire  qu'elle  ne  compte  pas  voir  M.  de  Nucingen 
a  son  bal  ? 

—  Mais  oui ,  dit  la  baronne  en  rendant  la  lettre  a  Eugène. 
Ces  femmes-là  ont  le  génie  de  l'impertinence.  Mais  n'importe,  j'i- 
rai. Ma  sœur  doit  s'y  trouver,  je  sais  qu'elle  prépare  une  toi- 
lette délicieuse. —  Eugène,  reprit-elle  h  voix  basse,  elle  y  va  pour 
dissiper  d'affreux  soupçons.  Vous  ne  savez  pas  les  bruits  qui  cou- 
rent sur  elle.  ]M.  de  Nucingen  est  venu  me  dire  ce  matin  qu'on 
en  parlait  hier  au  Cercle  sans  se  gêner.  A  quoi  tient,  mon  Dieu! 
l'honneur  des  femmes  et  des  familles!  Je  me  suis  sentie  atta- 
quée, blessée  dans  ma  pauvre  sœur.  Selon  certaines  personnes, 
M.  deXrailles  aurait  souscrit  des  lettres  de  change  montant  a  cent 
mille  francs ,  presque  toutes  échues ,  et  pour  lesquelles  il  allait 
être  poursuivi.  Dans  celte  extrémité,  ma  sœur  aurait  vendu  ses 
diamans  à  un  juif,  ces  beaux  diamans  que  vous  avez  pu  lui  voir 
et  qui  viennent  de  madame  de  Restaud  la  mère.  Enfin,  depuis 
deux  jours  il  n'est  question  que  de  cela.  Je  conçois  alors  qu'A- 
nastasie  se  fasse  faire  une  robe  lamée,  et  veuille  attirer  sur  elle 


UKVUK     DU     PAULS.  f) 

tous  les  regards  chez  madame  de  Beauséaiit ,  en  y  paraissant  dans 
tout  son  éclat  et  avec  ses  diamans.  Mais  je  ne  veux  pas  être  au- 
dessous  d'elle.  Elle  a  toujours  cherché  a  m'écraser,  elle  n'a  jamais 
été  bonne  pour  moi  qui  lui  rendais  tant  de  senices ,  qui  avais 
toujours  de  l'argent  pour  elle  quand  elle  n'en  avait  pas  !  Mais 
laissons  le  monde!  Aujourd'hui,  je  veux  être  tout  heureuse! 

Rastignac  était  encore  "a  une  heure  du  matin  chez  madame  de 
Nucingen  qui,  en  lui  prodiguant  l'adieu  des  amans,  cet  adieu  plein 
des  joies  a  venir,  lui  dit  avec  une  expression  de  mélancolie  :  — Je 
suis  si  peureuse,  si  superstitieuse,  donnez  âmes  pressentimens  le 
nom  qu'il  vous  plaira ,  que  je  tremble  de  payer  mon  bonheur  par 
quelque  affreuse  catastrophe 

—  Enfant!  dit  Eugène. 

—  Ah  !  c'est  moi  qui  suis  l'enfant ,  ce  soir ,  dit-elle  en  riant. 
Eugène  revint  a  la  ."Maison-Vauquer,  avec  la  certitude  de  la 

quitter  le  lendemain ,  et  il  s'abandonna  pendant  la  route  a  ces 
jolis  rêves  que  font  tous  les  jeunes  gens  quand  ils  ont  encore  sur 
les  lèvres  le  goût  du  bonheur. 

—  Hé  bien  !  lui  dit  le  père  Goriot  quand  Rastignac  passa  de- 
vant sa  porte. 

—  Hé  bien  !  répondit  Eugène,  je  vous  dirai  tout  demain. 

—  Tout,  n'est-ce  pas!  cria  le  bonhomme.  Couchez-vous! 
Nous  allons  commencer  demain  notre  vie  heureuse. 

Le  lendemain ,  M.  Goriot  et  Rastignac  n'attendaient  plus  que 
le  bon  vouloir  d'un  commissionnaire  pour  partir  de  la  pension 
bourgeoise,  quand,  vers  midi,  le  bruit  d'un  équipage  qui  s'ar- 
rêtait précisément  a  la  porte  de  la  Maison-Vauquer  retentit  dans 
la  rue  jNeuve-Sainte-Geneviève.  Madame  de  JNucingen  descendit 
de  sa  voiture,  demanda  si  son  père  était  encore  a  la  pension;  et, 
sur  la  réponse  affirmative  de  Svlvie ,  elle  monta  lestement  l'esca- 
lier. Eugène  se  trouvait  chez  lui ,  sans  que  son  voisin  le  sût.  Il 
avait,  en  déjeunant,  prié  le  père  Goriot  d'emporter  ses  effets,  en 
lui  disant  qu'ils  se  retrouveraient  a  quatre  heures  rue  d'Artois. 
Mais  pendant  que  le  bonhomme  avait  été  chercher  des  porteurs, 
Eugène  ayant  promptement  répondu  "a  l'appel  de  l'Ecole,  était 


lO  REVUE    DE    PARIS. 

revenu  sans  que  personne  lent  aperçu ,  pour  compter  avec  ma- 
dame Vauquer,  ne  voulant  pas  laisser  cette  charge  a  M.  Goriot, 
qui,  dans  son  fanatisme,  aurait  sans  doute  payé  pour  lui.  L'hô- 
tesse était  sortie.  Eugène  remonta  chez  lui  pour  voir  s'il  n'y 
oubliait  rien,  et  s'applaudit  d'avoir  eu  cette  pensée  en  voyant 
dans  le  tiroir  de  sa  table  l'acceptation  en  blanc,  souscrite  à 
Vautrin,  qu'il  avait  insouciamment  jetée  Ta  le  jour  où  il  l'avait 
acquittée.  N'ayant  pas  de  feu ,  il  allait  la  déchirer  en  petits  mor- 
ceaux ,  quand  en  reconnaissant  la  voix  de  Delphine ,  il  ne  voulut 
faire  aucun  bruit,  et  s'arrêta  pour  l'entendre,  en  pensant  qu'elle 
ne  devait  avoir  aucun  secret  pour  lui.  Puis,  dès  les  premiers  mots, 
il  trouva  la  conversation  entre  le  père  et  la  fille  trop  intéressante 
pour  ne  pas  l'écouter. 

— Ha,  mon  père!  dit-elle,  plaise  au  ciel  que  vous  ayez  eu  l'idée 
de  demander  compte  de  ma  fortune  assez  a  temps  pour  que  je  ne 
sois  pas  ruinée.  Puis-je  parler? 

—  Oui ,  la  maison  est  vide,  dit  le  père  Goriot  d'une  voix  altérée. 

—  Ou'avez-vous  donc,  mon  père?  reprit  madame  de  Nucingeu. 

—  Tu  viens ,  répondit  le  vieillard ,  de  me  donner  un  coup  de 
hache  sur  la  tête.  Dieu  te  pardonne ,  mon  enfant  !  tu  ne  sais  pas 
combien  je  t'aime.  Si  tu  l'avais  su ,  tu  ne  m'aurais  pas  dit  brus- 
quement de  semblables  choses  !  surtout  si  rien  n'est  désespéré. 
Qu'est-il  donc  arrivé  de  si  pressant  pour  que  tu  sois  venue  me 
chercher  ici  quand,  dans  quelques  instans,  nous  allions  être  rue 
d'Artois? 

—  Hé!  mon  père,  est-on  maître  de  son  premier  mouvement 
dans  une  catastrophe?  Je  suis  folle  !  Votre  avoué  nous  a  fait  dé- 
couvrir un  peu  plus  tôt  le  malheur  qui  sans  doute  éclatera  plus 
tard.  Votre  vieille  expérience  commerciale  va  nous  devenir  néces- 
saire ,  et  je  suis  accourue  vous  chercher  comme  on  s'accroche  à 
une  branche  quand  on  se  noie.  Lorsque  M.  Derville  a  vu  M.  de 
Nucingeu  lui  opposer  mille  chicanes,  il  l'a  menacé  d'un  procès,  cti 
lui  disant  que  l'autorisation  du  président  du  tribunal  serait  prouqi- 
tement  obtenue.  Alors ,  M.  deNucingen  est  venu  ce  matin  chez  moi , 
pour  me  demander  si  je  voulais  sa  ruine  et  la  mienne.  Je  lui  ai 


KEVL'K     DE    PAIUS.  1  î 

répondu  que  je  ne  nie  connaissais  a  rien  de  tout  cela,  que  j'avais 
une  fortune ,  que  je  devais  être  en  possession  de  ma  fortune ,  et  que 
tout  ce  qui  avait  rapport  a  ce  démêlé  regardait  mon  avoué,  parce 
que  j'étais  de  la  dernière  ignorance,  et  dans  l'impossibilité  de  rien 
entendre  a  ce  sujet.  N'était-ce  pas  ce  que  vous  m'aviez  recom- 
mandé de  dire  ? 

—  Bien ,  répondit  le  père  Goriot. 

—  Alors,  reprit  Delphine,  il  m'a  mis  au  fait  de  ses  affaires. 
Il  a  jeté  tous  ses  capitaux  et  les  miens  dans  des  entreprises  a 
peine  commencées  et  pour  lesquelles  il  a  fallu  mettre  de  grandes 
sommes  en  dehors.  Si  je  le  forçais  a  me  représenter  ma  dot , 
il  serait  obligé  de  déposer  son  bilan  ,  tandis  que  si  je  veux  at- 
tendre un  an,  il  s'engage  sur  l'honneur  a  me  rendre  une  fortune 
double  ou  triple  de  la  mienne,  en  plaçant  mes  capitaux  dans  des 
opérations  territoriales,  h  la  fin  desquelles  je  serai  maîtresse  de 
tous  les  biens.  Mon  cher  père,  il  était  sincère,  il  m'a  effrayée.  Il 
m'a  demandé  pardon  de  sa  conduite,  il  m'a  rendu  ma  liberté,  m'a 
permis  de  me  conduire  a  ma  guise ,  a  la  condition  de  le  laisser  en- 
tièrement maître  de  gérer  les  affaires  sous  mon  nom.  Il  m'a  pro- 
mis, pour  me  prouver  sa  bonne  foi,  d'appeler  M.  Derville  toutes 
les  fois  que  je  le  voudrais  pour  juger  si  les  actes  en  vertu  desquels 
il  m'instituerait  propriétaire  seraient  convenablement  rédigés.  En- 
fin il  s'est  reim's  entre  mes  mains ,  pieds  et  poings  liés.  Il  demande 
encore  pendant  deux  ans  la  conduite  de  la  maison,  et  m'a  sup- 
pliée de  ne  rien  dépenser  pour  moi  de' plus  qu'il  ne  m'accorde.  Il 
m'a  prouvé  que  tout  ce  qu'il  pouvait  faire  était  de  conserver  les 
apparences,  qu'il  avait  renvoyé  sa  danseuse,  et  qu'il  allait  être 
contraint  a  la  plus  stricte,  mais  a  lapins  sourde  économie,  afin 
d'atteindre  au  terme  de  ses  spéculations  sans  altérer  son  crédit.  Je 
l'ai  malmené  ,  j'ai  tout  mis  en  doute,  afin  de  le  pousser  a  bout  et 
d'en  apprendre  davantage.  Alors  il  m'a  montré  ses  livres,  enfin 
il  a  pleuré.  Je  n'ai  jamais  vu  d'homme  en  pareil  état.  Il  avait 
perdu  la  tète ,  il  parlait  de  se  tuer,  il  délirait.  Il  m'a  fait  pitié. 

—  Et  tu  crois  à  tout  cela  !  s'écria  le  père  (^lOriot.  C'est  un  co- 
)nédien  !  J'ai  rencontré  des  Allemands  en  affaires,  ces  gens-la  sont 


l'2  REVUE     DE    PARIS. 

presque  tous  de  bonne  loi,  pleins  de  candeur;  mais  quand  sous 
leur  air  de  franchise  et  de  bonhomie  ils  se  mettent  a  être  malins 
et  charlatans,  ils  le  sont  alors  plus  que  les  autres.  Ton  mari  t'a- 
buse. Il  se  sent  serré  de  près,  il  fait  le  mort  ;  il  veut  rester  plus 
maître  sous  ton  nom  qu'il  ne  l'est  sous  le  sien.  Il  va  profiter  de 
cette  circonstance  pour  se  mettre  a  l'abri  des  chances  de  son  com- 
merce ;  il  est  aussi  fin  que  perfide ,  c'est  un  mauvais  gars.  Non  , 
non ,  je  ne  m'en  irai  pas  ai\  Père-La-Chaise  en  laissant  mes  filles 
dénuées  de  tout.  Je  me  connais  encore  un  peu  aux  affaires.  Il  a , 
dit-il,  engagé  ses  fonds  dans  des  entreprises.  Hé  bien!  ses  in- 
térêts sont  représentés  par  des  valeurs,  par  des  reconnaissances, 
l)ar  des  traités;  qu'il  les  montre,  et  liquide  avec  toi.  Nous  choi- 
sirons les  meilleures  spéculations ,  nous  en  courrons  les  chances,  et 
nous  aurons  les  titres  récognitifs  en  notre  nom  de  Delphine  Go- 
riot j  épouse  séparée  j  (/uant  aux  biens  j,  du  baron  de  Nucingen. 
Mais  nous  prend-il  pour  des  imbéciles,  celui-là?  Croit-il  que  je  puis 
supporter  pendant  deux  jours  l'idée  de  te  laisser  sans  fortune , 
sans  pain?  je  ne  la  supporterais  pas  un  jour,  pas  une  nuit,  pas 
deux  heures!  Si  cette  idée  était  vraie,  je  n'y  survivrais  pas.  Hé 
quoi  !  j'aurai  travaillé  pendant  quarante  ans  de  ma  vie ,  j'aurai 
porté  des  sacs  sur  mon  dos,  j'aurai  sué  des  averses  ,  je  me  serai 
privé  pendant  toute  ma  vie  pour  vous,  mes  anges,  qui  me  ren- 
diez tout  travail,  tout  fardeau  léger;  et,  aujourd'hui,  ma  for- 
tune, ma  vie  s'en  iraient  en  fumée!  Ceci  me  ferait  mourir  enragé. 
Par  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  sacré  sur  terre  et  au  ciel,  nous 
allons  tirer  ça  au  clair,  vérifier  les  livres,  la  caisse,  les  entre- 
prises! Je  ne  dors  pas,  je  ne  me  couche  pas,  je  ne  mange  pas, 
qu'il  ne  me  soit  prouvé  que  ta  fortune  soit  la  tout  entière.  Dieu 
merci,  tu  es  séparée  de  biens,  tu  auras  maître  Derville  pour 
avoué ,  un  honnête  homme  heureusement.  Jour  de  Dieu  !  tu  gar- 
ileras  ton  bon  petit  million,  tes  cinquante  mille  livres  de  rente 
jusqu'à  la  fin  de  tes  jours,  ou  je  fais  un  tapage  dans  Paris,  ha! 
lia  !  Mais  je  m'adresserais  aux  chambres,  si  les  tribunaux  nous  vic- 
timaient.  Te  savoir  tranquille  et  heureuse  du  côté  de  l'argent, 
mais  celte  pensée  allégeait  tous  mes  maux  et  calmait  mes  chagrins. 


REVUK     PK     PAIUS.  |3 

L'argent,  c'est  la  vie.  Monnaie  fait  tout!  Que  nous  t  liante-t-ii  donc, 
cette  grosse  souche  d'Alsacien?  Delphine,  ne  i'ais  p;is  une  conces- 
sion d'un  quart  de  liard  à  cette  grosse  bète  qui  ta  mise  a  la  chaîne 
et  t'a  rendue  malheureuse.  S'il  a  besoin  de  toi ,  nous  le  tricote- 
rons ferme,  et  nous  le  ferons  marcher  droit!  Mon  Dien!  j'ai  la 
tète  en  feu  !  j'ai  dans  le  crâne  quelque  chose  qui  me  brûle.  Ma 
Delphine  sur  la  paille!  Oh!  ma  Fifine,  toi!  Sapristie!  où  sont 
mes  gants?  Allons,  partons,  je  veux  aller  tout  voir,  les  livres,  les 
affaires,  la  caisse,  la  correspondance,  a  l'instant!  Je  ne  serai 
<:alme  que  quand  il  me  sera  prouvé  que  ta  fortune  ne  court  plus  de 
risques ,  et  que  je  la  verrai  de  mes  yeux. 

—  Mon  cher  père!  allez-y  prudemment.  Si  vous  mettiez  la 
moindre  velléité  de  vengeance  en  cette  affaire  et  si  vous  montriez 
des  intentions  trop  hostiles,  je  serais  perdue.  Il  vous  connaît,  il 
a  trouvé  tout  naturel  que,  sous  votre  inspiration,  je  m'inquié- 
tasse de  ma  fortune;  mais,  je  vous  le  jure,  il  la  tient  en  ses 
mains,  et  a  voulu  la  tenir.  Il  est  homme  a  s'enfuir  avec  tous  les 
capitaux,  et  a  nous  laisser  la,  le  scélérat!  Il  sait  bien  que  je  ne 
déshonorerai  pas  moi-même  le  nom  que  je  porte  en  le  poursui- 
vant. Il  est  a  la  fois  fort  et  faible.  J'ai  bien  tout  examiné.  Si  nous 
le  poussons  a  bout,  je  suis  ruinée. 

—  Mais  c'est  donc  un  fripon  ! 

—  Hé  bien  !  oui ,  mon  père,  dit-elle  en  se  jetant  sur  une  chaise 
et  pleurant.  Je  ne  voulais  pas  vous  l'avouer  ,  pour  vous  épargnei- 
le  chagrin  de  m'avoir  mariée  a  un  homme  de  cette  espècc-la  ! 
Mœurs  secrètes  et  conscience  ,  lame  et  le  corps,  tout  en  lui  s'ac- 
corde !  c'est  effroyable ,  je  le  hais  et  le  méprise.  Oui ,  je  ne  puis 
plus  estimer  M.  deNucingen  après  tout  ce  qu'il  m'a  dit.  Un  homme 
capable  de  se  jeter  dans  les  combinaisons  commerciales  dont  il  ma 
parlé,  n'a  pas  la  moindre  délicatesse,  et  mes  craintes  viennent 
de  ce  que  j'ai  parfaitement  lu  dans  son  ame.U  m'a  nettement  pro- 
posé, lui,  mon  mari,  Ja  liberté,  vous  savez  ce  que  cela  signifie? 
si  je  voulais  être,  en  cas  de  malheur,  un  instrument  entre  ses 
mains;  enfin  si  je  voulais  lui  servir  de  prête-nom. 

—  Mais  les  lois  sont  là  !  Mais  il  y  a  une  place  de  (irève,  pour 


l/y  HEVUK     DE     PAUIS. 

les  geiulres  de  cette  espèce-la!  s'éciùa  le  père  Goriot,  raais  je  le 
guillotinerais  moi-même,  s'il  n'y  avait  pas  de  bourreau. 

—  Non,  mou  père!  il  n'y  a  pas  de  lois  contre  lui.  Ecoutez 
en  deux  mots  son  langage ,  dégagé  des  circonlocutions  dont  il 
l'enveloppait  :  « — Tout  est  perdu  ,  vous  n'avez  pas  un  liard ,  vous 
êtes  ruinée,  car  je  saurai  choisir  pour  complice  une  autre  personne 
que  vous,  ou  vous  me  laisserez  conduire  a  bien  mes  entreprises.» 
Est-ce  clair?  11  tient  encore  "amoi.  Ma  probité  de  femme  le  rassure,  il 
sait  que  je  lui  laisserai  sa  fortune,  et  me  contenterai  de  la  mienne. 
C'est  une  association  improbe  et  voleuse  a  laquelle  je  dois  con- 
sentir sous  peine  d'être  ruinée.  Il  m'achète  ma  conscience  et  la 
paie  en  me  laissant  être  k  mon  aise  la  femme  d'Eugène.  «  — Je  te 
permets  de  commettre  des  fautes,  laisse-moi  faire  des  crimes  en 
ruinant  de  pauvres  gens!  »  Ce  langage  est-il  encore  assez  clair? 
Savez-vous  ce  qu'il  nomme  faire  des  opérations  ?  Il  achète  des 
terrains  nus  en  son  nom.  Puis  il  y  fait  bâtir  des  maisons  par  des 
hommes  de  paille.  Ces  hommes  concluent  les  marchés  pour  les 
bâtisses  avec  tous  les  entrepreneurs  qu'ils  paient  en  effets  a.  longs 
termes,  et  consentent,  moyennant  une  légère  somme,  adonner 
quittance  a  M.  de  Nucingen,  qui  alors  est  le  possesseur  des  mai- 
sons, tandis  que  ces  hommes  s'acquittent  avec  les  entrepreneurs 
dupés  en  faisant  faillite.  Le  nom  de  la  maison  de  Nucingen  et  C'^ 
a  servi  a  éblouir  les  pauvres  constructeurs.  J'ai  compris  cela.  J'ai 
compris  aussi  que  pour  prouver,  en  cas  de  besoin,  le  paiement  de 
sommes  énormes ,  M.  de  Nucingen  a  envoyé  des  valeurs  consi- 
dérables a  Amsterdam  ,  "a  Londres,  a  Naples,  a  Vienne.  Comment 
les  saisirions-nous? 

Eugène  entendit  le  son  lourd  des  genoux  du  père  Goriot,  qui 
tomba  sans  doute  sur  le  carreau  de  sa  chambre. 

—  Mon  Dieu!  que  t'ai-je  fait?  Ma  fille,  ma  fille  livrée  a  ce 
misérable!  11  exigera  tout  d'elle,  s'il  le  veut.  Pardon,  ma  fille  ! 
cria  le  vieillard. 

—  Oui ,  si  je  suis  dans  un  abîme ,  il  y  a  peut-être  de  votre 
faute!  dit  Delphine.  Nous  avons  si  peu  de  raison  quand  nous 
nous    niarions!    Connaissons  -  nous   le  monde,    les  affaires,   les 


REVUE    nE    PAIUS.  l5 

hommes  ,  les  mœurs?  Les  pères  devraient  penser  pour  nous.  Cher 
père!  je  ne  vous  reproche  rien!  pardonnez-moi  ce  urot  !  En  ceci, 
Ja  faute  est  toute  a  moi!  Non,  ne  pleurez  point,  papa!  dit-elle 
en  baisant  le  front  de  son  père. 

—  Ne  pleure  pas  non  plus,  ma  petite  Delphine!  Donne  tes 
yeux,  que  je  les  essuie  en  les  baisant?  Va!  je  vais  retrouver  ma 
caboche,  et  débrouiller  l'écheveau  mêlé  par  son  mari  ! 

—  Non,  laissez-moi  faire,  je  saurai  le  manœuvrer:  il  m'aime, 
hé  bien,  je  me  servirai  de  mon  empire  sur  lui  pour  l'amener  à  me 
placer  promptement  quelques  capitaux  en  propriétés.  Peut-être  lui 
ferai-je  racheter  sous  mon  nom  Nucingen,  en  Alsace;  il  y  tient. 
Seulement  venez  demain  pour  examiner  ses  livres,  ses  affaires. 
M.  Derville  ne  sait  rien  de  ce  qui  est  commercial.  Non,  ne  venez 
pas  demain.  Je  ne  veux  pas  me  tourner  le  sang.  Le  bal  de  ma- 
dame de  Beauséant  a  lieu  après-demain ,  je  veux  me  soigner  pour 
y  être  belle,  reposée,  et  faire  honneur  a  mon  cher  Eugène!  Allons 
donc  voir  sa  chambre. 

En  ce  moment,  une  voiture  s'arrêta  dans  la  rue  Neuve-Sainte- 
Geneviève,  et  l'on  entendit  dans  l'escalier  la  voix  de  madame  de 
Restaud  qui  disait  a  Sylvie  :  —  Mon  père  y  est-il  ?  Cette  circon- 
stance sauva  fort  heureusement  Eugène  qui  méditait  déjà  de  se  jeter 
sur  son  lit  et  de  feindre  d'y  dormir. 

—  Ah!  mon  père,  vous  a-t-on  parlé  d'Anastasie?  dit  Delphine 
en  reconnaissant  la  voix  de  sa  sœur.  Il  paraîtrait  qu'il  lui  arrive 
aussi  de  singulières  choses  dans  son  ménage  ! 

—  Quoi  donc  !  dit  le  père  Goriot ,  ce  serait  donc  ma  fin  !  Ma 
pauvre  tête  ne  tiendrait  pas  a  un  double  malheur. 

—  Bonjour,  mon  père,  dit  la  comtesse  en  entrant.  Ah!  te 
voila ,  Delphine  ! 

Madame  de  Restaud  parut  embarrassée  de  rencontrer  sa  sœur. 

—  Bonjour,  Nasie  !  dit  la  baronne:  trouves-tu  donc  ma  pré-, 
sence  extraordinaire?  Je  vois  mon  père  tous  les  jours,  moi. 

—  Depuis  quand  ? 

—  Si  tu  y  venais ,  tu  le  saurais. 

—  Ne  me  {taquine  pas,  Delphine,  dit  la  comtesse  d'une  voix 


iC)  UEVliK     UK     TAIUS. 

lamentable;  je  suis  bien  malheureuse  1  Je  suis  perdue,  mon  pauvre 
père!  Oh  !  bien  perdue  ,  cette  fois  ! 

—  Qu'as-tu,  Nasie?  cria  le  père  Goriot.  Dis-nous  tout,  mon  en- 
lant.  Elle  pâlit.  Delphine,  allons,  secours-la  donc!  sois  bonne 
pour  elle,  je  t'aimerai  encore  mieux ,  si  je  peux  ,  toi  ! 

—  Ma  pauvre  Nasie!  dit  madame  de  Nucingen  en  assej^ant  sa 
sœur,  parle!  Tu  vois  en  nous  les  deux  seules  personnes  qui  t'ai- 
meront toujours  assez  pour  te  pardonner  tout.  Vois-tu,  les  affec- 
tions de  famille  sont  les  plus  sûres... 

Elle  lui  fit  respirer  des  sels  ,  et  la  comtesse  revint  n  elle. 

— •  J'en  mourrai  !  dit  le  père  Goriot.  Voyons ,  reprit-il  en  re- 
muant son  feu  de  mottes,  approchez-vous  la  toutes  les  deux.  J'ai 
froid.  Qu'as-tu,  Nasie?  dis  vite,  tu  me  tues... 

—  lié  bien!  dit  la  pauvre  femme,  mon  mari  sait  tout.  Figu- 
rez-vous, mon  père,  il  y  a  quelque  temps,  vous  souvenez-vous 
de  cette  lettre  de  change  de  Maxime?  Hé  bien!  ce  n'était  pas  la 
première.  J'en  avais  déjà  payé  beaucoup.  Vers  le  commencement  de 
janvier,  M.  de  Trailles  me  paraissait  bien  chagrin  :  il  ne  me  disait 
rien  ;  mais  il  est  si  facile  de  lire  dans  le  cœur  des  gens  qu'on  aime , 
un  rien  suffit  :  puis  il  y  a  des  pressentimens.  Enfin,  il  était  plus 
aimant,  plus  tendre  que  je  ne  l'avais  jamais  vu;  j'étais  toujours 
plus  heureuse.  Pauvre  Maxime!  dans  sa  pensée,  il  me  faisait  ses 
adieux,  m'a-t-il  dit,  il  voulait  se  brûler  la  cervelle.  Enfin,  je  l'ai 
tant  tourmenté,  tant  supplié,  je  suis  restée  pendant  deux  heures 
a  ses  genoux.  Il  m'a  dit  qu'il  devait  cent  mille  francs  !  Oh!  papa, 
cent  mille  francs,  je  suis  devenue  folle.  Vous  ne  les  aviez  pas, 
j'avais  tout  dévoré... 

—  Non,  dit  le  père  Goriot,  je  ne  les  aurais  pas  pu  faire,  a 
moins  d'aller  les  voler.  Mais  j'y  aurais  été,  Nasie!  J'irai! 

A  ce  mot,  lugubrement  jeté,  comme  un  son  du  râle  d'un 
mourant ,  et  qui  accusait  l'agonie  du  sentiment  paternel  réduit  a 
rimpuissance ,  les  deux  sœurs  firent  une  pause.  Quel  égoisme  sc- 
iait resté  froid  a  ce  cri  de  désespoir  qui,  semblable  h  une  pierre 
îaurée  dans  un  gouffre,  en  révélait  la  profondeiu' .' 


REVUE    DE    PARIS.  l'J 

—  Je  les  ai  trouvés,  en  disposant  de  ce  qui  ne  m'appartenait 
pas,  mon  père,  dit  la  comtesse  en  fondant  en  larmes. 

Delphine  fut  émue  et  pleura  en  mettant  la  tète  sur  le  cou  de  sa 
sœur. 

—  Tout  est  donc  vrai  ?  lui  dit-elle. 

Anastasie  baissa  la  tète.  Madame  de  Nucingen  la  saisit  a  plein 
corps,  la  baisa  tendrement,  l'appuya  sur  son  cœur  :  — Ici,  tu  se- 
ras toujours  aimée  sans  être  jugée,  lui  dit-elle. 

—  Mésanges!  dit  Goriot  d'une  voix  faible,  pourquoi  votre 
union  est-elle  due  au  malheur? 

■ — •  Pour  sauver  la  vie  de  Maxime  ,  enfin  tout  mon  bonheur,  re- 
prit la  comtesse  encouragée  par  ces  témoignages  d'une  tendresse 
chaude  et  palpitante,  j'ai  porté  chez  cet  usurier  que  vous  connais- 
sez, un  homme  fabriqué  par  l'enfer,  que  rien  ne  peut  attendrir,  ce 
monsieur  Gobseck,  les  diamans  de  famille  auxquels  tient  tant 
M.  de  Restaud ,  les  siens,  les  miens ,  tout,  je  les  ai  vendus.  Ven- 
dus! comprenez-vous?  Il  a  été  sauvé!  Mais,  moi,  je  suis  morte. 
M.  de  Restaud  l'a  su. 

—  Par  qui?  comment?  Que  je  les  tue  !  cria  le  père  Goriot. 

—  Hier,  il  m'a  fait  appeler  dans  sa  chambre.  J'y  suis  allée. 
«  —  Anastasie  ,  m'a-t-il  d'une  voix...  (oh!  sa  voix  a  suffi  ,  j'ai 
tout  deviné.  )  où  sont  vos  diamans?  »  — Chez  moi.  —  «  Non, 
m'a-t-il  dit  en  me  regardant,  ils  sont  la,  sur  ma  commode.  »  Et  il 
m'a  montré  lécrin  qu'il  avait  couvert  de  son  mouchoir.  —  «  Vous 
savez  d'oii  ils  \'iennent  ?  »  m'a-t-il  dit.  Je  suis  tombée  a  ses 
genoux,  j'ai  pleuré,  je  lui  ai  demandé  de  quelle  mort  il  voulait 
me  voir  mourir. 

—  Tu  as  dit  cela!  s'écria  Goriot.  Par  le  sacré  nom  de  Dieu 
celui  qui  vous  fera  mal  à  l'une  ou  a  l'autre,  tant  que  je  serai  vi- 
vant, peut  être  sûr  que  je  le  brûlerai  à  petit  feu!  Oui,  je  le  dé- 
chi quêterai  comme... 

Le  père  Goriot  se  tut ,  les  mots  expiraient  dans  sa  gorge. 

—  Enfin,  ma  chère,  il  m'a  demandé  quelque  chose  de  plus  dif- 
ficile a  faire  que  de  mourir.  Le  ciel  présent  toute  femme  d'en- 
tendre ce  que  j'ai  entendu  ! 

TOME    XIV.        SLPPLÉMKNT.  ) 


,^  REVUK    DE    PARIS. 

J'assassinerai  cet  homme,  dit  le  père  Goriot  tranquillement. 

Mais  il  n'a  qu'une  vie,  et  m'en  doit  deux.  Enfin,  quoi?  reprit-il 
€n  regardant  Anastasie. 

Hé  bien ,  dit  la  comtesse  en  continuant ,  après  une  pause  il 

m'a  regardée  :  «  — Anastasie,  m'a-t-il  dit,  j'ensevelis  tont  dans  le 
silence,  nons  resterons  ensemble,  parce  qne  nous  avons  des  en- 
fans.  Je  ne  tuerai  pas  M.  de  Trailles,  parce  qu'en  duel  je  pourrais 
le  manquer,  et  que  ponr  m'en  défaire  autrement,  je  pourrais  me 
heurter  contre  la  justice  humaine.  Le  tuer  dans  vos  bras ,  ce 
serait  déshonorer  les  enfans.  Mais  pour  ne  voir  périr  ni  vos  en- 
fans,  ni  leur  père,  ni  moi,  je  vous  impose  deux  conditions.  Ré- 
pondez :  Ai-je  un  enfanta  moi?»  J'ai  dit  oui.  —  «  Lequel?  » 
a-t-il demandé. — Ernest,  l'aîné. —  «Bien,  a-t-il  dit.  Maintenant 
jurez-moi  de  m'obéir  désormais  sur  un  seul  point.  »  J'ai  juré.  — 
Vous  signerez  la  vente  de  vos  biens,  quand  je  vous  le  demanderai. 

Ne  signe  pas,  cria  le  père  Goriot!  Ne  signe  jamais  cela.  Ah  î 

ah  !  monsieur  de  Restaud ,  vous  ne  savez  pas  ce  que  c'est  que  de 
rendre  une  femme  heureuse,  elle  va  chercher  le  bonheur  la  où  il 
est  et  vous  la  punissez  de  votre  niaise  impuissance  !  Je  suis  la^ 
moi!  halte-la!  il  me  trouvera  dans  sa  route.  Nasie,  sois  en  repos. 
Ah ,  il  tient  a  son  héritier  !  bon,  bon.  Je  lui  empoignerai  son  fils , 
qui,  sacré  tonnerre!  est  mon  petit-fils;  je  puis  bien  le  voir,  ce 
marmot?  Je  le  mets  dans  mon  village,  j'en  aurai  soin,  sois  bien 
tranquille!  Alors  je  le  ferai  capituler ,  ce  monstre-la!  en  lui  di- 
sant : A  nous  deux!  Si  tu  veux  avoir  ton  fils,  rends. a  ma  fille 

son  bien ,  et  laisse-la  se  conduire  a  sa  guise. 

—  Mon  père  ! 

Oui ,  ton  père  !  Ah  !  je  suis  un  vrai  père  !  Que  ce  drôle  de 

o^rand  seigneur  ne  maltraite  pas  mes  filles  !  Tonnerre  !  je  ne  sais  pas 
ce  que  j'ai  dans  les  veines.  J'y  ai  le  sang  d'un  tigre,  je  vou- 
drais dévorer  ces  deux  hommes.  O  mes  enfans!  voilà  donc  votre 
vie!  C'est  ma  mort.  Que  deviendrez-vous  donc  quand  je  ne  serai 
plus  la?  Les  pères  devraient  vivre  autant  que  leurs  enfans.  Mon 
Dieu  ,  comme  ton  monde  est  mal  arrajigé  !  Et  tu  as  un  fils  cepen- 
dant, a  ce  qu'on  nous  dit!...   Tu  devrais   nous  empêcher   de 


UEVUE     DE    PARIS.  HJ 

souffrir  dans  nos  enfans.  Mes  chers  anges,  quoi  !  ce  n'est  qu'à  vos 

douleurs  que  je  dois  votre  présence  !  Vous  ne  me  faites  connaître 
que  vos  lannes.  Hé  bien!  oui,  vous  m'aimez,  je  le  vois!  Venez, 
venez  vous  plaindre  ici  ?  mon  cœur  est  grand  !  il  peut  tout  recevoir. 
Oui,  vous  aurez  beau  le  percer,  les  lambeaux  feront  encore  des 
ccem's  de  père  !  Je  voudrais  prendre  vos  peines,  souffrir  pour  vous. 
Ah  !  quand  vous  étiez  petites ,  vous  étiez  heureuses . . . 

—  Nous  n'avons  eu  que  ce  temps-la  de  bon  !  dit  Delphine.  Où 
sont  les  momens  où  nous  dégringolions  du  haut  des  sacs  dans  le 
grand  grenier  ! 

— 'Mon  père!  ce  n'est  pas  tout,  dit  Anastasie  Ja  l'oreille  de 
M.  Goriot  qui  fit  un  bond.  Les  diamans  n'ont  pas  été  vendus 
cent  mille  francs.  ^Maxime  est  poursuivi.  Nous  n'avons  plus  que 
douze  mille  francs  a  payer.  Il  m'a  promis  d'être  sage ,  de  ne  plus 
jouer,  n  ne  me  reste  au  monde  que  son  amour,  et  je  l'ai  payé 
trop  cher,  pour  ne  pas  mourir  sil  m'échappait.  Je  lui  ai  sacrifié 
fortune,  honueiu',  repos,  enfans.  Oh!  faites  qu'au  moios  Maxime 
soit  libre,  honoré  ;  qu'il  puisse  demeurer  dans  le  monde  où  il  saura 
se  faire  une  position.  Maintenant,  il  ne  me  doit  pas  que  le  bon- 
heur, nous  avons  des  enfans  qui  seraient  sans  fortune.  Tout  sera 
perdu ,  s'il  est  mis  a  Sainte-Pélagie. 

—  Je  ne  les  ai  pas,  Nasie.  Plus,  plus,  plus  rien!  plus  rien! 
C'est  la  fin  du  monde!  Où,  le  monde  va  crouler,  c'est  sûr.  Ha,  j'ai 
encore  mes  boucles  d'argent,  six  couverts,  les  premiers  que  j'aie 
eus  dans  ma  vie  !  Enfin ,  je  n'ai  plus  que  douze  cents  francs  de 
rentes  viagères... 

—  Qu'avez- vous  donc  fait  de  vos  rentes  perpétuelles? 

—  Je  les  ai  vendues ,  en  me  réservant  ce  petit  bout  de  revenu 
pour  mes  besoins.  lime  fallait  douze  mille  fraucs  pour  arranger 
un  appartement  a  Fifine. 

—  Chez  toi,  Delphine?  dit  madame  de  Restaud  a  sa  sœur. 

—  Oh!  qu'est-ce  que  cela  fait,  reprit  le  père  Goriot,  puisque 
les  douze  mille  francs  sont  employés  ? 

—  Je  devine!  dit  la  comtesse.  Pour  M.  de  Rastignac!  Ha,  ma 
pauvre  Delphine,  arréte-toi  ;  vois  où  j'en  suis  ! 

2. 


20  REVUK     DK     PAULS. 

—  Ma  chère  ,  M,  de  Rastignac  est  un  jeune  homme  incapable 
Je  ruiner  sa  maîtresse. 

—  Merci ,  Delphine  !  Dans  la  crise  oii  je  me  trouve ,  j'attendais 
mieux  de  toi  ;  mais  tu  ne  m'as  jamais  aimée. 

—  Si ,  elle  t'aime ,  Nasie  !  cria  le  père  Goriot ,  elle  me  le  disait 
tout  h  l'heure.  Nous  parlions  de  loi,  elle  me  soutenait  que  tu  étais 
belle  et  qu'elle  n'était  que  jolie ,  elle  ! 

—  Elle  !  répéta  la  comtesse.  Elle  est  d'un  beau  froid. 

—  Quand  cela  serait ,  dit  Delphine  en  rougissant,  comment  t'es- 
tu  comportée  envers  moi?  Tu  m'as  reniée,  tu  m'as  fait  fermer  les 
portes  de  toutes  les  maisons  où  je  souhaitais  aller  ;  enfin ,  tu  n'as 
jamais  manqué  la  moindre  occasion  de  me  causer  de  la  peine  !  Et 
moi,  suis-je  venue ,  comme  toi,  soutirer  a  ce  pauvre  père,  mille 
francs  h  mille  francs,  sa  fortune ,  et  le  réduire  dans  l'état  où  il  est? 
Voila  ton  ouvrage,  ma  sœur!  Moi,  j'ai  vu  mon  père  tant  que  j'ai 
pu,  je  ne  l'ai  pas  mis  a  la  porte,  et  ne  suis  pas  venue  lui  lécher 
les  mains  quand  j'avais  besoin  de  lui.  Je  ne  savais  seulement  pas 
qu'il  eût  employé  ses  douze  mille  francs  pour  moi.  J'ai  de  l'ordre, 
moi!  tu  le  sais.  D'ailleurs  quand  papa  m'a  fait  des  cadeaux,  je 
uç  les  ai  jamais  quêtes. 

— Tu  étais  plus  heureuse  que  moi  !  M,  de  Marsay  était  riche, 
tu  en  sais  quelque  chose.  Tu  as  toujours  été  vilaine  comme  l'or, 
intéressée.  Adieu,  je  n'ai  ni  sœur,  ni... 

— 'Tais-toi,  Nasie!  cria  le  père  Goriot. 

—  Il  n'y  a  qu'une  sœur  comme  toi  qui  puisse  répéter  ce  que  le 
monde  ne  croit  plus  !  Tu  es  un  monstre!  lui  dit  Delphine. 

—  Mes  enfans,  mes  enfans,  taisez- vous,  ou  je  me  tue  devant 
vous. 

—  Va ,  Nasie ,  je  te  pardonne  !  dit  madame  de  Nucingen  en 
continuant ,  tu  es  malheureuse.  Mais  je  suis  meilleure  que  tu  ne 
l'es.  Me  dire  cela  au  moment  où  je  me  sentais  capable  de  tout 
pour  te  secourir,  même  d'entrer  dans  la  chambre  de  mon  mari, 
ce  que  je  ne  ferais  ni  pour  moi,  ni  pour...  Ceci  est  digne  de  tout 
ce  que  tu  as  commis  de  mal  contre  moi  depuis  neuf  ans! 


REVUE    DE    PARIS.  21 

—  Mes  eiifans ,  mes  enfaiis ,  embrassez-vous  !  dit  le  père.  Vous 
êtes  deux  anges. 

—  Non,  laissez-moi,  cria  la  comtesse  que  M.  Goriot  avait  prise 
parle  bras  et  qui  secoua  l'embrassement  de  son  père.  Elle  a  moins 
de  pitié  pour  moi  que  n'en  aurait  mon  mari.  Ne  dirait-on  pas 
qu'elle  est  l'image  de  toutes  les  vertus? 

— J'aime  encore  mieux  passer  pour  devoir  de  l'argent  a  M.  de 
Marsay  que  d'avouer  que  M.  de  Trailles  me  coûte  plus  de  deux  cent 
mille  francs,  répondit  madame  de  Nucingen. 

— Delphine  !  cria  la  comtesse  en  faisant  un  pas  vers  elle. 

—  Je  te  dis  la  vérité,  quand  tu  me  calomnies,  répliqua  froi- 
dement la  baronne. 

—  Delphine,  tu  es  une... 

Le  père  Goriot  s'élança ,  retint  la  comtesse  et  l'empêcha  de  par- 
ler en  lui  couvrant  la  bouche  avec  sa  main. 

—  Mon  Dieu  !  mon  père ,  a  quoi  donc  avez-vous  touché  ce  ma- 
tin? lui  dit  Anastasie. 

—  Hé  bien,  oui,  j'ai  tort,  dit  le  pauvre  père  en  s'essuyant  les 
mains  a  son  pantalon.  Mais  je  ne  savais  pas  que  vous  viendriez, 
et  je  déménage. 

Il  était  heureux  de  s'être  attiré  un  reproche  qui  détournait  sur 
lui  la  colère  de  sa  fille. 

— Ha!  reprit- il  en  s'asseyant,  vous  m'avez  fendu  le  cœur.  Je 
me  meurs,  mes  enfans  !  Le  crâne  me  cuit  intérieurement,  comme 
s'il  y  avait  du  feu.  Soyez  donc  gentilles,  aimez-vous  bien!  Vous 
me  feriez  mourir.  Delphine,  Nasie,  allons,  vous  aviez  raison, 
vous  aviez  tort  toutes  les  deux.  Voyons,  Dedel?  reprit-il  en  tour- 
nant sur  la  baronne  des  yeux  pleins  de  larmes,  il  lui  faut  douze 
mille  francs,  cherchons-les.  Ne  vous  regardez  pas  comme  ca. 

Il  se  mit  a  genoux  devant  Delphine. 

—  Demande -lui  pardon  pour  me  faire  plaisir,  lui  dit-il  a 
l'oreille,  elle  est  la  plus  malheureuse,  voyons? 

—  Ma  pauvre  Nasie,  dit  Delphine  épouvantée  de  la  sauvage 
et  folle  expression  que  la  douleur  imprimait  sur  le  visage  de  son 
père,  j'ai  eu  tort,  embrasse-moi... 


22  REVUE    DE    PARIS- 

—  Ah!  VOUS  me  mettez  du  baume  sur  le  cœur  !  cria  le  père  Go- 
riot. Mais  où  trouver  douze  mille  francs?  Si  je  me  proposais  comme 
remplaçant? 

— Ah,  mou  père!  dirent  les  deux  filles  en  l'entourant,  non, 
non. 

—  Dieu  vous  récompensera  de  cette  pensée,  car  notre  vie  n'y 
suffirait  pas,  Nasie,  reprit  Delphine. 

—  Et  puis,  pauvre  père,  ce  serait  une  goutte  d'eau  ,  fit  observer 
la  comtesse  ! 

—  Mais  on  ne  peut  donc  rien  faire  de  son  sang!  cria  le  vieil- 
lard désespéré.  Je  me  voue  a  celui  qui  te  sauvera,  Nasie  !  je  tuerai 
un  homme  pour  lui.  Je  ferai  comme  Vautrin,  j'irai  pour  lui  au 
bagne!  je... 

Il  s'arrêta  comme  s'il  eût  été  foudroyé. 

— Plus  rien!  dit-il  en  s' arrachant  les  cheveux.  Si  je  savais  où 
aller  pour  voler,  mais  il  est  encore  difficile  de  trouver  un  vol  a 
faire.  Et  puis  il  faudrait  du  monde  et  du  temps  pour  prendre  la 
Banque  !  Allons ,  il  faut  mourir ,  je  n'ai  plus  qu'h  mourir.  Oui ,  je 
ne  suis  plus  bon  "a  rien,  je  ne  suis  plus  père!  non.  Elle  me  de- 
mande, elle  a  besoin!  Et  moi,  misérable,  je  n'ai  rien  !  Ha!  tu 
t'es  fait  des  rentes  viagères,  vieux  scélérat  !  et  tu  avais  des  filles  ! 
Mais  tu  ne  les  aimes  donc  pas  !  Crève ,  crève  comme  un  chien  que 
tu  es!  Oui,  je  suis  au-dessous  d'un  chien,  un  chien  ne  se  condui- 
rait pas  ainsi  !  Oh  !  ma  tête ,  elle  bout  ! 

—  Mais,  papa!  crièrent  les  deux  jeunes  filles  qui  l'entouraient 
pour  l'empêcher  de  se  frapper  la  tête  contre  les  murs,  soyez  donc 
raisonnable. 

Il  sanglotait.  Eugène  épouvanté  prit  la  lettre  de  change  sou- 
scrite a  Vautrin,  etdont  le  timbre  comportait  une  plus  haute  somme; 
puis ,  après  en  avoir  corrigé-  le  chiffre ,  en  en  faisant  une  lettre 
de  change  régulière  de  douze  mille  francs  a  l'ordre  de  M.  Goriot, 
il  entra. 

—  Voici  tout  votre  argent,  madame,  dit- il  en  présentant  h 
papier.  Je  donnais;  votre  conversation  m'a  réveillé;  j'ai  pu  savoii 


KEVUE     UK    PAULS. 


A 


ainsi  ce  que  je  devais  a  M.  Goriot.  En  voici  le  litre  que  vous  pou- 
vez négocier,  je  l'acquitterai  fidèlement. 

La  comtesse  immobile  tenait  le  papier. 

— Delphine,  dit-elle,  pâle  et  tremblante  décolère,  de  fureur, 
de  rage ,  je  te  pardonnais  tout ,  Dieu  m'en  est  témoin  ;  mais  ceci  ! 
Comment,  monsieur  était  la!  tu  le  savais!  tu  as  eu  la  petitesse  de 
te  venger  en  me  laissant  lui  livrer  mes  secrets,  ma  vie,  celle  de  mes 
enfans,  ma  honte,  mon  honneur  !  Va,  tu  ne  m'es  plus  de  rien ,  je 
te  hais,  je  te  ferai  tout  le  mal  possible,  je... 

La  colère  lui  coupa  la  parole,  et  son  gosier  se  sécha. 

—  Mais  c'est  mon  fils,  notre  enfant,  ton  frère,  ton  sauveur, 
criait  le  père  Goriot.  Embrasse-le  donc,Nasie!  — Tiens?  moi,  je 
l'embrasse  ,  reprit-il  en  serrant  Eugène  avec  une  sorte  de  fureiu'. 
Oh!  mon  enfant,  je  serai  phis  qu'un  père  pour  toi,  je  venx  être 
une  famille.  Je  voudrais  être  Dieu,  je  te  jetterais  l'univers  aux 
pieds.  Mais  baise-le  donc,  Nasie?  ce  n'est  pas  im  homme,  mais 
un  ange,  un  ange ,  im  vrai  ange  ! 

—  Laissez-la,  mon  père!  elle  est  folle  en  ce  moment,  dit  Del- 
phine. 

—  Folle!  folle!  Et  toi,  qu'es-tu?  demanda  madame  de  Restaud. 

—  Mes  enfans,  je  meurs  si  vous  continuez,  cria  le  vieillard  en 
tombant  sur  son  lit,  comme  frappé  par  une  balle. 

—  Elles  me  tuent!  se  dit-il. 

La  comtesse  regarda  Eugène ,  qui  restait  immobile ,  épouvanté 
de  la  violence  de  cette  scène. 

—  Monsieur,  lui  dit-elle  en  l'interrogeant  du  geste ,  de  la  voix 
et  du  regard ,  sans  faire  attention  a  son  père  dont  Delphine  dé- 
faisait le  gilet. 

—  Madame,  je  paierai,  et  je  me  tairai,  répondit-il  sans  attendj-e 
la  question. 

— Tu  as  tué  notre  père,  Nasie  !  dit  Delphine  en  montrant  a  sa 
sœur  le  vieillard  évanoui. 
La  comtesse  se  sauva. 

—  Je  lui  pardonne  bien,  dit  le  bonhomme  en  ouvrant  les  yeux, 
sa  situation  est  épouvantable,  et  tournerait  une  meilleure  tête.  — 


24  REVUE    DE     PARIS. 

Console  Nasie,  sois  bonne  pour  elle,  promets- le  a  ton  pauvre  père 
qui  se  meurt ,  demanda-t-il  à  Delphine  en  lui  pressant  la  main. 

—  Mais  qu'avez-vous?  dit-elle  effrayée. 

—  Rien,  rien,  répondit  le  père,  ça  se  passera.  J'ai  quelque 
chose  qui  me  presse  le  front,  une  migraine  !  Pauvre  Nasie ,  quelle 
quel  avenir! 

En  ce  moment  la  comtesse  rentra ,  se  jeta  aux  genoux  de  son 
père. 

—  Pardon!  cria-t-elle. 

—  Allons,  dit  le  père  Goriot,  tu  me  fais  encore  plus  de  mal, 
maintenant. 

—  Monsieur,  dit  la  comtesse  a  Rastignac ,  les  yeux  baignés  de 
lannes,  la  douleur  m'a  rendue  injuste.  Vous  serez  un  frère  pour 
moi,  reprit-elle  en  lui  tendant  la  main. 

—  Nasie  ,  lui  dit  Delphine  en  la  serrant,  ma  petite  Nasie ,  ou- 
blions tout. 

—  Non ,  dit-elle ,  je  m'en  souviendrai ,  moi  ! 

—  Les  anges!  s'écria  le  père  Goriot,  vous  m'enlevez  le  rideau 
que  j'avais  sur  les  yeux ,  votre  voix  me  ranime.  Embrassez -vous 
donc  encore. 

—  Hé  bien,  Nasie,  cette  lettre  de  change  te  sauvera-t-elle? 

—  J'espère.  Dites  donc,  papa,  voulez-vous  y  mettre  votre  si- 
gnature ? 

—  Tiens,  c'est  vrai,  j'étais  bête,  moi,  d'oublier  ça!  Mais 
je  me  suis  trouvé  mal ,  Nasie  !  Ne  m'en  veux  pas  !  Envoie- 
moi  dire  que  tu  es  hors  de  peine.  Non,  j'irai.  Mais  non,  je  n'irai 
pas,  je  ne  puis  plus  voir  ton  mari,  je  le  tuerais  net.  Quant  à  déna- 
turer ses  biens,  je  serai  la.  Va,  va  vite,  mon  enfant,  et  fais  que 
M.  Maxime  devienne  sage. 

Eugène  était  stupéfait. 

■ —  Cette  pauvre  Anastasie  a  toujours  été  violente  ,  dit  madame 
de  Nucingen,  mais  elle  a  bon  cœur. 

—  Elle  est  revenue  pour  l'endos  !  dit  Eugène  a  l'oreille  de 
Delphine. 

—  Vous  croyez  ? 


UKVLE    DE    PAHIS.  UD 

—  Je  voudrais  ne  pas  le  croire!  Méfiez-vous  d'elle,  répondit- 
il  en  levant  les  yeux  comme  pour  confier  a  Dieu  des  pensées  qu'il 
n'osait  exprimer. 

—  Oui,  elle  a  toujours  été  un  peu  comédienne,  et  mon  pauvre 
père  se  laisse  prendre  a  ses  mines. 

—  Comment  allez-vous ,  mon  bon  père  Goriot?  demanda  Rasti- 
gnac  au  vieillard. 

—  J'ai  envie  de  dormir,  répondit-il. 

Eugène  aida  M.  Goriot  à  se  coucher.  Puis,  quand  le  bon- 
homme se  fut  endormi ,  en  tenant  la  main  de  Delphine ,  sa  fille 
se  retira. 

—  Ce  soir  aux  Italiens!  dit -elle  a  Eugène,  et  tu  me  diras 
comment  il  va.  Demain,  vous  déménagerez,  monsieur.  Voyons 
votre  chambre? 

—  Oh!  quelle  horreur!  dit-elle  en  y  entrant.  Mais  vous  étiez 
là  plus  mal  que  n'est  mon  père.  Eugène,  tu  t'es  bien  conduit. 
Je  vous  aimerais  davantage  si  c'était  possible  ;  mais,  mon  enfant, 
si  vous  voulez  faire  fortune ,  il  ne  faut  pas  jeter  comme  ça  des 
douze  mille  francs  par  les  fenêtres.  M.  de  Trailles  est  joueur.  Ma 
sœur  ne  veut  pas  voir  ça...  Il  aurait  été  chercher  ses  douze  mille 
francs  la  où  il  sait  perdre  ou  gagner  des  monts  d'or. 

Un  gémissement  les  fit  revenir  chez  M.  Goriot,  qu'ils  trou- 
vèrent en  apparence  endormi  ;  mais  quand  les  deux  amans  appro- 
chèrent, ils  entendirent  ces  mots. 

—  Elles  ne  sont  pas  heureuses  ! 

Qu'il  dormît  ou  qu'il  veillât,  l'accent  de  cette  phrase  frappa  si 
vivement  le  cœur  de  la  fille,  qu'elle  s'approcha  du  grabat  sur  le- 
quel gisait  son  père,  et  le  baisa  au  front.  Il  ouvrit  les  yeux  en  di- 
sant :  —  C'est  Delphine? 

—  Hé  bien ,  comment  vas-tu  ? 

—  Bien ,  dit-il.  Ne  sois  pas  inquiète,  je  vais  sortir.  Allez,  allez, 
mes  enfans,  soyez  heureux. 

Eugène  accompagna  Delphine  jusque  chez  elle;  mais,  inquiet 
de  l'état  dans  lequel  il  avait  laissé  M.  Goriot,  il  refusa  de  dîner 
avec  elle ,  et  revint  à  la  Maison-Vauquer.  II  y  trouva  le  père 


:>.()  REVUE    DE    PAIUS. 

Goriot  debout  et  prêt  a  s'attabler.  Bianchon  s'était  mis  de  ma- 
nière a  bien  examiner  la  figure  du  vermicellier.  Quand  il  lui 
vit  prendre  son  pain  et  le  sentir  pour  juger  de  la  farine  avec  la- 
quelle il  était  fait,  l'étudiant,  ayant  observé  dans  ce  mouvement 
une  absence  totale  de  ce  que  l'on  pourrait  nommer  la  conscience 
de  l'acte ,  fit  un  geste  sinistre. 

—  Viens  donc  près  de  moi,  monsieur  l'interne  a  Cocliin!  dit 
Eugène. 

Bianchon  s'y  transporta  d'autant  plus  volontiers  qu'il  allait  être 
près  du  vieux  pensionnaire. 

—  Qu'a-t-il?  demanda  Rastignac. 

—  A  moins  que  je  ne  me  trompe ,  il  est  flambé  !  Il  a  dû  se  passer 
quelque  chose  d'extraordinaire  en  lui ,  car  il  me  semble  être  sous 
le  poids  d'une  apoplexie  séreuse  imminente.  Quoique  le  bas  de  la 
ligure  soit  assez  calme,  les  traits  supérieurs  du  visage  se  tirent  vers 
le  front,  malgré  lui,  vois?  Puis,  les  yeux  sont  dans  l'état  particulier 
qui  dénote  l'invasion  du  sérum  dans  le  cerveau.  Ne  dirait-on  pas 
qu'ils  sont  pleins  d'une  poussière  fine?  Demain  matin  j'en  saurai 
davantage. 

—  Y  aurait-il  quelque  remède? 

—  Aucun.  Peut-être  pourra-t-on  retarder  sa  mort,  si  l'on  trouve 
les  moyens  de  déterminer  une  réaction  vers  les  extrémités,  vers  les 
jambes;  mais  si  demain  soir  les  symptômes  ne  cessent  pas,  le 
pauvre  bonhomme  est  perdu.  Sais-tu  par  quel  événement  la  ma- 
ladie a  été  causée ,  car  il  a  dû  recevoir  quelque  coup  violent  sous 
lequel  son  moral  aura  succombé. 

—  Oui,  dit  Rastignac  en  se  rappelant  que  les  deux  filles  avaient 
Irappé  sans  relâche  sur  le  cœur  de  leur  père. 

—  Au  moins,  se  disait  Eugène,  Delphine  aime  son  père,  elle! 
Le  soir,  aux  Italiens ,  Rastignac  prit  quelques  précautions  afin 

«le  ne  pas  trop  alarmer  madame  de  Nucingen. 

—  N'ayez  pas  d'inquiétudes ,  répondit-elle  aux  premiers  mots 
que  lui  dit  Eugène,  mon  père  est  fort.  Seulement,  ce  matin,  nous 
l'avons  un  peu  secoué.  Nos  fortunes  sont  en  question!  Songez-vous 
a  l'étendue  de  ce  malheur?  Je  ne  vivrais  pas  si  votre  affection  ne  me 


IlEVUE    DE    PARIS.  ^7 

rendait  pas  insensible  a  ce  que  j'aurais  regardé  naguère  comme 
des  angoisses  mortelles.  Il  n'est  plus  aujourd'hui  qu'une  seule 
crainte,  un  seul  malheur  pour  moi,  c'est  de  perdre  l'amour  qui 
m'a  fait  sentir  le  plaisir  de  vivre.  En  dehors  de  ce  sentiment, 
tout  m'est  indifférent,  je  n'aime  plus  rien  au  monde.  Vous  êtes 
tout  pour  moi.  Si  je  sens  le  bonheur  d'être  riche ^  c'est  pour  mieux 
vous  plaire.  Je  suis,  a  ma  honte,  plus  amante  que  je  ne  suis 
fille.  Pourquoi?  je  ne  sais.  Toute  ma  vie  est  en  vous.  Mon  père 
m'a  donné  un  cœur,  mais  vous  l'avez  fait  battre.  Le  monde 
entier  peut  me  blâmer,  que  m'importe!  si  vous,  qui  n'avez  pas 
le  droit  de  m'en  vouloir,  m'acquittez  des  crimes  auxquels  me 
condamne  un  sentiment  irrésistible.  Me  croyez-vous  une  fille  dé- 
naturée? oh ,  non!  il  est  impossible  de  ne  pas  aimer  un  père  aussi 
bon  que  l'est  le  nôtre.  Pouvais-je  empêcher  qu'il  ne  vît  enfin  les 
suites  naturelles  de  nos  déplorables  mariages?  Pourquoi  ne  les  a- 
t-il  pas  empêchés  ?  N'était-ce  pas  k  lui  de  réfléchir  pour  nous  ?  Au- 
jourd'hui ,  je  le  sais ,  il  souffre  autant  que  nous  ;  mais  que  pou- 
vons-nous y  faire?  Le  consoler  !  nous  ne  le  consolerions  de  rien. 
Notre  résignation  lui  ferait  plus  de  douleur  que  nos  reproches  ou 
nos  plaintes  ne  lui  causeraient  de  mal.  Il  est  des  situations  dans  la 
vie  où  tout  est  amertume. 

Eugène  resta  muet,  saisi  de  tendresse  par  l'expression  naïve 
d'un  sentiment  vrai.  Si  les  Parisiennes  sont  souvent  fausses, 
ivres  de  vanité,  personnelles,  coquettes,  froides,  il  est  sur  que 
quand  elles  aiment  réellement,  elles  sacrifient  plus  de  sentimens 
que  les  autres  femmes  "a  leurs  passions ,  elles  se  grandissent  de 
toutes  leurs  petitesses ,  et  deviennent  sublimes.  Puis  Eugène  était 
frappé  de  l'esprit  profond  et  judicieux  que  la  femme  déploie  pour 
juger  les  sentimens  les  plus  naturels,  quand  une  affection  privilé- 
giée l'en  sépare  et  la  met  a  distance.  Madame  de  Nucingen  se 
choqua  du  silence  que  gardait  Eugène. 

—  A  quoi  pensez-vous  donc?  lui  demanda-t-elle. 
— -J'écoute  encore  ce  que  vous  m'avez  dit.  J'ai  cru  jusqu'ici 
vous  aimer  plus  que  vous  ne  m'aimiez. 

Elle  sourit  et  s'arma  contre  le  plaisir  qu'elle  éprouva,  pourlaisser 


y8  lŒVUE    DE    PARIS. 

la  conversation  dans  les  bornes  imposées  par  les  convenances.  Elle 
n'avait  jamais  entendu  les  expressions  vibrantes  d'un  amour  jeune  et 
sincère,  et,  quelques  mots  de  plus,  elle  ne  se  serait  plus  contenue. 

—  Eugène ,  dit-elle  en  cbangeant  de  conversation ,  vous  ne 
savez  donc  pas  ce  qui  se  passe?  Tout  Paris  sera  demain  chez  ma- 
dame de  Beauséant.  Les  Rochegude  et  M.  d'Ajuda  se  sont  entendus 
pour  ne  rien  ébruiter  ;  mais  le  roi  signe  demain  le  contrat  de  ma- 
riage ,  et  votre  pauvre  cousine  ne  sait  rien  encore.  Elle  ne  pourra 
pas  se  dispenser  de  recevoir,  et  M.  d'Ajuda  ne  sera  pas  a  son 
bal.  On  ne  s'entretient  que  de  cette  aventure. 

—  Et  le  monde  se  rit  d'une  infamie  !  et  il  y  trempe  !  Vous  ne  sa- 
vez donc  pas  que  madame  de  Beauséant  eu  mourra  ? 

—  Non  ,  dit  Delphine  en  souriant,  vous  ne  connaissez  pas  ces 
sortes  de  femmes-lk.  Mais  tout  Paris  viendra  chez  elle,  et  j'y 
serai  !  Je  vous  dois  ce  bonheur-là  pourtant. 

—  Mais,  dit  Rastignac,  n'est-ce  pas  un  de  ces  bruits  absurdes 
comme  on  en  fait  tant  courir  à  Paris? 

—  Nous  saurons  la  vérité  demain. 

Eugène  ne  rentra  pas  a  la  Maison-Vauquer.  Il  ne  put  se  ré- 
soudre à  ne  pas  jouir  de  son  nouvel  appartement.  Si,  la  veille ,  il 
avait  été  forcé  de  quitter  Delphine  a  une  heure  après  minuit,  ce  fut 
Delphine  qui  le  quitta  vers  deux  heures  pour  retourner  chez  elle. 
Il  dormit  le  lendemain  assez  tard ,  attendit  vers  midi  madame  de 
Nucingen  qui  vint  déjeuner  avec  lui.  Les  jeunes  gens  sont  si 
avides  de  ces  jolis  bonheurs,  qu'il  avait  presque  oublié  le  père  Go- 
riot. Ce  fut  urie  longue  fête  pour  lui  que  de  s'habituer  a  chacune 
des  élégantes  choses  qui  lui  appartenaient.  Madame  de  Nucingen 
était  Ta,  donnant  a  tout  un  nouveau  prix.  Cependant,  vers  quatre 
heures ,  les  deux  amans  pensèrent  au  père  Goriot  en  songeant  au 
bonheur  qu'il  se  promettait  a  venir  demeurer  dans  cette  maison. 
Eugène  fit  observer  qu'il  était  nécessaire  d'y  transporter  promple- 
mentle  bonhomme,  s'il  devait  être  malade;  et  quitta  Delphine 
pour  courir  à  la  Maison-Vauquer.  Ni  le  père  Goriot,  ni  Biaiichou 
n'étaient  "a  table. 

—  Hé  bien  !  lui  dit  le  peintre,  le  père  Goiioi  est  éclopc.  Bian- 


REVUE     DE     PARIS.  VC) 

chon  est  Ta-haut  près  de  lui.  Le  bonhomme  a  vu  l'une  de  ses  filles , 
la  comtesse  de  Restaurama.  Puis  il  a  voulu  sortir,  et  sa  maladie  a 
empiré.  La  société  va  être  privée  d'un  de  ses  plus  beaux  ornemens. 

Rastignac  s'élança  vers  l'escalier. 

— Hé ,  monsieur  Eugène  ! 

—  Monsieur  Eugène!  madame  vous  appelle,  cria  Sylvie. 

—  Monsieur,  lui  dit  la  veuve,  monsieur  Goriot  et  vous  ,  vous 
deviez  sortir  le  quinze  février.  Voici  trois  jours  que  le  quinze  est 
passé,  nous  sommes  au  dix-buit,  il  faudra  me  payer  un  mois  pour 
vous  et  pour  lui  ;  mais,  si  vous  voulez  garantir  M.  Goriot,  votre 
parole  me  suffira. 

—  Pourquoi?  N'avez-vous  pas  confiance? 

—  Confiance!  Si  le  bonbomme  n'avait  plus  sa  tête  et  mourait, 
ses  filles  ne  me  donneraient  pas  un  liard ,  et  toute  sa  défroque  ne 
vaut  pas  dix  francs.  Il  a  emporté  ce  matin  ses  derniers  couverts, 
je  ne  sais  pourquoi.  Il  s'était  mis  en  jeune  bomme.  Dieu  me 
pardonne,  je  crois  qu'il  avait  du  rouge,  il  m'a  paru  rajeuni. 

—  Je  réponds  de  tout ,  dit  Eugène  en  frissonnant  d'horreur,  et 
appréhendant  une  catastrophe. 

Il  monta  chez  le  père  Goriot.  Le  vieillard  gisait  sur  son  lit, 
et  Bianchon  était  auprès  de  lui» 

—  Bonjour  ,  père,  lui  dit  Eugène. 

Le  bonhomme  lui  sourit  doucement ,  et  répondit  en  tournant 
vers  lui  des  yeux  glauques  :  —  Comment  va-t-elle? 

—  Bien.  Et  vous? 

—  Pas  mal. 

—  Ne  le  fatigue  pas ,  dit  Bianchon  en  entraînant  Eugène  dans 
un  coin  de  la  chambre. 

—  Hé  bien  !  lui  dit  Rastignac. 

—  Il  ne  peut  être  sauvé  que  par  un  miracle  I  La  congestion  sé- 
reuse a  eu  lieu;  il  a  les  sinapismes;  heureusement  il  les  sent;  ils 
agissent. 

—  Peut-on  le  transporter? 

— .  Impossible.  Il  faut  le  laisser  la,  lui  éviter  tout  mouvement 
physique  et  toute  émotion... 


[\o  liEVUE    DE    PAKIS. 

—  Mon  bon  Bianclion ,  dit  Eugène ,  nous  le  soignerons  a  nous 
deux. 

—  J'ai  déjà  fait  venir  le  médecin  en  chef  de  mon  hôpital. 

—  Hé  bien  ? 

—  Il  prononcera  demain  soir.  Il  m'a  promis  de  venir  après  sa 
journée.  Malheureusement  ce  fichu  bonhomme  a  commis  ce  matin 
nne  imprudence  svu'  laquelle  il  ne  veut  pas  s'expliquer.  Il  est  entêté 
comme  une  mule.  Quand  je  lui  parle,  il  fait  semblant  de  ne  pas  en- 
tendre, et  dort  pour  ne  pas  me  répondre;  on  bien  il  se  met  a  geindre, 
s'il  a  les  yeux  ouverts.  Il  est  sorti  vers  le  matin,  il  a  été  "a  pied  dans 
Paris,  on  ne  sait  pas  où.  Il  a  emporté  tout  ce  qu'il  possédait  de 
vaillant,  il  a  été  faire  quelque  sacré  trafic  pour  lequel  il  a  outrepassé 
ses  forces  !  Une  de  ses  filles  est  venue. 

—  La  comtesse?  dit  Eugène.  Une  grande  brune,  l'œil  vif 
et  bien  coupé,  joli  pied,  taille  souple? 

—  Oui. 

—  Laisse-moi  seul  un  moment  avec  lui,  dit  Rastignac.  Je  vais 
le  confesser,  il  me  dira  tout,  a  moi. 

—  Je  vais  aller  dîner  pendant  ce  temps-la.  Seulement  tâche  de 
ne  pas  trop  l'agiter,  nous  ayons  encore  quelque  espoir. 

—  Sois  tranquille. 

—  Elles  s^ amuseront  bien  demain!  dit  le  père  Goriot  a  Eugène 
quand  ils  furent  seuls.  Elles  vont  a  un  grand  bal  ! 

—  Qu'avez-vous  donc  fait  ce  matin,  papa,  pour  être  si  souf- 
frant ce  soir  qu'il  vous  faille  rester  au  lit? 

—  Rien. 

—  Anastasie  est  venue?  demanda  Rastignac. 

—  Oui,  répondit  le  père  Goriot. 

—  Hé  bien  !  ne  me  cachez  rien.  Que  vous  a-t-elle  donc  encore 
demandé  ? 

—  Ah!  reprit-il  en  rassemblant  ses  forces  pour  parler,  elle  était 
bien  malheureuse,  allez,  mon  enfant!  Nasie  n'a  pas  un  sou  depuis 
l'affaire  des  diamans.  Elle  avait  commandé,  pour  ce  bal,  une 
robe  lamée  d'or  qui  doit  lui  aller  comme  un  bijou.  Sa  couturière, 
nne  infâme,  n'a  pas  voidu  lui  faire  crédit,  et  sa  femme  de  chambre  a 


REVUE    DE     PAIUS. 


:u 


payé  mille  francs  en  a-compte  sur  la  toilette.  Pauvre  Nasie,  en  être 
venue  la!  Ça  m'a  déchiré  le  cœur.  ^lais  la  femme  de  chambre, 
voyant  monsieur  de  Restaud  retirer  toute  sa  confiance  a  Nasie ,  a 
eu  peur  de  perdre  son  argent,  et  s'entend  avec  la  couturière  pour 
ne  livrer  la  robe  que  si  les  mille  francs  sont  rendus.  Le  bal  est 
demain,  la  robe  est  prête,  Nasie  est  au  désespoir,  comprenez-vous? 
elle  a  voulu  m'emprunter  m.es  couverts  pour  les  engager.  Elle  est 
dans  l'enfer.  Son  mari  veut  qu'elle  aille  a  ce  bal  pour  montrer 
a  tout  Paris  les  diamans  qu'on  prétend  vendus  par  elle.  Peut-elle 
dire  a  ce  monstre  :  «  —  Je  dois  mille  francs,  payez-les  ?  »  Non. 
J'ai  compris  ça  !  Sa  sœur  Delphine  ira  Ta  dans  une  toilette  su- 
perbe, Anastasie  ne  doit  pas  être  au-dessous  de  sa  cadette.  Et 
puis  elle  est  si  noyée  de  larmes,  ma  pauvre  fille  !  J'ai  été  si  humilié 
de  n'avoir  pas  eu  douze  mille  francs  hier,  que  j'aurais  donné  le  reste 
de  ma  misérable  vie  pour  racheter  ce  tort-la.  Voyez-vous,  j'avais 
eu  la  force  de  tout  supporter;  mais  mon  dernier  manque  d'argent  m'a 
crevé  le  cœur.  Oh ,  oh  !  je  n'en  ai  fait  ni  un  ni  deux,  je  me  suis  rafis- 
tolé, requinqué  ;  j'ai  vendu  pour  six  cents  francs  de  couverts  et  de 
boucles ,  puis  j'ai  engagé,  pour  un  an,  mon  titre  de  rente  viagère 
contre  quatre  cents  francs  une  fois  payés  ,  au  papa  Gobseck.  Bah! 
je  mangerai  du  pain  !  ça  me  suffisait  quand  j'étais  jeune,  ça  peut  en- 
core aller.  Au  moins  elle  aura  une  belle  soirée,  ma  Nasie.  Elle  sera 
pimpante,  j'ai  le  billet  de  mille  francs  la  sous  mon  chevet.  Ça 
me  réchauffe  d'avoir  la  sous  la  tête  ce  qui  va  faire  plaisir  a  la  pauvre 
Nasie.  Elle  pourra  mettre  sa  mauvaise  Victoire  a  la  porte.  A-t-on 
vu  cela?  des  domestiques  ne  pas  avoir  confiance  en  leurs  maîtres  ! 
Demain  je  serai  bien,  Nasie  vient  a  dix  heures.  Je  ne  veux  pas 
qu'elles  me  croient  malade,  elles  niraient  point  au  bal,  elles  me 
soigneraient.  Nasie  m'embrassera  demain  comme  son  enfant,  ses 
caresses  me  guériront.  Enfin,  n'aurais-je  pas  dépensé  mille  francs 
chez  l'apothicaire,  j'aime  mieux  les  donner  a  mon  Guéris-Tout, 
a  ma  Nasie  !  Je  la  consolerai  dans  sa  misère ,  au  moins  !  Ça  m'ac- 
quitte du  tort  de  m' être  fait  du  viager.  Elle  est  au  fond  de  l'abîme, 
et  moi  je  ne  suis  plus  assez  fort  pour  l'en  tirer.  Oh  !  je  vais  me 
remettre  au  commerce.  J'irai  "a  Odessa  pour  y  acheter  du  grain. 


9,J  REVUE    DE    PARIS. 

Les  blés  valent  Ta  trois  fois  moins  que  les  nôtres  ne  coûtent.  Si 
rintroduction  des  céréales  est  défendue  en  nature,  les  braves 
gens  qui  font  les  lois  n'ont  pas  songé  a  prohiber  les  fabrications 
dont  les  blés  sont  le  principe.  Hé,  he!...  J'ai  trouvé  cela,  moi, 
ce  matin  !  Il  y  a  de  beaux  coups  a  faire  dans  les  amidons. 

—  Il  est  fou,  se  dit  Eugène  en  regardant  le  vieillard.  Allons, 
restez  en  repos,  ne  parlez  pas... 

Eugène  descendit  pour  dîner  quand  Bianchon  remonta,  puis  tous 
'deux  passèrent  la  nuit,  occupés,  l'un  a  lire  ses  livres  de  médecine, 
l'autre  a  écrire  a  sa  mère  et  a  ses  sœurs. 

Le  lendemain ,  les  symptômes  qui  se  déclarèrent  chez  le  malade 
furent,  suivant  Bianchon ,  d'un  favorable  augure;  mais  ils  exi- 
gèrent des  soins  continuels  dont  les  deux  étudians  étaient  seuls 
capables ,  et  dans  le  récit  desquels  il  est  impossible  de  compro- 
mettre la  pudibonde  phraséologie  de  l'époque.  Les  sangsues  mises 
sur  le  corps  appauvri  du  bonhomme  furent  accompagnées  de  ca- 
taplasmes ,  de  bains  de  pieds ,  de  manœuvres  médicales  pour  les- 
quelles il  fallait  d'ailleurs  la  force  et  le  dévouement  de  deux  jeunes 
gens.  Madame  de  Restaud  ne  vint  pas ,  elle  envoya  chercher  sa 
somme  par  un  commissionnaire. 

—  Je  croyais  qu'elle  serait  venue,  elle-même.  Mais  ce  n'est 
pas  un  mal,  elle  se  serait  inquiétée,  dit  le  père  en  paraissant 
heureux  de  cette  circonstance. 

A  sept  heures  du  soir,  Thérèse  vint  apporter  a  Eugène  une  lettre 
de  Delphine. 

«  Que  faites-vous  donc,  mon  ami  ?  A  peine  aimée,  serais-je  déjà 
négligée?  Vous  m'avez  montré,  dans  ces  confidences  versées  de 
cœur  a  cœur,  une  trop  belle  ame  pour  n'être  pas  de  ceux  qui  res- 
tent toujours  fidèles  en  voyant  combien  les  sentiraens  ont  de  nuan- 
ces. Comme  vous  l'avez  dit  en  écoutant  la  prière  de  Mosè  :  «  Aux 
uns ,  c'est  une  même  note ,  aux  autres ,  c'est  l'infini  de  la  musi- 
que !  »  Songez  que  je  vous  attends  ce  soir  pour  aller  au  bal  de 
madame  de  Beauséant.  Décidément  le  contrat  de  M.  d'Ajuda  s'est 
signé  ce  matin  "a  la  cour,  et  la  pauvre  vicomtesse  ne  l'a  su  qu'à 


REVUE    DE    PARIS.  33 

deux  heures.  Tout  Paris  va  se  porter  chez  elle,  comme  le  peuple 
encombre  la  Grève  quand  il  doit  y  avoir  une  exécution.  N'est-ce 
pas  horrible  d'aller  voir  si  cette  femme  cachera  sa  douleur, 
si  elle  saura  bien  mourir!  Je  n'irais  certes  pas,  mon  ami,  si 
j'avais  été  déjà  chez  elle  ;  mais  elle  ne  recevra  plus  sans  doute, 
et  tous  les  efforts  que  j'ai  faits  seraient  superflus.  Ma  situation 
est  bien  différente  de  celle  des  autres.  D'ailleurs ,  j'y  vais  pour 
vous  aussi.  Je  vous  attends.  Si  vous  n'étiez  pas  près  de  moi  dans 
deux  heures,  je  ne  sais  si  je  vous  pardonnerais  cette  félonie.  » 

Rastignac  prit  une  plume  et  répondit  ainsi. 

«  J'attends  un  médecin  pour  savoir  si  votre  père  doit  vivre  en- 
core. Il  est  mourant,  j'irai  vous  porter  l'arrêt,  et  j'ai  peur  que 
ce  ne  soit  un  arrêt  de  mort.  Vous  verrez  si  vous  pouvez  aller  au 
bal.  Mille  tendresses.  » 

Le  médecin  vint  a  huit  heures  et  demie ,  et ,  sans  donner  un 
avis  favorable ,  il  ne  pensa  pas  que  la  mort  dût  être  imminente. 
Il  annonça  des  mieux  et  des  rechutes  alternatives  d'où  dépen- 
draient la  vie  et  la  raison  du  bonhomme. 

—  Il  vaudrait  mieux  qu'il  mourût  promptement,  fut  le  dernier 
mot  du  docteur. 

Eugène  confia  le  père  Goriot  aux  soins  de  Bianchon,  et  partit 
pour  aller  porter  k  madame  de  Nucingen  les  tristes  nouvelles  qui, 
dans  son  esprit  encore  imbu  des  devoirs  de  famille,  devaient  sus- 
pendre toute  joie. 

—  Dites-lui  qu'elle  s'amuse  tout  de  même,  lui  cria  le  père  Go- 
riot qui  paraissait  assoupi ,  mais  qid  se  dressa  sur  son  séant  au  mo- 
ment où  Rastignac  sortit. 

Le  jeune  homme  se  présenta  navré  de  douleur  a  Delphine ,  et 
la  trouva  coiffée,  chaussée,  n'ayant  plus  que  sa  robe  de  bal  a 
mettre.  Mais,  semblables  aux  coups  de  pinceau  par  lesquels  les 
peintres  achèvent  leurs  tableaux,  les  derniers  apprêts  voulaient 
plus  de  temps  que  n'en  demandait  le  fond  même  de  la  toile. 

—  Hé  quoi,  vous  n'êtes  pas  habillé?  dit-elle. 

—  Mais,  madame,  votre  père.... 

—  Encore  mon  père  !   s'écria-t-elle   en  l'interrompant  ;   mais , 

TOME    XIV.       FÉVRIER.  3 


34  REVUE    DE    PARIS. 

VOUS  ne  m'apprendrez  pas  ce  que  je  dois  a  mon  père.  Je  connais 
mon  père  depuis  long-temps  !  Pas  un  mot ,  Eugène.  Je  ne  vous 
écouterai  que  quand  vous  aurez  fait  votre  toilette.  Thérèse  a  tout 
préparé  chez  vous;  ma  voiture  est  prête,  prenez-la,  revenez. 
Nous  causerons  de  mon  père  en  allant  au  bal.  Il  faut  partir  de 
Lonne  heure;  car  si  nous  sommes  pris  dans  la  file  des  voitures, 
nous  serons  bien  heureux  de  faire  notre  entrée  a  onze  heures 

—  Madame 

—  Allez!  pas  un  mot. 

Elle  courut  dans  son  boudoir  pour  y  prendre  un  collier. 

—  Mais,  allez  donc,  monsieur  Eugène,  vous  fâcherez  ma- 
dame ,  dit  Thérèse  en  poussant  le  jeune  homme  épouvanté  de  cet 
élégant  parricide. 

Il  alla  s'habiller  en  faisant  les  plus  tristes,  les  plus  découra- 
geantes réflexions.  Il  voyait  la  société  comme  un  océan  de  boue  dans 
lequel  un  homme  se  plongeait  jusqu'au  cou  s'il  y  trempait  le  pied. 

—  Il  ne  s'y  commet  que  des  crimes  mesquins  !  se  dit-il.  Vautrin 
est  plus  grand. 

Sa  pensée  le  reporta  dans  le  sein  de  sa  famille  :  il  se  souvint  des 
pures  émotions  de  cette  vie  calme  ;  il  se  rappela  les  jours  passés  au 
milieu  des  êtres  dont  il  était  chéri ,  et  qui ,  en  se  conformant  aux 
lois  naturelles  du  foyer  domestique,  y  trouvaient  un  bonheur 
plein,  continu,  sans  angoisses.  Il  avait  vu  les  trois  grandes  ex- 
pressions de  la  société  :  l'Obéissance,  la  Lutte  et  la  Révolte; 
la  Famille,  le  Monde  et  Vautrin.  Malgré  ses  bonnes  pensées,  il 
ne  se  sentit  pas  le  courage  de  venir  confesser  la  foi  des  âmes 
pures  a  Delphine,  en  lui  ordonnant  la  Vertu  au  nom  de  l'Amour. 
Déjà  son  éducation  commencée  avait  porté  ses  fruits.  Il  aimait 
égoïstement  déjà.  Son  tact  lui  avait  peiinis  de  reconnaître  la 
nature  du  cœur  de  Delphine.  Il  pressentait  qu'elle  était  capable 
de  marcher  sur  le  corps  de  son  père  pour  aller  au  bal,  et  il 
n'avait  ni  la  force  de  jouer  le  rôle  d'un  raisonneur,  ni  le  cou- 
rage de  hii  déplaire,  ni  la  vertu  de  la  quitter. 

—  Elle  ne  me  pardonnerait  jamais  d  avoir  eu  raison  contre  elle 
dans  cette  circonstance,  se  dit-il. 


REVUK     DE    PARIS. 


Puis  il  commenta  les  paroles  des  médecins ,  il  se  plut  à  penser 
que  le  père  Goriot  n'était  pas  aussi  dangereusement  malade  qu'il 
le  croyait  ;  enfin ,  il  entassa  des  raisonnemens  assassins  pour  jus- 
tifier Delphine.  Elle  ne  connaissait  pas  l'état  dans  lequel  était 
son  père.  Le  bonhomme  lui-même  la  renverrait  au  bal,  si  elle 
Fallait  voir.  Souvent  la  loi  sociale,  implacable  dans  sa  formule, 
condamne  Ta  où  le  crime  apparent  est  excusé  par  les  innombra- 
bles modifications  que  la  différence  des  caractères  et  que  la  diver- 
sité de  situations  qui  en  résulte,  introduisent  au  milieu  des  familles. 
Eugène  voulait  se  tromper  lui-même  ;  il  était  prêt  a  faire  à  sa 
maîtresse  le  sacrifice  de  sa  conscience,  car  depuis  deux  jours, 
tout  était  changé  dans  sa  vie.  La  Femme  y  avait  jeté  ses  désordres, 
elle  avait  fait  pâlir  la  famille ,  elle  avait  tout  confisqué  a  son 
profit.  Rastignac  et  Delphine  s'étaient  rencontrés  dans  des  condi- 
tions voulues  pour  éprouver  l'un  et  l'autre  les  plus  vives  jouis- 
sances. Leur  passion  bien  préparée  avait  grandi  par  ce  qui  tue  le 
désir.  Eugène  s'aperçut  qu'il  n'avait  que  désiré  cette  femme ,  et 
qu'il  ne  l'avait  aimée  qu'au  lendemain  du  bonheur,  car  l'amour 
n'est  peut-être  que  la  reconnaissance  du  plaisir.  Infâme  ou  sublime 
il  aimait  cette  femme  pour  toutes  les  voluptés  qu'il  lui  avait  ap- 
portées en  dot,  et  pour  toutes  celles  qu'il  en  avait  reçues;  de 
même  que  Delphine  aimait  Rastignac  autant  que  Tantale  aurait 
aimé  l'ange  qui  serait  venu  satisfaire  sa  faim,  ou  étancher  la  soif 
de  son  gosier  desséché. 

— Hé  bien!  comment  va  mon  père?  lui  dit  madame  de  Nu- 
cingen  quand  il  fut  de  retour  et  en  costume  de  bal . 

— Extrêmement  mal ,  répondit-il,  et  si  vous  voulez  me  donner 
une  preuve  de  votre  affection,  nous  allons  l'aller  voir. 

—  Hé  bien,  oui  !  dit-elle ,  mais  après  le  bal.  Mon  bon  Eugène, 
sois  gentil;  ne  me  fais  pas  de  morale,  viens! 

Ils  partirent.  Eugène  resta  silencieux  pendant  une  partie  du 
chemin. 

—  Qu'avez-vous  donc?  dit-elle. 

— J'entends  le  râle  de  votre  père,  répondit-il  avec  l'accent  de 
la  fâcherie. 


^■■' 


36  REVUE    DE    PARIS. 

Et  il  se  mit  à  raconter  avec  la  chaleureuse  éloquence  du  jeune 
âge  la  féroce  action  a  laquelle  madame  de  Restaud  avait  été  pous- 
sée par  la  vanité ,  la  crise  mortelle  que  le  dernier  dévouement  du 
père  avait  déterminée,  et  ce  que  coûterait  la  robe  lamée d'Anastasie. 
Delphine  pleurait. 

—  Je  vais  être  laide,  peiisa-t-elle. 
Ses  larmes  se  séchèrent. 

— J'irai  garder  mon  père,  je  ne  quitterai  pas  son  chevet,  re- 
prit-elle. 

—  Ha!  te  voila  comme  je  te  vonlais,  s'écria  Rastignac. 

Les  lanternes  de  'cinq  cents  voitures  éclairairent  les  abords  de 
l'hôtel  de  Beauséant.  De  chaque  côté  de  la  porte  illuminée,  piaf- 
fait un  gendarme.  Le  grand  monde  affluait  si  abondamment,  et 
chacun  mettait  tant  d'empressement  h  voir  une  femme  aussi  grande 
au  moment  de  sa  chute,  que  les  appartemens  situés  au  rez-de-chaus- 
sée de  l'hôtel  étaient  déjà  pleins  quand  madame  de  Nucingen  et 
Rastignac  s'y  présentèrent.  Depuis  le  moment  où  toute  la  cour  se 
rua  chez  la  grande  Mademoiselle  k  qui  Louis  XIV  arrachait  son 
amant,  nul  désastre  de  cœur  ne  fut  plus  éclatant  que  ne  l'était  celui 
de  madame  de  Beauséant.  En  cette  circonstance ,  la  dernière  fille 
de  la  quasi-royale  maison  de  Bourgogne  se  montra  supérieure  h 
son  mal,  et  domina  jusqu'à  son  dernier  moment  le  monde  dont 
elle  méprisait  les  opinions ,  et  dont  elle  n'avait  accepté  les  vanités 
que  pour  les  faire  servir  au  triomphe  de  sa  passion.  Les  plus  belles 
femmes  de  Paris  encombraient  ses  salons  de  fleurs  et  de  toilettes 
gracieuses.  Les  hommes  les  plus  distingués  de  la  cour,  les  ambas- 
sadeurs, les  ministres,  les  illustrations  de  tout  genre,  chamarrés 
de  croix ,  de  plaques ,  de  cordons  multicolores ,  se  pressaient  au- 
tour de  la  vicomtesse.  L'orchestre  faisait  résonner  les  motifs  de 
sa  musique  dans  les  lambris  dorés  de  ce  palais,  désert  pour  elle. 
Madame  de  Beauséant  se  tenait  debout  dans  son  premier  salon 
pour  recevoir  ses  prétendus  amis.  Elle  était  vêtue  de  blanc  et  n'a- 
vait aucun  ornement  dans  ses  cheveux ,  simplement  nattés.  Elle 
semblait  calme,  et  n'affichait  ni  douleur,  ni  fierté,  ni  fausse  joie. 
Personne  ne  pouvait  lire  dans   son  ame.  Cctnit  une  Niobé  de 


REVUE    DE    PARIS.  3"] 

iiiaibrc.  Son  sourire  a  ses  intimes  amis  fut  parfois  railleur  ;  mais 
elle  parut  à  tous  semblable  à  elle-même ,  et  se  montra  si  bien  ce 
(|if  elle  était  quand  le  bonheur  la  parait  de  ses  rayons,  que  les  plus 
insensibles  l'admirèrent ,  comme  les  jeunes  Romaines  applaudis- 
saient le  gladiateur  qui  savait  sourire  en  expirant.  Le  monde  sem- 
blait s'être  paré  pour  faire  ses  adieux  a  l'une  de  ses  souveraines. 
— Je  tremblais  que  vous  ne  vinssiez  pas,  dit-elle  a  Rastignac. 

—  Madame,  répondit -il  d'une  voix  émue  en  prenant  ce  mot 
pour  un  reproche ,  je  suis  venu  pour  rester  le  dernier. 

—  Bien,  dit -elle  en  lui  pressant  la  main,  vous  êtes  le  seul  ici 
peut-être  auquel  je  puisse  me  fier.  Mon  ami,  aimez  une  femme 
que  vous  puissiez  aimer  toujours.  N'en  abandonnez  aucune. 

Elle  prit  le  bras  de  Rastignac  et  le  mena  sur  un  canapé,  dans 
le  salon  où  l'on  jouait. 

—  Allez,  lui  dit-elle,  chez  M.  d'Ajuda.  Jacques,  mon  valet 
de  chambre ,  vous  y  conduira  et  vous  remettra  une  lettre  pour  lui. 
Je  lui  demande  ma  correspondance.  Il  vous  la  remettra  tout  en- 
tière, j'aime  "a  le  croire.  Si  vous  avez  mes  lettres,  montez  dans  ma 
chambre.  On  me  préviendra. 

Elle  se  leva  pour  aller  au-devant  de  la  duchesse  de  Langeais, 
sa  meilleure  amie  qui  venait  aussi.  Rastignac  partit,  fitdemandei- 
M.  d'Ajuda  chez  M.  de  Rochegude  où  il  devait  passer  la  soirée, 
et  où  il  le  trouva.  Le  marqms  l'emmena  chez  lui ,  remit  une  boîte 
"a  l'étudiant,  et  lui  dit  :  —  Elles  y  sont  toutes. 

Il  parut  vouloir  parler  a  Eugène ,  soit  pour  le  questionner  sur 
les  événemens  du  bal  et  sur  la  vicomtesse,  soit  pour  lui  avouer  que 
déjà  peut-êtis  il  était  au  désespoir  de  son  mariage ,  comme  il  le  fut 
j)Ius  tard;  mais  un  éclair  d'orgueil  brilla  dans  ses  yeux,  et  il  eut  le 
déplorable  courage  de  garder  le  secret  sur  ses  plus  nobles  seutimens. 

— Ne  lui  dites  rien  de  moi,  mon  cher  Eugène. 

Il  pressa  la  main  de  Rastignac  par  un  mouvement  affectueuse- 
ment triste ,  et  lui  lit  signe  de  partir.  Eugène  revint  a  l'hôtel  de 
Beauséant,  et  fut  introduit  dans  la  chambre  de  la  vicomtesse,  où 
il  vit  les  apprêts  d'un  départ.  Il  s'assit  auprès  du  feu,  regarda  la 
cassette  en  cèdro,  et  tomba  tlans  une  profonde  mélancolie ,   Pour 


3i^  REVUE    DE    PARIS. 

lui,  inadanie  de  Beaiiséant  avait  les  proportions  des  déesses  de 
V  Iliade. 

—  Ha  !  mon  ami ,  dit  la  vicomtesse  en  entrant  et  appuyant  sa 
main  sur  l'épaule  de  Rastignac. 

Il  aperçut  sa  cousine  en  pleurs ,  les  yeux  levés ,  la  main  pen- 
dante. Elle  prit  tout  a  coup  la  boîte,  la  plaça  dans  le  feu  et  la 
vit  brûler. 

—  Ils  dansent  !  ils  sont  venus  tous  bien  exactement ,  tandis  que 
la  mort  viendra  tard. — Chut!  mon  ami,  dit -elle  en  mettant 
un  doigt  sur  la  bouche  de  Rastiguac ,  prêt  à  parler.  Je  ne  rever- 
rai plus  jamais  ni  Paris  ni  le  monde.  A  cinq  heures  du  matin, 
je  vais  partir  pour  aller  m'ensevelir  au  fond  de  la  Normandie. 
Depuis  trois  heures  après  midi,  j'ai  été  obligée  de  faire  mes  prépara- 
tifs, signer  des  actes,  voira  des  affaires,  je  ne  pouvais  envoyer 
personne  chez 

Elle  s'arrêta. 

—  Il  était  sûr  qu'on  le  trouverait  chez. . . . 

Elle  s'arrêta  encore  accablée  de  douleur.  En  ces  momens  tout 
est  souffrance,  et  certains  mots  sont  impossibles  à  prononcer. 

— •  Enfin,  reprit-elle,  je  comptais  sur  vous  ce  soir  pour  ce  der- 
nier service.  Je  voudrais  vous  donner  un  gage  de  mon  amitié.  Je 
penserai  souvent  a.  vous,  qui  m'avez  paru  bon  et  noble,  jeune  et 
candide  au  milieu  de  ce  monde  où  ces  qualités  sont  si  rares.  Je 
voudi'ais  que  vous  pensiez  quelquefois  a  moi.  Tenez,  dit-elle  en 
jetant  les  yeux  autour  d'elle ,  voici  le  coffret  où  je  mettais  mes 
gants.  Toutes  les  fois  que  j'en  ai  pris  avant  d'aller  au  bal  ou  au 
spectacle ,  je  me  sentais  belle,  parce  que  j'étais  heureuse,  et  je  n'y 
touchais  que  pour  y  laisser  quelque  pensée  gracieuse  :  il  y  a  beau- 
coup de  moi  fa-dedans,  il  y  a  toute  une  madame  de  Beauséant 
qui  n'est  plus.  Acceptez-le.  J'aurai  soin  qu'on  le  porte  chez  vous, 
rue  d'Artois.  Madame  de  Nucingen  est  fort  bien  ce  soir,  ai- 
mez-fabien.  Nous  ne  nous  verrons  plus,  mon  ami,  mais  soyez 
sur  que  je  ferai  des  vœux  pour  vous  ;  vous  avez  été  bon  pour 
moi.  Descendons,  je  ne  veux  pas  leur  laisser  croire  que  je  pleure. 
J'ai  l'éternité  devant  moi,  j'y  serai  seule,  cl  personne  ne  m'y  de- 


REVUK    DE    PABIS.  3c) 

mandeia  compte  de  mes  larmes.  Encore  un  regard  à  celte  chambre. 
Elle  s'arrêta,  puis,  après  s'être  un  moment  caché  les  yeux  avec 
sa  main,  elle  se  les  essuya,  les  baigna  d'eau  fraîche,   (t  prit  le 
bras  de  l'étudiant. 

—  Marchons  !  dit-elle. 

Rastignac  n'avait  pas  encore  senti  d'émotion  aussi  violente  que 
le  fut  le  contact  de  cette  douleur  si  noblement  contenue. 

En  rentrant  dans  le  bal ,  Eugène  en  fit  le  tour  avec  madame  de 
Beauséant,  dernière  et  délicate  attention  de  cette  gracieuse  femme. 
En  entrant  dans  la  galerie  où  l'on  dansait,  Rastignac  fut  surpris 
de  rencontrer  un  de  ces  couples  que  la  réunion  de  toutes  les  beau- 
tés humaines  rend  sublimes  k  voir.  Jamais  il  n'avait  eu  l'occa- 
sion d'admirer  de  telles  perfections.  Pour  tout  exprimer  en  un  mot , 
l'homme  était  un  Antinoiis  vivant,  et  ses  manières  ne  détrui- 
saient pas  le  charme  qu'on  éprouvait  k  le  regarder.  La  femme  était 
une  fée  ;  elle  enchantait  le  regard,  elle  fascinait  l'ame,  irritait  les 
sens  les  plus  froids.  La  toilette  s'harmoniait  chez  l'un  et  chez 
l'autre  avec  la  beauté.  Tout  le  monde  les  contemplait  avec  plaisir 
et  enviait  le  bonheur  qui  éclatait  dans  l'accord  de  leurs  yeux  et  de 
leurs  raouveraens. 

—  Mon  Dieu,  qui  est  cette  femme?  dit  Rastignac. 

— Dh!  la  plus  incontestablement  belle,  répondit  la  vicomtesse. 
C'est  lady  Brandon  ;  elle  est  aussi  célèbre  par  son  bonheur  que  par 
sa  beauté.  Elle  a  tout  sacrifié  a  ce  jeune  homme.  Ils  ont,  dit-on, 
des  enfans,  mais  le  malheur  plane  toujours  sur  eux.  On  dit  que 
lord  Brandon  a  juré  de  tirer  une  effroyable  vengeance  de  sa  femme 
et  de  cet  amant.  Ils  sont  heureux,  mais  ils  tremblent  sans  cesse. 

—Et  lui? 

—  Comment  !  vous  ne  connaissez  pas  le  colonel  Franchessini ? 

—  Celui  qui  s'est  battu... 

—  Il  y  a  trois  jours,  oui.  Il  avait  été  provoqué  par  le  fils  d'un 
banquier:  il  ne  voulait  que  le  blesser,  mais  il  l'a  tué. 

—  Oh! 

—  Qu'a\ez-vous  donc?  vous  frissonnez,  dit  la  vicomtesse. 

—  Je  n'ai  rien!  répondit  Rastignac. 


^\0  REVUE    DE    PARIS. 

Une  sueur  froide  lui  coulait  Jaris  le  dos.  Vautrin  lui  apparais- 
sait avec  sa  figure  de  bronze.  Le  héros  du  bagne  donnant  la  main 
au  héros  du  bal  changeait  pour  lui  l'aspect  de  la  société.  Bientôt  il 
aperçut  les  deux  sœurs,  madaraede  RestaudetmadamedeNucingen. 
La  comtesse  était  magnifique  avec  tous  ses  diamans  étalés ,  qui , 
pour  elle ,  étaient  brûlans  sans  doute ,  elle  les  portait  pour  la  der- 
nière fois.  Quelque  puissant  que  fût  son  orgueil  et  son  amour,  elle 
ne  soutenait  pas  bien  les  regards  de  son  mari.  Ce  spectacle  n'était 
pas  de  nature  a  rendre  les  pensées  de  Rastignac  moins  tristes.  S'il 
avait  revu  Vautrin  dans  le  colonel  italien ,  il  revit  alors ,  sous  les 
diamans  des  deux  sœurs,  le  grabat  sur  lequel  gisait  le  père  Goriot. 
Son  attitude  mélancolique  ayant  trompé  la  vicomtesse,  elle  lui 
retira  son  bras. 

—  Allez!  je  ne  veux  pas  vous  coûter  un  plaisir,  dit-elle. 
Eugène  fut  bientôt •  réclamé  par  Delphine,  heureuse  de  l'effet 

qu'elle  produisait,  et  jalouse  de  mettre  aux  pieds  de  l'étudiant  les 
hommages  qu'elle  recueillait  dans  ce  monde  où  elle  espérait  être 
adoptée. 

— •Comment  trouvez-vous  Nasie?  lui  dit-elle. 

—  Elle  a,  dit  Rastignac,  escompté  jusqu'à  la  mort  de  son  père! 
Vers  quatre  heures  du  matin ,  la  foule  des  salons  commençait 

h  s'éclaircir.  Bientôt  la  musique  ne  se  fit  plus  entendre.  La  duchesse 
de  Langeais  et  Rastignac  se  trouvèrent  seuls  dans  le  grand  salon. 
La  vicomtesse,  croyant  n'y  rencontrer  que  l'étudiant,  y  vint,  après 
avoir  dit  adieu  a  M.  de  Beauséant  qui  s'alla  coucher,  en  lui  répé- 
tant :  — Vous  avez  tort,  ma  chère,  d'aller  vous  enfermera  votre 
âge!  Restez  donc  avec  nous. 

En  voyant  la  duchesse,  madame  de  Beauséant  ne  put  retenir 
une  exclamation. 

—  Je  vous  ai  devinée,  Clara,  dit  madame  de  Langeais,  vous 
partez  pour  ne  plus  revenir  ;  mais  vous  ne  partirez  pas  sans  m'avoir 
entendue  et  sans  que  nous  nous  soyons  comprises. 

Elle  prit  son  amie  par  le  bras,  l'emmena  dans  le  salon  voisin  , 
et  là,  la  regardant  avec  des  larmes  dans  les  yeux,  elle  la  serra 
dans  ses  bras  et  la  baisa  sur  les  joues. 


REVUE    DE    PARIS.  /|  I 

—  Je  ne  veux  pas  vous  quitter  froidement,  ma  chère  ;  ce  serait 
un  remords  trop  lourd.  Vous  pouvez  compter  sur  moi  comme 
sur  vous-même.  Vous  avez  été  grande  ce  soir;  je  me  suis  sentie 
digne  de  vous,  et  veux  vous  le  prouver.  J'ai  eu  des  torts  envers 
vous,  je  n'ai  pas  toujours  été  bien,  pardonnez-moi ,  ma  chère?  je 
désavoue  tout  ce  qui  a  pu  vous  blesser ,  je  voudrais  reprendre  mes 
paroles.  Une  même  douleur  a  réuni  nos  âmes ,  et  je  ne  sais  qui 
de  nous  sera  la  plus  malheureuse.  M.  de  Montriveau  n'était  pas  ici 
ce  soir ,  comprenez-vous  ?  Qui  vous  a  vue  ce  soir ,  Clara ,  ne 
vous  oubliera  jamais!  Je  tente  un  dernier  effort.  Si  j'échoue, 
j'irai  dans  un  couvent,  moi  !  Où  allez-vous?  vous  ! 

—  En  Normandie,  a  Courcelles.  Aimer,  prier,  jusqu'au  jour 
où  Dieu  me  retirera  de  ce  monde. 

— Venez,  M.  de  Rastignac,  dit-elle  d'une  voix  énnie,  en  pen- 
sant que  ce  jeune  homme  attendait. 

L'étudiant  ploya  le  genou,  prit  la  main  de  sa  cousine  et  la 
baisa. 

—  Antoinette,  adieu!  soyez  heureuse.  Quant  a  vous,  vous 
Têtes ,  vous  êtes  jeune  !  vous  pouvez  croire  a  quelque  chose ,  dit- 
elle  a  l'étudiant.  A  mon  départ  de  ce  monde,  j'aurai  eu ,  comme 
les  mourans,  de  religieuses,  de  sincères  émotions  autour  de  moi  ! 

Rastignac  s'en  alla  vers  cinq  heures ,  après  avoir  vu  madame  de 
Beauséant  monter  dans  sa  berline  de  voyage,  après  avoir  reçu 
son  dernier  adieu  mouillé  de  larmes  qui  prouvaient  que  les  per- 
sonnes les  plus  élevées  ne  sont  pas  mises  hors  la  loi  du  cœur  et  ne 
vivent  pas  sans  chagrins,  comme  quelques  courtisans  du  peuple 
voudraient  le  faire  croire.  Eugène  revint  a  pied  vers  la  Maison- 
Vauquer,  par  un  temps  humide  et  froid.  Son  éducation  s'achevait. 

—  Nous  ne  sauverons  pas  le  pauvre  père  Goriot,  lui  dit  Bian- 
chon  quand  Rastignac  entra  chez  son  voisin. 

—  Mon  ami,  lui  dit  Eugène  après  avoir  regardé  le  vieillard  en- 
dormi, va,  poursuis  la  destinée  modeste  à  laquelle  tu  bornes  tes 
désirs.  Moi,  je  suis  en  enfer,  et  il  faut  que  j'y  reste.  Quelque  mal 
que  l'on  te  dise  du  monde,  crois-le  ?  il  n'y  a  pas  de  Juvénal  qui 
puisse  en  peindre  l'horreur  couverte  d'or  et  de  pierreries. 


\-l  REVUE    DE    PARIS. 


LA  MORT  DU  PERE. 


Le  lendemain,  Rastignac  fut  éveillé  sur  les  deux  heures  après 
midi  par  Bianchon  qui ,  forcé  de  sortir  ,  le  pria  de  garder  le  père 
Goriot  dont  l'état  avait  fort  empiré  pendant  la  matinée. 

—  Le  bonhomme  n'a  pas  deux  jours,  n*a  peut-être  que  six 
heures  a  vivre,  dit  l'élève  en  médecine,  et  cependant  nous  ne 
pouvons  pas  cesser  de  combattre  le  mal.  Il  va  falloir  lui  donner 
des  soins  coûteux.  Nous  serons  bien  ses  gardes  -  malade  ;  mais  je 
n'ai  pas  le  sou,  moi.  J'ai  retourné  ses  poches,  fouillé  ses  armoires: 
zéro  au  quotient!  Je  l'ai  questionné  dans  un  moment  où  il  avait 
sa  tête,  il  m'a  dit  ne  pas  avoir  un  liard  a  lui.  Qu'as-tu ,  toi? 

—  Il  me  reste  vingt  francs^  répondit  Rastigîiac,  mais  j'irai  les 
jouer,  je  gagnerai. 

—  Si  tu  perds? 

—  Je  demanderai  de  l'argent  a  ses  gendres  et  a  ses  filles. 

—  Et  s'ils  ne  t'en  donnent  pas?  reprit  Bianchon.  Le  plus  pressé 
dans  ce  moment  n'est  pas  de  trouver  de  l'argent  :  il  faut  envelop- 
per le  bonhomme  d'un  sinapisme  bouillant ,  depuis  les  pieds  jus- 
qu'à la  moitié  des  cuisses.  S'il  crie,  il  y  aura  de  la  ressource. 
Tu  sais  comment  cela  s'arrange?  D'ailleurs,  Christophe  t'aidera. 
Moi,  je  passerai  chez  l'apothicaire  répondre  de  tous  les  médica- 
mens  que  nous  y  prendrons.  Il  est  malheureux  que  le  pauvre 
homme  n'ait  pas  été  transportable  a  notre  hospice ,  il  y  aurait  été 
mieux.  Allons,  viens  que  je  t'installe,  et  ne  le  quitte  pas  que  je  ne 
sois  revenu . 

Les  deux  jeunes  gens  entrèrent  dans  la  chambre  où  gisait  le 
vieillard.  Eugène  fut  effrayé  du  changement  de  cette  face,  con- 
vulsée, blanche  et  profondément  débile. 

—  Hé  bien,  papa  !  lui  dit-il  en  se  penchant  sur  le  grabat. 

M.  Goriot  leva  sur  Eugène  des  yeux  ternes  et  le  regarda  fort  at- 
tentivement sans  le  reconnaître.  L'étudiant  ne  soutint  pas  ce  spec- 
tacle, des  larmes  humectèrent  ses  yeux. 


KEVUE    DE    PAIUS.  4^ 

—  Bianchon,  ne  faudrait-il  pas  des  rideaux  aux  fenêtres? 

—  Non.  Les  circonstances  atmosphériques  ne  l'affectent  plus. 
Ce  serait  trop  heureux  s'il  avait  chaud  ou  froid.  Néanmoins,  il 
nous  faut  du  feu  pour  faire  les  tisanes  et  préparer  bien  des  choses. 
Je  t'enverrai  des  falourdes  qui  nous  serviront  jusqu'à  ce  que  nous 
ayons  du  bois.  Hier  et  cette  nuit ,  j'ai  brûlé  le  tien  et  toutes  les 
mottes  du  pauvre  homme.  Il  faisait  humide,  l'eau  dégouttait  des 
murs.  A  peine  ai-je  pu  sécher  la  chambre.  Christophe  l'a  balayée, 
c'était  vraiment  luie  écurie.  J'y  ai  brûlé  du  genièvre,  ça  puait 
trop. 

—  Mon  Dieu!  dit  Rastignac,  mais  ses  filles! 

—  Tiens,  s'il  te  demande  "a  boire,  tu  lui  donneras  de  ceci, 
dit  l'interne  en  montrant  a  Rastignac  un  grand  pot  blanc.  Si  tu 
l'entends  se  plaindre  et  que  le  ventre  soit  chaud  et  dur,  tu  te  feras 
aider  par  Christophe  pour  lui  administrer...  tu  sais.  S'il  y  avait, 
par  hasard,  une  grande  exaltation,  s'il  parlait  beaucoup,  s'il  y 
avait  enfin  un  petit  brin  de  démence,  laisse-le  aller.  Ce  ne  serait 
pas  un  mauvais  signe.  Mais  envoie  Christophe  a  l'hospice  Co- 
chin.  Notre  médecin ,  mon  camarade  ou  moi ,  nous  viendrions 
lui  appliquer  des  moxas.  Nous  avons  fait  ce  matin,  pendant  que 
tu  dormais ,  une  grande  consultation  avec  un  élève  de  Gall ,  avec 
un  médecin  en  chef  de  l' Hôtel-Dieu ,  et  le  nôtre.  Ces  messieurs 
ont  cru  reconnaître  de  curieux  symptômes,  et  nous  allons  suivre 
les  progrès  de  la  maladie,  afin  de  nous  éclairer  surplusieurs  points 
scientifiques  assez  importans.  Un  de  ces  messieurs  prétend  que  la 
pression  du  sérum,  si  elle  portait  plus  sur  un  organe  que  sur  un 
autre,  pourrait  développer  des  faits  particuliers.  Ecoute-le  donc 
bien,  au  cas  où  il  parlerait,  afin  de  constatera  quel  genre  d'idées 
appartiendraient  ses  discours  :  si  ce  sont  des  effets  de  mémoire,  de 
pénétration,  de  jugement;  s'il  s'occupe  de  matérialités  ou  de  sen- 
timens;  s'il  calcule,  s'il  revient  sur  le  passé;  enfin  sois  en  état 
de  nous  faire  un  rapport  exact.  Il  est  possible  que  l'invasion  ait 
lieu  en  bloc,  et  alors  il  mourra  imbécile  comme  il  l'est  en  ce 
moment.  Tout  est  bien  bizarre  dans  ces  sortes  de  maladies.  Si  la 
bombe  crevait  par  ici,   flit  Bianchon  en  montrant  l'occiput  du 


il  REVUK    DE    PARJS. 

malade,  il  y  a  des  exemples  de  phénomènes  singuliers  :  le  cerveau 
recouvre  quelques-unes  de  ses  facultés,  et  la  mort  est  plus  lente  a 
se  déclarer.  Les  sérosités  peuvent  se  détourner  du  cerveau, 
prendre  des  routes  dont  on  ne  connaît  le  cours  que  par  l'autop- 
sie. Il  y  a  aux  Incurables  uu  vieillard  hébété  chez  qui  l'épanche- 
nient  a  suivi  la  colonne  vertébrale  ;  il  souffre  horriblement,  mais 
il  vit. 

—  Se  sont-elles  bien  amusées  ?  dit  le  père  Goriot  qui  reconnut 
Eugène. 

—  Oh!  il  ne  pense  qu'à  sesfdles  dit  Bianchon,  il  m'a  dit  plus 
de  cent  fois  cette  nuit  :  —  Elles  dansent  !  Elle  a  sa  robe.  Il  les 
appelait  paf  leurs  noms.  Il  me  faisait  pleurer,  diable  m'emporte, 
avec  ses  intonations.  Delphine!  ma  petite  Delphine  !  Ma  parole 
d'honneur,  dit  l'élève  en  médecine,  c'était  h  fondre  en  larmes. 

—  Delphine!  dit  le  vieillard,  elle  est  la,  n'est-ce  pas?  Je  le  sa- 
vais bien. 

Et  ses  yeux  recouvrèrent  une  activité  folle  pour  regarder  les 
uuu's  et  la  porte. 

—  Je  descends  dire  a  Sylvie  de  préparer  les  sinapismes,  s'écria 
Bianchon,  le  moment  est  favorable. 

Rastignac  resta  seul  près  du  vieillard,  assis  au  pied  du  lit,  les 
yeux  fixés  sur  celte  tête  effrayante  et  douloureuse  à  voir. 

—  Madame  de  Beauséant  s'enfuit,  celui-ci  se  meurt,  dit-il. 
Les  belles  âmes  ne  peuvent  pas  rester  long-temps  en  ce  monde. 
Conmient  les  grands  sentimens  s'allieraient-ils ,  eu  effet ,  a  une 
société  mesquine,  petite,  superficielle! 

Les  images  de  la  fête  a.  laquelle  il  avait  assisté  se  représentèrent 
"a  son  souvenir  et  contrastèrent  avec  le  spectacle  de  ce  lit  de  mort. 
Bianchon  reparut  soudain. 

— Dis  donc,  Eugène,  je  viens  de  voir  notre  médecin  en  chef,  et 
je  suis  revenu  toujours  courant.  S'il  se  manifeste  des  symptômes 
de  raison,  s'il  parle,  couche-le  sur  uu  long  sinapisme,  de  manière 
a  l'envelopper  de  moutarde  depuis  la  nuque  jusqu'à  la  chute  des 
reins,  et  fais-nous  appeler. 

• —  Cher  Bianchon  !  dit  Eugène. 


rf:vue  de   paris.  4^ 

—  Oh!  il  s'agit  d'un  fait  scientifique,  reprit  l'élève  en  médeciue 
avec  toute  l'ardeur  d'un  néophyte. 

—  Allons ,  dit  Eugène,  je  serai  donc  le  seul  "a  soigner  ce  pauvre 
vieillard  par  affection. 

—  Si  tu  m'avais  vu  ce  matin ,  tu  ne  dirais  pas  cela ,  reprit 
Bianchon  sans  s'offenser  du  propos.  Les  médecins  qui  ont  exercé 
ne  voient  que  la  maladie;  moi,  je  vois  encore  le  malade,  mon 
cher  garçon. 

Et  il  s'en  alla,  laissant  Eugène  seul  avec  le  vieillard,  et  dans 
l'appréhension  d'une  crise  qui  ne  tarda  pas  a  se  déclarer. 

—  Ah!  c'est  vous,  mon  enfant,  dit  le  père  Goriot  en  recon- 
naissant Eugène. 

—  Allez-vous  mieux?  demanda  l'étudiant  en  lui  prenant  la 
main. 

—  Oui ,  j'avais  la  tête  serrée  comme  dans  un  étan ,  mais  elle  se 
dégage.  Avez-vous  vu  mes  filles?  Elles  vont  venir  bientôt,  elles 
accourront  aussitôt  qu'elles  me  sauront  malade  ;  elles  m'ont  tant 
soigné  rue  de  la  Jussienne.  MonDieu  !  je  voudrais  que  ma  chambre 
fût  propre  pour  les  recevoir.  H  y  a  un  jeune  homme  qui  m'a  bmlé 
toutes  mes  mottes. 

—  J'entends  Christophe,  lui  dit  Eugène,  il  vous  monte  du  bois 
que  ce  jeime  homme  nous  envoie. 

—  Bon!  mais  comment  payer  le  bois  ,  je  n'ai  pas  un  sou,  mon 
enfant!  J'ai  tout  donné,  tout!  je  suis  a  la  charité.  La  robe  lamée 
était-elle  belle  au  moins?  (Ah!  je  souffre!)  Merci,  Christophe, 
Dieu  vous  récompensera,  mon  garçon;  moi,  je  n'ai  plus  rien... 
(Ha!  ha!  ah!) 

—  Je  te  paierai  bien ,  toi  et  Sylvie  !  dit  Eugène  a  l'oreille  du 
garçon . 

—  Mes  filles  vous  ont  dit  qu'elles  allaient  venir ,  n'est-ce  pas , 
Christophe?  Va-s-y  encore,  je  te  donnerai  cent  sous.  Dis-leur  que 
je  ne  me  sens  pas  bien,  que  je  voudrais  les  embrasser,  les  voir 
encore  une  fois  avant  de  mourir.  Dis-leur  cela,  mais  sans  trop  les 
effrayer. 

Christophe  partit  sur  un  signe  de  Rastignac. 


/^(J  REVUE     DE     PARIS. 

—  Elles  vont  venir ,  reprit  le  vieillard.  Je  les  connais.  Cette 
bonne  Delphine,  si  je  meurs,  quel  chagrinjelui  causerai  !  Nasieaiissi. 
Je  ne  voudrais  pas  mourir,  pour  ne  pas  les  faire  pleurer.  Mourir  ! 
mon  bon  Eugène,  c'est  ne  plus  les  voir.  La  où  Ton  s'en  va,  je 
m'ennuierai  bien.  Pour  un  père,  l'enfer,  c'est  d'être  sans  enfans  , 
et  j'ai  déjà  fait  mon  apprentissage  depuis  qu'elles  se  sont  mariées. 
Mon  paradis  était  rue  de  la  Jussienne  !  Dites  donc ,  si  je  vais  en 
paradis ,  je  pourrai  revenir  sur  terre  en  esprit  autour  d'elles.  J'ai 
entendu  dire  de  ces  cboses-la.  Sont-elles  vraies?  (Ah!  je  souffre 
comme  un  damné.)  Je  crois  les  voir  en  ce  moment  telles  qu'elles 
étaient  rue  de  la  Jussienne.  Elles  descendaient  le  matin.  Bon- 
jour, papa!  Je  les  prenais  sur  mes  genoux,  je  leur  faisais  mille 
agaceries,  des  niches;  elles  me  caressaient  gentiment.  Nous  dé- 
jeunions tous  les  matins  ensemble,  nous  dînions,  enfin  j'étais 
père,  jejouissaisdemes  enfans.  (Heun!  heun!) Quand  elles  étaient 
rue  de  la  Jussienne ,  elles  ne  raisonnaient  pas ,  elles  ne  savaient 
rien  du  monde,  elles  m'aimaient  bien  !  (Heun!  heun!  )  Mon  Dieu! 
pourquoi  ne  sont-elles  pas  restées  toujours  petites?  (  Oh  !  je  souffre, 
la  tête  me  tire.)  Ah!  ah!  pardon,  mes  enfans,  je  souffre  horrible- 
ment, et  il  faut  que  ce  soit  de  la  vraie  douleur,  vous  m'avez 
rendu  bien  dur  au  mal.  (Ha!  ha!  ha!  c'est  a  crier. )  Mon  Dieu! 
si  j'avais  seulement  leurs  mains  dans  les  miennes,  je  ne  sentirais 
point  mon  mal.  Croyez-vous  qu'elles  viennent?  (Ha!  ha!  )  Chri- 
stophe est  si  bête.  J'aurais  dû  y  aller  moi-même.  Il  va  les  voir, 
lui.  (Ha!  ha!  )  Mais  vous  avez  été  hier  au  bal.  Dites-moi  donc 
comment  elles  étaient?  Elles  ne  savaient  rien  de  ma  maladie, 
n'est-ce  pas?  Elles  n'auraient  pas  dansé  ,  pauvres  petites!  Oh!  je 
ne  veux  plus  être  malade.  Elles  ont  encore  trop  besoin  de  moi. 
lueurs  fortunes  sont  compromises.  Et  a  quels  maris  sont-elles  li- 
vrées !  Guérissez-moi!  guérissez-moi  !  (Oh,  que  je  souffre!  Ah! 
ah!  ah!)  Voyez- vous,  il  faut  me  guérir,  parce  qu'il  leur  faut  de 
l'argent,  et  je  sais  où  aller  en  gagner.  J'irai  faire  de  l'amidon  en 
aiguilles  a  Odessa.  Je  suis  un  malin,  je  gagnerai  des  millions. 
(  Oh ,  je  souffre  trop  !  ) 

M.  Goriot  garda  le  silence  pendant  un  moment,  en  ])araissant 


KKVUE    UE    PARIS.  4? 

faire  tous  ses  efforts  pour  rassembler  ses  forces  afin  de  supporter 
la  douleur... 

—  Si  elles  étaient  Ta,  je  ne  me  plaindrais  pas ,  dit-il.  Poiuqjioi 
donc  me  plaindre? 

Un  léger  assoupissement  survint  et  dura  long-temps.  Chris- 
tophe revint.  Rastignac ,  qui  croyait  le  père  Goriot  endormi ,  laissa 
le  garçon  lui  rendre  compte  a  haute  voix  de  sa  mission. 

— Monsieur,  dit-il,  je  suis  d'abord  allé  chez  madame  la  comtesse, 
à  laquelle  il  m'a  été  impossible  de  parler ,  elle  était  dans  de  grandes 
affaires  avec  son  mari.  Gomme  j'insistais,  M.  de  Restaud  est 
venu  lui-même ,  et  m'a  dit  comme  ça  :  —  M.  Goriot  se  meurt  ! 
hé  bien ,  c'est  ce  qu'il  a  de  mieux  a  faire  !  j'ai  besoin  de  ma- 
dame de  Restaud  pour  terminer  des  affaires  importantes,  elle  ira 
quand  tout  sera  fini.  Il  avait  l'air  en  colère  ce  monsieur-la.  J'al- 
lais sortir,  lorsque  madame  est  entrée  dans  l'antichambre  par  une 
porte  que  je  ne  voyais  pas  ,  et  m'a  dit  : — Christophe,  dis  h  mon 
père  que  je  suis  en  discussion  avec  mon  mari ,  je  ne  puis  pas  le 
quitter;  il  s'agit  de  la  vie  ou  de  la  mort  de  mes  enfans;  mais  aus- 
sitôt que  tout  sera  fini,  j'irai Quant  a  madame  la  baronne, 

autre  histoire  !  Je  ne  l'ai  point  vue,  et  je  n'ai  pas  pu  lui  pailer. 
—  Ha!  me  dit  la  femme  de  chambre,  madame  est  rentrée  du 
bal  a  cinq  heures  un  quart,  elle  dort;  si  je  l'éveille  avant  midi , 
elle  me  grondera.  Je  lui  dirai  que  son  père  va  plus  mal  quand  elle 
me  sonnera.  Pour  une  mauvaise  nouvelle,  il  est  toujours  temps  de 
la  lui  dire.  J'ai  eu  beau  prier!...  Ahouiu  !  J'ai  demandé  k  parler  h 
monsieur  le  baron,  il  était  sorti. 

— -Aucune  de  ses  filles  ne  viendrait!  s'écria  Rastignac.  Je  vais 
écrire  a  toutes  deux. 

Christophe  se  retira. 

—  Aucune!  répondit  le  vieillard  en  se  dressant  sur  son  séant. 
Elles  ont  des  affaires,  elles  dorment,  elles  ne  viendront  pas! 
(Heun  !  heun!)  Je  le  savais.  (Heun!  heun  !  heun!  )  Il  faut  mourir 
pour  savoir  ce  que  c'est  que  des  enfans  !  Ah  !  mou  ami ,  ne  vous 
mariez  pas,  n'ayez  pas  d'enfans  !  Vous  leur  donnez  la  vie,  ils  vous 
donnent  la  mort.  Vous  les  faites  entrer  dans  le  monde,    ils  vous 


48  REVUE    DE    PARIS. 

en  chassent.  (Heim!  heun!  heim!  heun!...  )  Non,  elles  ne  vien- 
dront pas'  Je  sais  cela  depuis  dix  ans.  Je  me  le  disais  quelquefois , 
mais  je  n'osais  pas  y  croire. 

Une  larme  roula  dans  chacun  de  ses  yeux,  sur  la  bordure  rouge, 
sans  en  tomber^ 

—  Ha,  si  j'étais  riche,  si  j'avais  gardé  ma  fortune,  si  je  ne  la 
leur  avais  pas  donnée,  elles  seraient  la,  elles  me  lécheraient  les 
joues  de  leurs  baisers  !  je  demeurerais  dans  un  hôtel ,  j'aurais  de 
belles  chambres ,  des  domestiques  ,  du  feu  k  moi ,  et  elles  se- 
raient tout  en  larmes,  avec  leurs  maris,  leurs  enfans.  J'aurais 
tout  cela  (Heun!  heun!  ),  mais  rien.  L'argent  donne  tout ,  même 
des  filles.  Oh,  mon  argent!  où  est-il  ?  Si  j'avais  des  trésors  a  lais- 
ser, elles  se  rouleraient  de  désespoir,  elles  me  panseraient,  elles 
me  soigneraient;  je  les  entendrais,  je  les  verrais.  Ah!  mon  cher 
enfant,  mon  seul  enfant,  j'aime  mieux  mon  abandon  et  ma  misère  ! 
Au  moins  quand  un  malheureux  est  aimé ,  il  est  bien  sûr  qu'on 
l'aime.  (Heun!  heun!  heun!)  Non,  je  voudrais  être  riche,  je  les 
verrais.  Ma  foi,  (heun!  )  qui  sait?  Elles  ont  toutes  les  deux  des 
cœurs  de  roche.  J'avais  trop  d'amour  pour  elles  pour  qu'elles  en 
eussent  pour  moi  !  (Heun!  heun  !)  Un  père  doit  être  toujours  riche, 
il  doit  tenir  ses  enfans  en  bride,  comme  des  chevaux  sournois.  Et 
j'étais  a  genoux  devant  elles.  (Je  meurs,  hâan  !  )  Les  misérables  ! 
elles  couronnent  dignement  leur  conduite  envers  moi  depuis  dix 
ans.  (heun!  heun!)  Si  vous  saviez  comme  elles  étaient  aux  petits 
soins  pour  moi  dans  les  premiers  temps  de  leur  mariage!  (Oh!  je 
souffre  un  cruel  martyre  de  cœur  et  de  corps!  Heun!  heun  !  )  Je 
venais  de  leur  donner  a  chacune  près  de  huit  cent  mille  francs  ; 
elles  ne  pouvaient  pas,  ni  leurs  maris  non  plus,  être  rudes  avec 
moi.  L'on  me  recevait  :  «  — Mon  bon  père,  par-ci,  mon  cher  père, 
par-la.  »  Mon  couvert  était  toujours  mis  chez  elles.  Enfin  je  dînais 
avec  leurs  maris  qui  me  traitaient  avec  considération.  (Heun! 
heun!  )  J'avais  l'air  d'avoir  encore  quelque  chose.  Pourquoi  ça?  je 
n'avais  rien  dit  de  mes  affaires.  (Heun!  heun!  )  Un  homme  qui 
donne  huit  cent  mille  francs  a  ses  filles  était  un  homme  à  soi- 
gner. (Heun!  heim!)  Et  l'on  était  aux  petits  soins,  mais  c'était 


KKVUK    DK     PAKIS.  ^9 

pour  mon  argent  !  Le  monde  n'est  pas  beau.  J'ai  vti  cela  , 
moi!  L'on  me  menait  en  voiture  au  spectacle,  et  je  restais  coranK* 
je  voulais  aux  soirées.  Enfin  elles  se  disaient  mes  filles ,  et  elles 
m'avouaient  pour  leur  père.  J'ai  encore  ma  finesse,  allez,  et  rien 
ne  m'est  échappé.  (  Aeun  !  heun  !  )  Tout  a  été  a  son  adresse  et  m'a 
percé  le  cœur»  Je  voyais  bien  que  c'étaient  des  frimes;  mais  le  mal 
était  sans  remède  !  (hâan!  h!  aye!  heun.!)  Je  n'étais  pas  chez 
elles  aussi  a  l'aise  qu'a  la  table  d'en  bas.  Je  ne  savais  rien  dire. 
Aussi  quand  quelques-uns  de  ces  gens  du  monde  demandaient  a 
l'oreille  de  mes  gendres  :  —  Qui  est-ce  que  ce  monsienr-Ia?  — 
C'estle  père  aux  écus,  il  est  riche,  (heun!)-— Ah,  diable!  disait- 
on  ,  et  l'on  me  regardait  avec  le  respect  dû  aux  écus.  Mais  si  je  les 
gênais  quelquefois  un  peu,  je  rachetais  bien  mes  défauts  !  D'ailleurs, 
qui  donc  est  parfait  ?  (Heun,  je  souffre  bien  !  ma  tête  est  une  plaie.)  Je 
souffre  en  ce  moment  ce  qu'il  faut  souffrir  pour  mourir,  mon  cher 
monsieur  Eugène.  Eh  bien!  ce  n'est  rien  en  comparaison  de  la 
douleur  que  m'a  causée  le  premier  regard  par  lequel  Anastasie  m'a 
fait  comprendre  que  je  venais  de  dire  une  bêtise  dont  elle  étaithumi- 
liée!  Son  regard  m'a  ouvert  toutes  les  veines.  J'aurais  voulu  tout 
savoir,  mais  ce  que  j'ai  bien  su,  c'est  que  j'étais  de  trop  sur  terre. 
(Heun  !  )  Le  lendemain  je  suis  allé  chez  Delphine  pour  me  conso- 
ler, et  voila  que  j'y  fais  une  bêtise  qui  me  l'a  mise  en  colère.  J'en 
suis  devenu  comme  fou.  J'ai  été  huit  jours  ne  sachant  plus  ce  que 
je  devais  faire.  Je  n'ai  pas  osé  les  aller  voir,  de  peur  de  leurs 
reproches.  Et  me  voilà  a  la  porte  de  mes  filles.  (Heun!  heun! 
heun!)  Oh,  mon  Dieu  !  puisque  tu  connais  les  misères,  les  souf- 
frances que  j'ai  endurées ,  puisque  tu  as  compté  les  coups  de  poi'- 
gnard  que  j'ai  reçus,  dans  ce  temps  qui  m'a  vieilli,  changé,  tué, 
blanchi  (Aeun  !  heun  !  ),  pourquoi  me  fais-tu  donc  souffrir  aujour- 
d'hui ?[(Heun  !  heun  !  heun  !  )  J'ai  bien  expié  le  péché  de  les  trop 
aimer.  Elles  se  sont  bien  vengées  de  mon  affection ,  elles  m'ont 
lenaillécommedes  bourreaux.  (Heun!  aye!  oh,  je  meurs!)  Eh  bien, 
les  pères  sontsi  bêtes  !  je  les  aimais  tant,  que  j'y  suis  retourné  comme 
un  joueur  au  jeu  -,  car  mes  filles ,  c'était  mon  vice  à  moi  !  c'était 
(heun!  heun!  hâan!)  c'était  mes (han!  )  maîtresses!  (Hâan!)Enfin  tout, 

TOME  XIV.     si'ppr.FMF.NT.  4 


5o  REVUE    DE    PARIS. 

c'était  tout.  Elles  avaient  toutes  les  deux  besoin  de  quelque  chose  j 
de  parures,  les  femmes  de  chambre  me  l'ont  dit  (heun  !),  et  je  les  ai 
données  pour  être  bien  reçu  !  Mais  elles  m'ont  fait  tout  de  même 
quelques  petites  leçons  sur  ma  manière  d'être  dans  le  monde.  Oh  ! 
elles  n'ont  pas  attendu  le  lendemain  !  Elles  commençaient  a  rougir 
de  moi.  Voila  ce  que  c'est  que  de  bien  élever  ses  en  fans  !  A  mon  âge 
je  ne  pouvais  pourtant  pas  aller  "a  l'école.  (Je  souffre  horriblement, 
mon  Dieu  !  les  médecins  !    les  médecins  !  Si   l'on  m'ouvrait  la 
tête ,  je  souffrirais  moins.)  Mes  filles,  mes  filles  ,  Anastasie  ,  Del- 
phine !  je  veux  les  voir.  Envoyez-les  chercher  par  la  gendarmerie, 
de  force!  la  justice  est  pour  moi,  tout  est  pour  moi,   la  nature 
(heun!  hâan!  hâan!),  le  code  civil.  Je  proteste!  La  patrie  périra 
si  les  pères  sont  foulés  aux  pieds.  Cela  est  clair?  La  société,  le 
monde    roulent   sur   la   paternité,    tout    croule    si    les   enfans 
n'aiment  pas  leurs  pères  (heun!  heun!  heun!).   Oh!   les  voir, 
les  entendre  ,   n'importe  ce  qu'elles  me  diront,  pourvu  que  j'en- 
tende leur  voix,  ça  calmera  mes  douleurs!   Delphine,  surtout. 
Mais  dites-leur ,  quand  elles  seront  Ta ,   de  ne  pas  me  regarder 
froidement,  comme  elles  font.  Ha,  mon  bon  ami,  monsieur  Eu- 
gène, vous  ne  savez  pas  ce  que  c'est  que  de  trouver  l'or  du  regard 
changé  tout  k  coup  en  plomb.   Depuis  le  jour   où  leurs  yeux 
n'ont  plus  rayonné  sur  moi,  j'ai  toujours  étéenhiver  ici!  (heun! 
heun!)  je  n'ai  plus  eu  que  des  chagrins  "a  dévorer!    Et  je   les 
ai   dévorés!   J'ai   vécu   pour  être   humilié,  insulté.  Je  les  aime 
tant,  que  j'avalais  tous  les  affronts  par  lesquels  elles  me   ven- 
daient une  pauvre  petite  jouissance  honteuse.  Un  père  se  ca- 
cher pour  voir  ses  filles  !  Je  leur  ai  donné  ma  vie ,  elles  ne  me  don- 
neront pas  une  heure  aujourd'hui  !  J'ai  soif,  j'ai  faim,  le  cœur  me 
brille,  elles  ne  viendront  pas  rafraîchir  mon  agonie,  car  je  meurs, 
je  le  sens...  (heun  !  heun  !  heun  !  )  Mais  elles  ne  savent  donc  pas 
ce  que  c'est  que  de  marcher  sur  le  cadavre  de  son  père  !  Il  y  a  un 
Dieu  dans  les  cieux ,  il  nous  venge  malgré  nous ,  nous  autres 
pères...  Oh!  elles  viendront!  Venez,  mes  chéries,  venez  encore 
me  baiser  ,  un  dernier  baiser ,  le  viatique  de  votre  père  qui  priera 
Dieu  pour  vous,  qui  lui  dira  que  vous  avez  été  de  bonnes  filles, 


HKVUK     1)K     P.AlilS.  .)I 

qui  plaidera  pour  vous!  Après  tout,  vous  èies  iuiiO( cnlcsl  Elles 
sont  innocentes,  mon  ami  !  Dites-le  bien  a  tout  le  monde,  qu'on 
ne  les  inquiète  pas  a  mon  sujet  !  (  Heun  !  )  Tout  est  de  ma  faute, 
je  les  ai  habituées  a  me  fouler  aux  pieds.  J'aimais  cela,  moi. 
Ça  ne  regarde  personne,  ni  la  justice  humaine,  ni  la  justice 
divine.  Dieu  serait  injuste  s'il  les  condamnait  a  cause  de  moi. 
Je  n'ai  pas  su  me  conduire,  j'ai  fait  la  bêtise  d'abdiquer  mes  droits. 
Je  me  serais  avili  pour  elles  !  (heun!  )  Que  voulez-vous?  leplus  beau 
naturel ,  les  meilleures  âmes  auraient  succombé  a  la  corruption  de 
cette  facilité  paternelle.  (  Heun!  hâan!  ah!  )  Je  suis  un  misérable! 
je  suis  justement  puni.  Moi  seul  ai  causé  les  désordres  de  mes 
filles  !  je  les  ai  gâtées.  Elles  veulent  aujourd'hui  le  plaisir,  comme 
elles  voulaient  autrefois  du  bonbon  !  Je  leur  ai  toujours  permis  de 
de  satisfaire  leurs  fantaisies  déjeunes  filles.  A  quinze  ans,  elles 
avaient  voiture!  Rien  ne  leur  a  résisté.  Moi  seul  suis  coupable... 
mais  coupable  par  amour.  Leur  voix  mouvrait  le  cœur  ! . , .  (Heun  ! 
heun!  heun!)  Je  les  entends,  elles  viennent.  Oh,  oui!  elles 
viendront.  La  loi  veut  qu'on  vienne  voir  mourir  son  père,  la  loi 
est  pour  moi.  Puis...  ça  ne  coûtera  qu'une  course  (Hàan! 
hàan!  ),  je  la  (Heun!  )  paierai!  Ecrivez-leur  que  j'ai  des  millions 
a  leur  laisser  î  Parole  d'honneur.  (  Hàan  !  hâan  !  hàan  !  )  J'irai 
faire  des  pâtes  d'Italie  a  Odessa.  Je  connais  la  manière  !  Il  va, 
dans  mon  projet ,  des  millions  h  gagner.  Personne  n'v  a  pensé.  Ça 
ne  se  gâtera  point  dans  le  transport  comme  le  blé  ou  comme  la  fa- 
rine. Hé,  hé,  l'amidon?  il  y  aura  là  !  des  millions ,  vous  ne  men- 
tirez pas!  Dites-leur  les  millions,  et  quand  même  elles  vien- 
draient par  avarice ,  j'aime  mieux  être  trompé,  je  les  verrai... 
Je  veux  mes  filles  !  je  les  ai  faites  !  elles  sont  à  moi ,  dit-il ,  en  se 
dressant  sur  son  séant,  en  montrant  a  Eugène  une  tète  dont  les 
cheveux  blancs  étaient  épars,  et  qui  menaçaient  par  tout  ce  qui 
pouvait  exprimer  la  menace. 

—  Allons ,  lui  dit  Eugène,  recouchez- vous ,  mon  bon  père  Go- 
riot ,  je  vais  leur  écrire ,  et  aussitôt  que  Bianchon  sera  de  retour 
j'irai  si  elles  ne  viennent  pas. 

—  Si  elles  ne  viennent  pas  ^  répéta  le  vieillard  en  sanglottant. 

4. 


Ifi  REVUE     OE     PARIS. 

Mais  je  serai  mort,  mort  dans  un  accès  de  rage,  de  rage  !  La  rage 
me  gagne  (Hàan  !  lieini'  lieun!  hâan!  )En  ce  moment,  je  vois  ma 
vie  entière.  Je  suis  dupe  !  elles  ne  m'aiment  pas ,  elles  ne  m'ont 
jamais  aimé!  cela  est  clair.  Si  elles  ne  sont  pas  venues,  elles  ne 
viendront  pas  !  (Hàan  !)  Plus  elles  auront  tardé,  moins  elles  se  déci- 
deront a  me  faire  cette  joie  !  Je  les  connais  !  (Heun  !  heun  !  heun  !  ) 
Elles  n'ont  jamais  rien  su  deviner  de  mes  chagrins,  de  mes  dou- 
leurs, de  mes  besoins,  elles  ne  devineront  pas  plus  ma  mort! 
elles  ne  sont  seulement  pas  dans  le  secret  de  ma  tendresse.  Oui , 
je  le  vois,  l'habitude  de  m'ouvrirles  entrailles  pour  elles,  a  ôté 
du  prix  a  tout  ce  que  je  faisais.  Elles  auraient  demandé  a  me 
crever  les  yeux,  je  leur  aurais  dit:  Crevez  les  !  Je  suis  trop  bête. 
(  Hàan!  heun  !  heun!)  Elles  croient  que  tous  les  pères  sont  comme 
le  leur.  H  faut  toujours  se  faire  valoir.  (Heun!  heun!)  Leurs 
enfans  me  vengeront  !  mais  c'est  dans  leur  intérêt  de  venir  ici.  Pré- 
venez-les donc  qu'elles  compromettent  leur  agonie.  (Heun!  hâan! 
heun!)  Elles  commettent  tous  les  crimes  en  un  seul.  Mais  allez 
donc,  dites-leur  donc  que  ne  pas  venir,  c'est  un  parricide!  elles 
en  ont  assez  commis  sans  ajouter  celui-là.  Criez  donc  comme 
moi  : — «Hé,  Nasie!  hé,  Delphine!  venez  a  votre  père  qui  a  été  si 
bon  pour  vous,  et  qui  souffre  !  »  Rien,  personne  !  Mourrai-je  donc 
comme  un  chien!  Voilà  ma  récompense!  l'abandon.  (Heun! 
heun  !  heun  !  )  Ce  sont  des  infâmes ,  des  scélérates,  je  les  abomine, 
je  les  maudis,  je  me  relèverai,  la  nuit,  de  mon  cercueil  pour  les 
remaudire;  car  enfin,  mes  amis,  ai-je  tort?  Elles  se  conduisent 
bien  mal  !  hein?  (  Hàan  !  hâau  !  heun  !  ma  tête  se  brise  !  )  Qu'est-ce 
que  je  dis?  (Hàan!  heun!  hâan!  hein!  hein!)  Ne  m'avez-vous 
pas  averti  que  Delphine  est  là?  C'est  la  meilleure  des  deux.  Vous 
êtes  mon  fils,  Eugène,  vous!  Aimez -la ,  soyez  un  père  pour  elle. 
L'autre  est  bien  malheureuse.  Et  leurs  fortunes!  Ah,  mon  Dieu  ! 
(Hàan!  hâan  !  )  J'expire.jesouffreunpeu  trop!  Coupez-moi  la  tête, 
laissez-moi seulementle cœur...  (Hâan!  hâan!  heun!  heun!heuâ!...) 
—  Christophe ,  allez  chercher  Bianchon  !  cria  Eugène  épou- 
vanté du  caractère  que  prenaient  les  plaintes  et  les  cris  du  vieil- 
lard, et  ramenez- moi  un  cabriolet. 


KKVLE    nt:     PARIS.  i>v5 

—  Je  vais  aller  chercher  vos  filles,  mon  bon  père  Goriot,  je 
vous  les  ramènerai. 

— De  force!  de  force!  Demandez  la  garde,  la  ligne,  tout!  dit-il 
en  jetant  "a  Eugène  un  dernier  regard  où  brilla  la  raison.  Dites  au 
gouvernement,  au  procureur  du  roi  qu'on  me  les  amène,  je  le  veux! 

—  Mais  vous  les  avez  maudites. 

—  Qui  est-ce  qui  a  dit  cela?  répondit  le  vieillard  stupéfait. 
Vous  savez  bien  que  je  les  aime  (heuàh!  heun!  hâan!  )  je  les 
ado...  (hàan!)  re!  (heuâh!).  Je  suis  guéri,  si  je  les  vois... 
Allez,  mon  bon  voisin,  mon  cher  enfant,  allez,  vous  êtes  bon, 
vous,  je  voudrais  vous  remercier,  mais  je  n'ai  rien  a  vous  don- 
ner que  les  bénédictions  d'un  mourant.  Ah  !  je  voudrais  au 
moins  voir  Delphine  pour  lui  dire  de  ra'acquitter  envers  vous. 
(Hàan  !  hâan  !  )  Si  l'autre  ne  peut  pas,  amenez-moi  celle-là.  Dites- 
lui  que  vous  ne  l'aimerez  plus,  si  elle  ne  veut  pas  venir.  Elle  vous 
aime  tant  qu'elle  viendra.  A  boire,  les  entrailles  me  brûlent!  Met- 
tez-moi quelque  chose  sur  la  tête.  La  main  de  mes  filles,  ça  me 

sauverait,  je  le  sens Mon  Dieu,  qui  refera  leurs  fortunes,  si   . 

je  m'en  vais  !  Je  veux  aller  a  Odessa  pour  elles.  (Heun!  heun! 
heun  !  hâan  !  hâan  !  )  Odessa ,  y  faire  des  pâtes. 

—  Buvez  ceci ,  dit  Eugène  en  soulevant  le  moribond  et  le  pre- 
nant dans  son  bras  gauche  tandis  que  de  l'autre  il  tenait  une  tasse 
pleine  de  tisane. 

—  Vous  devez  aimer  votre  père  et  votre  mère,  vous!  dit  le 
vieillard  en  serrant  de  ses  mains  défaillantes  la  main  d'Eugène. 
Comprenez-vous  que  je  vais  mourir  sans  les  voir,  mes  filles  !  Avoir 
soif  toujours,  et  ne  jamais  boire,  voila  comment  j'ai  vécu  depuis 
dix  ans...  Mes  deux  gendres  ont  tué  mes  filles.  Oui,  je  n'ai  plus  eu 
de  filles,  (heun  !  heun ,  hôan  !  heuâh  !  )  après  qu'elles  ont  été  ma- 
riées. Pères ,  dites  aux  chambres  de  faire  une  loi  sui*  le  mariage  ! 
Enfin,  ne  mariez  pas  vos  filles  si  vous  les  aimez.  Le  gendre  est  un 
scélérat  qui  gâte  tout  chez  une  fille,  il  souille  tout!  (Heun!)  Plus 
de  mariages!  (Heuâ!  heuâ!  ah!)  C'est  ce  qui  nous  enlève  nos 
filles,  et  nous  ne  les  avons  plus  quand  nous  mourons.  Faites  une 
loi  sur  la  mort  des  pères,  (Heun!  hâan  !  )  C'est  épouvantable,  ceci  ! 


54  KEVUli    DE    l'AKlS. 

Vengeance!  Ce  sont  mes  gendres  (hàan!)  qui  les  empêchent  de 
venir.  Tuez-les!  A  mort  le  Restaud,  à  mort  l'assassin!  La  mort 
ou  mesfdles  !  (Hàan!  héun!)  Ah!  c'est  fini,  je  meurs  sans  elles! 
Elles!  Nasie,  Fifine,  allons,  venez  donc?  Votre  papa  sort... 

•  —  Mon  lK)n  père  Goriot ,  calmez-vous,  couchez-vous,  voyons, 
restez  tranquille,  ne  vous  agitez  pas,  ne  pensez  pas. 

—  Ne  pas  les  voir,  voila  l'agonie  ! 

—  Vous  allez  les  voir. 

—  Vrai  !  cria  le  vieillard  égaré.  —  Oh  !  les  voir je  vais  les 

voir,  entendre  leurs  voix.  Je  mourrais  heureux.  Eh  bien,  oui,  J€ 
ne  demande  plus  a  vivre,  je  n'y  tenais  plus,  mes  peines  allaient 
croissant.  (  Heuâh  !)  Mais  les  voir,  toucher  leurs  robes,  ah  !  rien 
que  leurs  robes  ,  c'est  bien  peu;  mais  que  je  sente  quelque  chos*; 
d'elles  !  (  Heuâ  !  heuâ  !  heuâ  !  )  Faites-moi  prendre  leurs  cheveux , 
hein,  leurs  cheveux,  (Hàan!  hàan!  heuâ!)  Leurs  cheveux, 
cheveux,  eveux,  (Heuâ!)  veux... 

11  tomba  la  tête  sur  l'oreiller  comme  s'il  recevait  un  coup  de 
massue.  Ses  mains  s'agitèrent  sur  la  couvertuie  comme  pour  pren- 
dre les  cheveux  de  ses  filles. 

—  Je  les  bénis,  dit-il  en  faisant  un  effort,  bénis,  (Heuah!  ) 
bénis  ,  énis ,  nis. 

Il  s'affaissa  tout  a  coup.  En  ce  moment  Bianchon  entra. 

—  J'ai  rencontré  Christophe ,  dit-il ,  il  va  l'amener  une  voi- 
ture. 

Puis  il  regarda  le  malade,  lui  souleva  de  force  les  paupières, 
et  les  deux  étudians  lui  virent  un  œil  sans  chaleur  et  terne. 

—  Il  n'en  reviendra  pas ,  dit  Bianchon,  je  ne  crois  pas. 

Il  prit  le  pouls,  le  tâta,  mit  la  main  sur  le  cœur  du  bonhounne, 

—  La  machine  va  toujours,  mais,  dans  sa  position,  c'est  un 
malheur,  il  vaudrait  mieux  qu'il  mourut  ! 

—  Ma  foi-,  oui ,  dit  Rastiguac. 

—  Qu'as-tu  donc?  tu  es  pâle  comme  la  mort. 

—  Mon  ami,  je  viens  d'entendre  des  cris  et  des  plaintes.  11  y  a 
un  Dieu  !  Oh  oui ,  il  y  a  un  Dieu  ,  et  il  nous  a  iait  un  monde  meil- 
h'wv ,  ou  notre  terre  est  un  non-sons.  Si  ce  n'avait  pas  été  si  tra- 


REVUE    DE    PARIS.  ;>;) 

giqiie,  je  fondrais  en  larmes,  mais  j'ai  le  cœur  et  l'estomac  horri- 
blement serrés. 

—  Dis  donc ,  il  va  falloir  bien  des  choses ,  où  prendre  de  l'ar- 
gent? 

Rastignac  tira  sa  montre. 

—  Tiens ,  mets-la  vite  en  gage.  Je  ne  veux  pas  m'arrêter  en 
route,  car  j'ai  peur  de  perdre  une  minute,  et  j'entends  Christophe  ! 
Je  n'ai  pas  un  liard,  il  faudra  payer  mon  cocher  au  retour. 

Rastignac  se  précipita  dans  l'escalier ,  et  partit  pour  aller  rue 
du  Helder,  chez  madame  de  Restaud.  Pendantle  chemin,  son  ima- 
gination, frappée  de  l'horrible  spectacle  dont  il  avait  été  le  té- 
moin, échauffa  son  indignation.  Quand  il  arriva  dans  l'antichambre 
et  qu'il  y  demanda  madame  de  Restaud,  on  lui  répondit  qu'elle 
n'était  pas  visible. 

—  Mais ,  dit-il  au  valet  de  chambre,  je  viens  de  la  part  de  son 
père  qui  se  meurt. 

—  Monsieur,  nous  avons  de  M.  le  comte  les  ordres  les  plus 
sévères 

—  Si  M.  de  Restaud  y  est,  dites-lui  dans  quelles  circonstances 
se  trouve  son  beau-père  et  prévenez-le  qu'il  faut  que  je  lui  parle, 
à  l'instant  même. 

Eugène  attendit  pendant  longtemps. 

—  Il  se  meurt  peut-être  en  ce  moment!  pensait-il. 

Le  valet  de  chambre  l'introduisit  dans  le  premier  salon,  oii 
M.  de  Restaud  reçut  l'étudiant  debout ,  sans  le  faire  asseoir,  de- 
vant une  cheminée  où  il  n'y  avait  pas  de  feu . 

—  Monsieur  le  comte,  lui  dit  Rastignac ,  monsieur  votre  beau- 
père  expire  en  ce  moment  dans  un  bouge  infâme,  sans  un  liard 
pour  avoir  du  bois  ;  il  est  exactement  à  la  mort  et  demande  a  voir 
sa  fille 

—  Monsieur,  lui  répondit  avec  froideur  M.  de  Restaud,  vous 
avez  pu  vous  apercevoir  que  j'ai  fort  peu  de  tendresse  pour  M.  Go- 
riot. Il  a  compromis  son  caractère  avec  madame  de  Restaud,  il  a 
fait  le  malheur  de  ma  vie ,  je  vois  en  lui  l'ennemi  de  mon  repos. 
Qu'il  meuie,  qu'il  vive,  tout  m'est  parfaitement  indifférent.  Voila 


5()  REVUE    DE    PARIS. 

quels  sont  lues  seutimens  "a  son  égard.  Le  monde  pourra  me  blâ- 
mer, je  méprise  l'opinion.  J'ai  maintenant  des  choses  plus  im- 
portantes a  accomplir  qu'a  m'occuper  de  ce  que  penseront  de  moi 
des  sots  ou  des  indifférens.  Quant  a  madame  de  Restaud,  elle 
est  hors  d'état  de  sortir.  D'ailleurs  ,  je  ne  veux  pas  qu'elle  quitte 
sa  maison.  Dites  a  son  père  qu'aussitôt  qu'elle  aura  rempli  ses 
devoirs  envers  moi,  envers  mon  enfant,  elle  ira  le  voir.  Si  elle 
aime  son  père,  elle  peut  être  libre  dans  quelques  instans... 

— -  Monsieur  le  comte,  il  ne  m'appartient  pas  de  juger  votre 
conduite ,  vous  êtes  le  maître  de  votre  fenmie  ;  mais  je  puis  comp- 
ter sur  votre  loyauté?  eh  bien  !  promettez-moi  seulement  de  lui 
dire  que  son  père  n'a  pas  un  jour  n  vivre ,  et  l'a  déjà  maudite  en 
ne  la  voyant  pas  a  son  chevet. 

—  Dites-le-lui  vous-même ,  répondit  M.  de  Restaud,  frappé 
(les  sentimens  d'indignation  que  trahissait  l'accent  d'Eugène. 

Rastignac  entra,  conduit  par  M.  de  Restaud,  dans  le  salon,  où 
se  tenait  habituellement  la  comtesse  ;  il  la  vit  noyée  de  larmes  , 
(;t  plongée  dans  une  bergère  comme  une  femme  qui  voulait  mou- 
rir. Elle  lui  fit  pitié.  Avant  de  regarder  Rastignac,  elle  jeta  sur 
son  mari  de  craintifs  regards  qui  annonçaient  une  prostration  com- 
plète de  ses  forces  écrasées  par  une  tyrannie  et  morale  et  physi- 
que. Le  comte  hocha  la  tête,  elle  se  crut  encouragée  à  parler. 

—  Monsieur,  j'ai  tout  entendu.  Dites  a  mon  père  que  s'il  con- 
naissait la  situation  dans  laquelle  je  suis,  il  me  pardonnerait. 

—  Je  ne  comptais  pas  sur  ce  supplice,  il  est  au-dessus  de  mes 
forces,  monsieur,  mais  je  résisterai  jusqu'au  bout,  dit-elle  h  son 
}nari.  Je  suis  mère  !  , 

—  Dites  k  mon  père  que  je  suis  irréprochable  envers  lui ,  mal- 
gré les  apparences,  cria-t-elle  avec  désespoir  a  l'étudiant. 

Eugène  salua  les  deux  époux ,  en  devinant  l'horrible  crise  dans 
laquelle  était  la  femme,  et  se  retira  stupéfait.  Le  ton  de  M.  de 
Restaud  lui  avait  démontré  l'inutilité  de  sa  démarche ,  et  il  com- 
prit qu'Auastasie  n'était  plus  libre.  Il  courut  chez  madame  de  Nu- 
pingen  ,  et  la  trouva  dans  son  Ijt, 

— Je  suis  souffrante,  mon  pauvre  ami,  lui  dit-elle.  J  ai   pris 


lîEVUK    UE     PAULS. 


froid  en  sortant  du  bal,  j'ai  peur  d'avoir  une  fluxion  de  poitrine, 
j'attends  le  médecin 

—  Eussiez-vous  la  mort  sur  les  lèvres ,  lui  dit  Eugène  en  Yia- 
•  terrompant,  il  faut  vous  traîner  auprès  de  vôtre  père.  Il  vous  ap- 
pelle, et,  si  vous  pouviez  entendre  le  plus  léger  de  ses  cris,  vous 
ne  vous  sentiriez  point  malade. 

—  Eugène,  mon  père  n'est  peut-être  pas  aussi  malade  que  vous 
le  dites,  mais  je  serais  au  désespoir  d'avoir  le  moindre  tort  a  vos 
yeux  ,  et  je  me  conduirai  comme  vous  le  voudrez.  Lui ,  je  le  sais, 
il  mourrait  de  chagrin  si  ma  maladie  devenait  mortelle  par  suite 
de  cette  sortie!  Eh  bien  !  j'irai,  dès  que  mon  médecin  sera  venu. 
Ah!  pourquoi  n'avez-vous  plus  votre  montre?  dit-elle  en  ne 
voyant  pas  la  chaîne. 

Eugène  rougit. 

— Eugène!  Eugène,  si  vous  l'aviez  déjà...  Oh!  ce  serait  biennial! 

L'étudiant  se  pencha  sur  le  lit  de  Delphine ,  et  lui  dit  a  l'o- 
reille: —  Votre  père  n'a  pas  de  quoi  s'acheter  le  linceul  dans  le- 
quel on  le  mettra  ce  soir.  Votre  montre  est  en  gage ,  je  n'avais 
pins  rien. 

D,elphine  sauta  tout  a  coup  hors  de  son  lit ,  courut  a  son  secré- 
taire, y  prit  sa  bourse,  la  tendit  a  Rastignac.  Elle  sonna  et  s'é" 
cria:  —  J'y  vais,  j'y  vais,  Eugène,  laissez-moi m'habiller...  je 
serais  un  monstre!..  Allez  ,  j'arriverai  avant  vous! 

—  Thérèse  ,  cria-t-elle  a  sa  femme  de  chambre ,  dites  a  M.  de 
Nucingen  de  monter  me  parler  a  l'instant  même ,  et  qu'il  quitte 
tout. 

Eugène ,  heureux  de  pouvoir  annoncer  au  moribond  la  présence 
d'une  de  ses  filles,  arriva  presque  joyeux  rue  Neuve-Sainte-Ge- 
neviève. Il  fouilla  dans  la  bourse  pour  pouvoir  payer  immédiate- 
ment son  cocher,  la  bourse  de  cette  jeune  femme,  si  riche,  si 
élégante,  contenait  soixante-dix  francs.  Parvenu  en  haut  de  l'es- 
calier, il  entendit  ce  hâan  !  ce  heuâh  continuel  que  criait  le  père 
Goriot.  Il  le  trouva  maintenu  par  Bianchon,  et  opéré  par  le  chirur- 
gien de  l'hôpital,  sous  les  yeux  du  médecin.  On  lui  biûlait  le  dos 
avec  des  moxas,  dernier  remède  de  la  science,   remède  inutile. 


58  REVUE    DE    PAHIS. 

—  Les  sentez-vous?  demandait  le  médecin. 

Le  père  Goriot ,  ayant  entrevu  l'étudiant ,  répondit  :  —  Elles 
viennent ,  n'est-ce  pas  ? 

—  Il  peut  s'en  tirer,  dit  le  chirurgien,  il  parle. 

-^ — Oui,  Delphine!  répondit  Eugène,  elle  me  suit. 

—  Allons  !  dit  Bianchon ,  il  parlait  de  ses  filles ,  après  lesquelles 
il  crie  comme  un  homme  sur  le  pal  crie  ,  dit-on,  après  l'eau... 

—  Cessez,  dit  le  médecin  au  chirurgien,  il  n'y  a  plus  rien  a 
faire,  on  ne  le  sauvera  pas. 

Bianchon  et  le  chirurgien  replacèrent  le  mourant  à  plat  sur  son 
grabat  infect. 

—  Il  faudrait  cependant  le  changer,  dit  le  médecin.  Quoiqu'il 
n'y  ait  aucun  espoir,  il  faut  respecter  en  lui  la  nature  humaine. 
Je  reviendrai ,  Bianchon ,  dit-il  a  l'étudiant.  S'il  se  plaignait  en- 
core ,  mettez-lui  de  l'opium  sur  le  diaphragme. 

Le  chirurgien  et  le  médecin  s'en  allèrent. 

—  Allons ,  Eugène  ,  du  courage ,  mon  fils ,  dit  Bianchon  a 
Rastignac  quand  ils  furent  seuls ,  il  s'agit  de  lui  mettre  une  che- 
mise blanche  et  de  changer  son  lit.  Va  dire  à  Sylvie  de  monter 
des  draps  et  de  venir  nous  aider. 

Eugène  descendit,  et  trouva  madame  Vauquer  occupée  a 
mettre  le  couvert  avec  Sylvie.  Aux  premiers  mots  que  lui  dit  Ras- 
tignac, la  veuve  vint  a  lui ,  en  prenant  l'air  aigrement  doucereux 
d'une  marchande  soupçonneuse  qui  ne  voudrait  ni  perdre  son  ar- 
gent, ni  fâcher  le  consommateur. 

—  Mon  cher  monsieur  Eugène  ,  répondit-elle  ,  vous  savez  tout 
comme  moi  que  le  père  Goriot  n'a  plus  le  sou.  Donner  des  draps 
a  un  homme  en  train  de  tortiller  de  l'œil ,  c'est  les  perdre ,  d'au- 
tant qu'il  faudra  bien  en  sacrifier  un  pour  le  linceul.  Ainsi,  vous 
me  devez  déjà  cent  quarante-quatre  fanes  ,  mettez  quarante  francs 
de  draps,  et  quelques  autres  petites  choses,  la  chandelle  que 
Sylvie  vous  donnera ,  tout  cela  fait  au  moins  deux  cents  francs 
qu'une  pauvre  veuve  comme  moi  n'est  pas  en  état  de  perdre. 
Dame!  soyez  juste,  monsieur  Eugène,  j'ai  bien  assez  perdu  depuis 
('iiif|  jouis  que  le  gnii;Moii  s'est  ](\i;Q  ('liez  moi.  Jaiirais  donné  dix 


RK\  UE    DE    PARIS.  i)Q 

écus  pour  que  ce  boiihomme-ra  fût  parti  ces  jours-ci,  comijne.  vous 
le  disiez.  Ça  frappe  mes  pensionnaires.  Pour  un  rien  ,  je  le  fe- 
rais porter  "a  l'hôpital .  Enfin,  mettez-vous  à  ma  place.  Mon  éta- 
blissement avant  tout,  c'est  ma  vie,  a  moi. 
Eugène  remonta  rapidement  chez  M.  Goriot. 

—  Biauclion  ,  l'argent  de  la  montre? 

—  Il  est  la  sur  la  table  ,  il  en  reste  six  cent  soixante  et  quelques 
francs.  J'ai  payé  sur  ce  qu'on  m'a  donné  tout  ce  que  nous  devions. 
La  reconnaissance  du  Mont-de-Piété  est  sous  l'argent. 

—  Tenez,  madame,  dit  Rastignac  après  avoir  dégringolé  les 
escaliers  avec  horreur,  soldez  nos  comptes!  M.  Goriot  n'a  pas 
long-temps  a  rester  chez  vous,  et  moi... 

—  Oui ,  il  en  sortira  les  pieds  en  avant ,  pauvre  bonhomme  , 
dit-elle  eu  comptant  deux  cents  irancs,  d'un  air  moitié  gai,  moi- 
tié mélancolique. 

—  Finissons  !  dit  Rastignac. 

—  Sylvie  ,  donnez  les  draps ,  et  allez  aider  ces  messieurs ,  la- 
haut. 

—  Vous  n'oublierez  pas  Sylvie ,  dit  madame  Vauquer  a  l'o- 
reille d'Eugène,  voilk  deux  nuits  qu'elle  veille. 

Dès  qu'Eugène  eut  le  dos  tourné  ,  la  vieille  courut  "a  sa  cui- 
sinière. 

—  Prends  les  draps  retournés ,  numéro  sept.  Par  Dieu ,  c'est 
toujours  assez  bon  pour  un  mort!  lui  dit-elle  a  l'oreille. 

Eugène,  qui  avait  déjà  monté  quelques  marches  de  l'escalier, 
n'entendit  pas  les  paroles  calculatrices  de  la  vieille  hôtesse. 

—  Allons,  lui  dit  Bianchon,  passons-lui  sa  chemise!  Tiens- 
le  droit! 

Eugène  se  mit  a  la  tête  du  lit,  et  soutint  le  moribond  au- 
quel Bianchon  enleva  sa  chemise ,  mais  le  bonhomme  fit  un  geste 
comme  pour  garder  quelque  chose  sur  sa  poitrine,  et  poussa  des 
cris  plaintifs  et  inarticulés ,  a  la  manière  des  animaux  qui  ont  une 
grande  douleur  a  ex})riiiier. 

—  Oh!  oh!  dit  Bianchon,  il  veut  une  petite  chaîne  de  che- 
veux et  un  niédaillon  que  nous  liu"  avons  ôics  tout  h  l'heure  jiour 


()0  RKVUE     J)K     PARIS. 

lui  poser  ses  moxas.  Pauvre  homme!  il  faut  Ja  lui  remettre.  Elle 
est  sur  la  cheminée. 

Eugène  alla  prendre  une  chaîne  tressée  avec  des  cheveux 
blonds  cendrés,  sans  doute  ceux  de  madame  Goriot.  Il  lut 
d'un  côté  du  médaillon  :  Anastasie  ;  et  de  l'autre  :  Delphine. 
Image  de  son  cœur  qui  reposait  toujours  sur  son  cœur.  Les  bou- 
cles contenues  étaient  d'une  telle  finesse  qu'elles  devaient  avoir 
été  prises  pendant  la  première  enfance  des  deux  filles.  Lorsque  le 
médaillon  toucha  sa  poitrine ,  le  vieillard  fit  un  han  prolongé  qui 
annonçait  une  satisfaction  effrayante  h  voir.  C'était  un  des  der- 
niers retentissemens  de  sa  sensibilité ,  qui  semblait  se  retirer 
au  centre  inconnu  d'où  partent  et  où  s'adressent  nos  sympathies. 
Son  visage  convulsé  prit  une  expression  de  joie  maladive.  Les 
deux  étudians,  frappés  de  ce  terrible  éclat  d'une  force  de  sentiment 
qui  survivait  h  la  pensée,  laissèrent  tomber  chacun  des  larmes 
chaudes  sur  le  moribond  qui  jeta  un  cri  de  plaisir  aigu. 

—  Asie! — Fine!  dit-il. 

—  Il  vit  encore,  dit  Bianchon. 

—  A  quoi  ça  lui  sert- il  ?  dit  Sylvie. 

—  A  souffrir  !  répondit  Rastignac. 

Après  avoir  fait  "a  son  camarade  un  signe  pour  lui  dire  de  l'imi- 
ter, Bianchon  s'agenouilla  pour  passer  ses  bras  sous  les  jarrets 
du  malade ,  pendant  que  Rastignac  en  faisait  autant  de  l'autre 
côté  du  lit  afin  de  passer  les  mains  sous  le  dos.  Sylvie  était  la , 
prête  A  retirer  les  draps  quand  le  moribond  serait  soulevé,  afin  de 
les  remplacer  par  ceux  qu'elle  apportait.  Trompé  sans  doute  par 
les  larmes,  M.  Goriot  usa  ses  dernières  forces  pour  étendre  les 
mains,  rencontra  de  chaque  côté  de  son  lit,  les  têtes  des  étu- 
dians ,  les  saisit  violemment  par  les  cheveux,  et  l'on  entendit 
faiblement  : 

—  Ah!  mes  anges. 

Deux  mots,  deux  murmures  accentués  par  lame  qui  s'envola 
sur  cette  parole. 

—  Pauvre  cher  houune!  dit  Sylvie  attendrie  de  cette  exclama- 
tion où  se  peignit  \\n  sentiment  suf>rêmc  que  le  plus    horrible, 


REVUF,    DK    PARIS.  Gl 

le  plus  involontaire  des  mensonges  exaltait  une  dernière  fois-  Le 
dernier  soupir  de  ce  père  devait  être  un  soupir  de  joie,  ce  fut 
l'expression  de  toute  sa  vie. 

Le  père  Goriot  fut  pieusement  replacé  sur  son  grabat.  A 
compter  de  ce  moment,  sa  physionomie  garda  la  douloureuse  em- 
preinte du  combat  qui  se  livrait  entre  la  mort  et  la  vie  dans  une 
machine  qui  n'avait  plus  cette  espèce  de  conscience  cérébrale  d'où 
résulte  le  sentiment  du  plaisir  et  de  la  douleur  pour  l'être  hu- 
main. Ce  n'était  plus  qu'une  question  de  temps  pour  la  destruc- 
tion. 

—  Il  va  rester  ainsi  quelques  heures ,  et  mourra  sans  qu'on  s'en 
aperçoive,  il  ne  râlera  même  pas.  Le  cerveau  doit  être  complète- 
ment envahi. 

En  ce  moment  on  entendit  dans  l'escalier  un  pas  de  jeune 
femme  haletante. 

—  Elle  arrive  trop  tard!  se  dit  Rastignac. 

Ce  n'était  pas  Delphine,  c'étaitThérèse,  sa  femme  de  chambre. 

—  Monsieur  Eugène,  dit-elle,  il  s'est  élevé  une  scène  violente 
entre  monsieur  et  madame,  a  propos  de  l'argent  que  cette 
pauvre  madame  demandait  pour  son  père.  Elle  s'est  évanouie ,  le 
médecin  est  venu  ,  il  a  fallu  la  saigner,  elle  criait  :  — Mon  père 
se  meurt,  je  veux  voir  papa!  Enfin,  des  cris  à  fendre  lame... 

— Assez,  Thérèse.  Elle  viendrait  que  maintenant  ce  serait  su- 
perflu, M.  Goriot  n'a  plus  de  connaissance. 

—  Pauvre  cher  monsieur,  est-il  mal  comme  ça  !  dit  Thérèse. 

—  Vous  n'avez  plus  besoin  de  moi,  faut  que  j'aille  h  mon 
dîner,  il  est  est  quatre  heures  et  demie,  dit  Sylvie  qui  faillit  se 
heurter  sur  le  haut  de  l'escalier  avec  madame  de  Restaud. 

Ce  fut  une  apparition  grave  et  terrible  que  celle  de  la  com- 
tesse. Elle  regarda  le  lit  de  mort,  mal  éclairé  par  une  seule  chan- 
delle, et  versa  des  pleurs  en  apercevant  le  masque  de  son  père 
où  palpitaient  encore  les  derniers  tressaillemens  de  la  vie.  Bian- 
clion  se  retira  par  discrétion. 

— •  Je  ne  me  suis  pas  échappée  assez  tôt!  dit  la  comtesse  a  Rasti- 
arnac. 


()2  HEVUE     OE     PAHIS. 

L'étudiant  fit  un  signe  de  tète  affirmatif  plein  de  tristesse.  Ma- 
dame de  Restaud  prit  la  main  de  son  père,  la  baisa. 

—  Pardonnez-moi ,  mon  père  !  Vous  disiez  que  ma  voix  vous 
rappellerait  de  la  tombe ,  hé  bien ,  revenez  un  moment  a  la  vie 
pour  bénir  votre  fille  repentante.  Entendez-moi.  Ceci  est  affreux! 
votre  bénédiction  est  la  seule  que  je  puisse  recevoir  ici-bas  désor- 
mais. Tout  le  monde  me  hait!  Vous  seul  m'aimez  !  Mes  enfans 
eux-mêmes  me  haïront!  Emmenez-moi  avec  vous,  je  vous  aimerai, 
je  vous  soignerai  !  Il  n'entend  plus  !  je  suis  folle  ! 

Elle  tomba  sur  ses  genoux ,  et  contempla  ce  débris  avec  une  ex- 
pression de  délire. 

—  Rien  ne  manque  a.  mon  malheur,  dit-elle  en  regardant  Eu- 
gène! M.  de  Trailles  est  parti  pour  les  Indes  en  laissant  ici  des 
dettes  énormes,  et  j'ai  su  qu'il  me  trompait?  Mon  mari  ne  me  par- 
donnera jamais,  et  je  l'ai  laissé  le  maître  de  ma  fortune.  J'ai  perdu 
toutes  mes  illusions.  Hélas!  pour  qui  ai-je  trahi  le  seul  cœur  (elle 
montra  son  père)  où  j'étais  adorée!  Je  l'ai  méconnu,  je  l'ai  re- 
poussé ,  je  lui  ai  fait  mille  maux  !  Infâme  ! 

—  Il  le  savait,  dit  Rastignac. 

En  ce  moment,  le  père  Goriot  ouvrit  les  yeux,  mais  par  l'ef- 
fet d'une  convulsion.  Le  geste  qui  révélait  l'espoir  de  la  comtesse 
ne  fut  pas  moins  horrible  a  voir  que  l'œil  du  mourant. 

—  M'entendrait-il?  cria  la  comtesse.  Non,  se  dit-elle  en  s^'as- 
seyant  auprès  du  lit. 

Madame  de  Restaud  ayant  manifesté  le  désir  de  garder  son 
père,  Eugène  descendit  pour  prendre  un  peu  de  nourriture.  Les 
pensionnaires  étaient  déjà  réunis. 

—  Hé  bien ,  lui  dit  le  peintre ,  il  paraît  que  nous  allons  avoir 
un  petit  mortorama,  fa-haut. 

—  Charles ,  lui  dit  Eugène,  il  me  semble  que  vous  devriez 
plaisanter  sur  quelque  sujet  moins  lugubre. 

—  Nous  ne  pourrons  donc  plus  rire  ici?  reprit  le  peintre. 
Qu'est-ce  que  cela  fait,  puisque  Bianchon  dit  que  le  bonhomme 
n'a  pins  sa  conuaissanro. 


REVUE    DE     PARIS.  ()3 

—  Hé  bien ,  reprit  l'employé  au  muséum ,  il  sera  mort  comme 
il  a  vécu. 

—  Mon  père  est  mort!  cria  la  comtesse. 

A  ce  cri  terrible,  Sylvie,  Rastignac  etBianchon  montèrent,  et 
trouvèrent  madame  de  Restaud  évanouie.  Après  l'avoir  fait  re- 
venir a  elle,  ils  la  transportèrent  dans  le  fiacre  qui  l'attendait. 
Eugène  la  confia  aux  soins  de  Thérèse,  lui  ordonnant  de  la  con- 
duire chez  madame  de  Nucingen. 

—  Oh!  il  est  bien  mort!  dit  Bianchon  en  descendant. 

—  Allons,  messieurs,  à  table,  dit  madame  Vauquer,  la  soupe 
va  se  refroidir. 

Les  deux  étudians  se  mirent  a  côté  l'un  de  l'autre. 

—  Que  faut-il  faire  maintenant?  dit  Eugène  a  Bianchon. 

—  Mais,  je  lui  ai  fermé  les  yeux,  et  je  l'ai  convenablement 
disposé.  Quand  le  médecin  de  la  mairie  aura  constaté  le  décès 
que  nous  irons  déclarer,  on  le  coudra  dans  un  linceul,  et  on 
l'enterrera.  Que  veux-tu  qu'il  devienne? 

—  Il  ne  flairera  plus  son  pain  comme  ça  !  dit  un  pensionnaire 
en  imitant  la  grimace  du  bonhomme. 

—  Saprebleu,  messieurs,  dit  le  répétiteur,  laissez  donc  le 
père  Goriot,  et  ne  nous  en  faites  plus  manger.  On  l'a  mis  a  toute 
sauce  depuis  une  heure.  Sapristie,  un  des  privilèges  de  la  bonne 
ville  de  Paris  ,  c'est  qu'on  peut  y  naître,  y  vivre,  y  mourir  sans 
que  personne  fasse  attention  a  vous.  Profitons  donc  des  avantages 
de  la  civilisation.  Il  y  a  trois  cents  morts  aujourd'hui,  voulez- 
vous  nous  apitoyer  sur  les  hécatombes  parisiennes?  Que  le  père 
Goriot  soit  crevé,  tant  mieux  pour  lui!  Si  vous  l'adorez,  allez  le 
garder,  et  laissez -nous  manger  tranquillement,  nous  autres. 

—  Oh,  oui,  dit  la  veuve,  tant  mieux  pour  lui  qu'il  soit  mort, 
car  il  paraît  que  le  pauvre  homme  avait  bien  du  désagrément , 
sa  vie  durant. 

Ce  fut  toute  l'oraison  funèbre  d'un  être  qui ,  pour  Eugène ,  re- 
présentait toute  la  Paternité.  Les  quinze  pensionnaires  se  mirent 
à  causer  comme  a  l'ordinaire.  Lorsque  Eugène  et  Bianchon  eu- 
rent mangé,  le  bruit  des  fourchettes  et  des  cuillers,  les  rires  de 


fj'l  RE\  UK    DK     PAlllS. 

la  conversation ,  les  diverses  expressions  de  ces  figures  gloutonnes 
et  indilYérentes,  leur  insouciance,  tout  les  glaça  d'horreur.  Ils 
sortirent  pour  aller  chercher  un  prêtre  qui  veillât  et  priât  pen- 
dant la  nuit  près  du  mort.  Il  leur  fallut  mesurer  les  derniers  de- 
voirs a  rendre  au  bonhomme  sur  le  peu  d'argent  dont  ils  pourraient 
disposer.  Vers  neuf  heures  du  soir,  le  corps  fut  placé  sur  un 
fond  sanglé ,  entre  deux  chandelles ,  dans  cette  chambre  nue ,  et 
un  prêtre  vint  s'asseoir  près  de  lui.  Avant  de  se  coucher,  Rasti- 
gnac  ayant  demandé  des  renseignemens  k  l'ecclésiastique  sur  le 
prix  du  service  à  faire  et  sur  celui  des  convois ,  écrivit  un  mot 
à  M.  de  Nucingen  et  à  M.  de  Restaud  en  les  priant  d'envoyer  leurs 
gens  d'affaires  afin  de  pourvoir  a  tous  les  frais  de  l'enterrement. 
Il  leur  dépêcha  Christophe,  puis  il  se  coucha  et  s'endormit  ac- 
cable de  fatigue. 

Le  lendemain  matin,  Bianchon  et  Rastignac  furent  obligés  d'al- 
ler déclarer  eux-mêmes  le  décès ,  qui  vers  midi  fut  constaté.  Deux 
heures  après ,  aucun  des  deux  gendres  n'avait  envoyé" d'argent, 
personne  ne  s'était  présenté  en  leur  nom ,  et  Rastignac  avait  été 
forcé  déjà  de  payer  les  frais  du  prêtre.  Sylvie  ayant  demandé 
dix  francs  pour  ensevelir  le  bonhomme  et  le  coudre  dans  son  lin- 
ceul ,  Eugène  et  Bianchon  calculèrent  que  si  les  parens  du  mort 
ne  voulaient  se  mêler  de  rien,  ils  auraient  a  peine  de  quoi  pour- 
voir aux  frais ,  l'étudiant  en  médecine  se  chargea  donc  de  mettre 
lui-même  le  cadavre  dans  une  bierre  de  pauvre  qu'il  fit  apporter 
de  son  hôpital  où  il  l'eut  a  meilleur  marché. 

—  Fais  une  farce  à  ces  drôles-la  ,  dit-il  a  Eugène.  Va  acheter  un 
terrain,  pour  cinq  ans,  au  Père-Lachaise,  et  commande  un  service 
de  quatrième  classe  a  l'église  et  aux  pompes  funèbres.  Si  les 
gendres  et  les  filles  se  refusent  a  te  rembourser,  tu  feras  graver  sur 
la  tombe  :  Ci  gît  M.  Goriot ,  père  de  la  comtesse  de  Restaud  et  de 
la  baronne  de  Nucingen ,  enterré  aux  frais  de  deux  étudians. 

Eugène  ne  suivit  le  conseil  de  son  ami,  qu'après  avoir  été  in- 
fructueusement chez  M.  et  madame  de  Nucingen  et  chez  M.  et 
madame  de  Restaud.  Il  n'alla  pas  plus  loin  que  la  porte.  Chacun 
Jes  concierges  avait  des  ordres  sévères. 


RKVLK     1)1.     PAIUS.  (i5 

—  Monsieur  et  madame,  direni-ils,  ne  reçoivent  personne ,  leur 
père  est  mort ,  et  ils  sont  plongés  dans  la  plus  vive  douleur. 

Eugène  avait  assez  l'expérience  du  monde  parisien  pour  savoir 
qu'il  ne  devait  pas  insister.  Son  cœur  se  serra  étrangement  quand 
il  sévit  dans  l'impossibilité  de  parvenir  jusqu'à  Delphine. 

Vendez  une  parure,  lui  écrivit-il  chez  le  concierge,  et  que 
z'otre  père  soit  décemment  conduit  à  sa  dernière  demeure. 

Il  cacheta  ce  mot ,  et  pria  le  concierge  de  le  remettre  a  Thérèse , 
pour  sa  maîtresse.  Le  concierge  le  remit  "a  M.  de  Nucingen. 

A  trois  heures ,  Eugène  qui  avait  fait  toutes  ses  dispositions , 
revint  a  la  pension  bourgeoise.  Il  ne  put  retenir  une  larme  quand 
il  aperçut  a  cette  porte  bâtarde ,  la  bière  a  peine  couverte  d'un 
drap  noir,  posée  sur  deux  chaises  dans  cette  rue  déserte.  Il  y 
avait  un  plat  de  cuivre  argenté ,  plein  d'eau  bénite ,  dans  lequel 
trempait  un  mauvais  goupillon  auquel  personne  n'avait  encore 
touché.  La  porte  n'était  pas  même  tendue  de  noir.  C'était  la  mort 
des  pauvres,  qui  n'a  ni  faste,  ni  suivans ,  ni  amis,  ni  parens»  Bian- 
chon ,  obligé  d'être  "a  son  hôpital ,  avait  écrit  un  mot  a  Rastignac 
pour  lui  rendre  compte  de  ce  qu'il  avait  fait  avec  l'église.  L'in- 
terne lui  mandait  qu'une  messe  était  hors  de  prix,  qu'il  fallait 
se  contenter  du  service  moins  coûteux  des  vêpres,  et  qu'il  avait 
envoyé  Christophe  avec  un  mot  aux  Pompes  Funèbres.  Au  moment 
où  Eugène  achevait  de  lire  le  griffonnage  de  Bianchon ,  il  vit 
entre  les  mains  de  madame  Vauquer  le  médaillon  "a  cercle  d'or 
où  étaient  les  cheveux  des  deux  fdles. 

—  Comment  avez-vous  osé  prendre  ça?  lui  dit-il. 

—  Pardi  !  fallait-il  l'enterrer  avec  !  répondit  Sylvie,  c'est  en  or. 

—  Certes!  reprit  Eugène  avec  indignation,  qu'il  emporte  au 
moins  avec  lui  la  seule  chose  qui  puisse  représenter  ses  deux  filles. 

Et  quand  le  corbillard  vint,  Eugène  fit  remonter  la  bière,  la 
décloua,  et  plaça  religieusement  sur  la  poitrine  du  bonhomme 
une  image  qui  se  rapportait  a  un  temps  où  Delphine  et  Anastasie 
étaient  jeunes,  vierges,  pures,  et  ne  raisonnaient  pas,  comme  il  l'a- 
vait dit  dans  ses  cris  d'agonisant. 

TOME  XIV.     n'vRiER.  5 


G(]  REVUK     DE     PARIS. 

Rastignac  et  Christophe  accompagnèrent  seuls ,  avec  deux  cro- 
que-morts, le  char  qui  menait  le  pauvre  homme  a  Saint-Etienne- 
du-Mont,  église  peu  distante  de  la  rue  Neuve-Saintc-Geueviève. 
Arrivés  la,  le  corps  fut  présenté  "a  une  petite  chapelle  hasse  et  som- 
bre, autour  de  laquelle  l'étudiant  chercha  vainement  les  deux  filles 
du  père  Goriot,  ou  leurs  maris.  Il  fut  seul  avec  Christophe  qui 
se  croyait  obligé  de  rendre  les  derniers  devoirs  à  un  homme  qui 
lui  avait  fait  gagner  quelques  bons  pourboire.  En  attendant  les  deux 
prêtres,  l'enfant  de  chœur  et  le  bedeau  ,  Rastignac  serra  la  main 
de  Christophe,  sans  pouvoir  prononcer  une  parole. 

—  Oui ,  monsieur  Eugène,  dit  Christophe,  c'était  un  brave  et 
honnête  homme,  qui  n'a  jamais  dit  une  parole  plus  haute  que 
l'autre,  qui  ne  nuisait  a  personne  et  n'a  jamais  fait  de  mal. 

Les  deux  prêtres,  l'enfant  de  chœur  et  le  bedeau  vinrent  et 
donnèrent  tout  ce  qu'on  peut  avoir  pour  soixante-dix  francs, 
dans  une  époque  où  la  religion  n'est  pas  assez  riche  pour  prier 
gratis.  Les  gens  du  clergé  chantèrent  un  psaume,  le  Libéra,  le 
De profunilis .  Le  service  dura  vingt  minutes.  Il  n'y  avait  qu'une 
seule  voiture  de  deuil  pour  un  prêtre  et  un  enfant  de  chœur  qui 
consentirent  h  re-cevoir  avec  eux  Eugène  et  Christophe. 

—  Il  n'y  a  point  de  suite ,  dit  le  prêtre ,  nous  pourrons  aller 
vite ,  afin  de  ne  pas  nous  attarder,  il  est  cinq  heuresu  et  demie. 

Cependant,  au  moment  où  le  corps  fut  placé  dans  le  corbillard, 
deux  voitures  armoriées,  mais  vides,  celles  de  M.  Restaud  et  de 
M.  de  Nucingen  se  présentèrent  et  suivirent  le  convoi  jusqu'au 
Père-Lachaise. 

A  six  heures ,  le  corps  du  père  Goriot  fut  descendu  dans 
sa  fosse,  autour  de  laquelle  étaient  les  gens  de  ses  filles  qui 
disparurent  avec  le  clergé  aussitôt  que  fut  dite  la  courte  prière 
due  au  bonhomme  pour  l'argent  de  l'étudiant.  Quand  les  deux 
fossoyeurs  eurent  jeté  quelques  pelletées  de  terre  sur  la  bière 
pour  la  cacher,  ils  se  relevèrent,  et  l'un  d'eux  s'adrcssant  h  Ras- 
tignac lui  demauda  leur  pouiboirc.  Eugène  se  fouilla,  il  n'avait 
plus  rien,  et  fut  forcé  d'emprunter  vingt  sous  a  Christophe. 
Ce  fait,  si   léger   eu  lui-nu"^me,    déternu'na   chez    Rastignac  un 


•K7S 

■.)(j'r- 


HKVUE     DR    PAIIIS.  (i'J 

accès  tVliorrible  tristesse.  Le  jour  tombait,  il  n'y  avait  plusqifuu 
crépuscule  qui  agaçait  les  nerfs  ;  il  regarda  la  tombe  et  y  enseve- 
lit sa  dernière  larme  de  jeune  homme  ,  cette  larme  arrachée  par 
les  saintes  émotions  d'un  cœur  pur ,  une  de  ces  larmes  qui , 
de  la  terre  où  elles  tombent,  rejaillissent  jusque  dans  les  cieux. 
Il  se  croisa  les  bras  et  contempla  les  nuages.  Christophe  s'en  alla. 
Bientôt  Rastignac  fut  seul.  Il  fit  quelques  pas  vers  le  hautdu  cime- 
tière ,  et  vit  Paris  tortueusement  couché  le  long  des  deux  rives 
de  la  Seine  où  commençaient  a  briller  les  lumières.  Ses  yeux  s'at- 
tachèrent presque  avidement  entre  la  colonne  de  la  place  Ven- 
dôme et  le  dôme  des  Invalides  ,  Ta  où  vivait  ce  beau  monde  dans 
lequel  il  avait  voulu  pénétrer  !  Il  lança  sur  cette  ruche  bourdon- 
nante un  regard  qui  semblait  par  avance  en  pomper  le  miel  ,  et 
dit  ce  mot  suprême  ! 

—  A  nous  deux  maintenant. 

Puis  il  revint  "a  pied  rue  d'Artois ,  et  alla  dîner  avez  madame 
de  Nucingen. 

De  Balzac. 


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THÉATRE-IIALIKN 


1  PURITANI  E  I  CAVALIERl,   OPERA  EN  TROIS  ACTES,   PAROLES  DE  M.   C.    PE- 
POLI  ,  MUSIQUE  DE  M.   lîELLINI. 

L'affiche  annonçait  d'al)oid  I  Puritani  di  Scozia ,  titre  que  je  traduisais 
liardimentpar  les  Puritains  d'Ecosse.  Pour  trouver  le  sujet  du  nouvel  ope'ra, 
je  lis  le  loraan  de  Walter  Scott,  sautant  par-dessus  des  chapitres  entiers 
pour  rattniper  le  fil  d'une  action  trop  souvent  interrompue  par  des  discours 
sans  fin  et  des  sermons  peu  divertissans.  Les  libraires  qui  nous  adressent 
si  souvent  des  éditions  du  romancier  écossais  devraient  en  publier  une  Irès- 
abre'ge'e  ,  expurgata,  à  l'usage  des  lecteurs  qui  n'ont  pas  de  temps  à  perdre. 
Trente  volumes  seraient  ainsi  réduits  à  dix,  et  de  toutes  les  manières  les 
amateurs  seraient  plus  tôt  satisfaits.  L'affiche  nous  montrait  le  chemin  de 
l'Ecosse ,  et  le  livret  de  M.  Pepoli  nous  retient  en  Angleterre.  La  scène  est 
aux  environs  de  Plymouth.  Mes  frais  d'érudition  ,  mon  voyage  au  pont  de 
Bothwel ,  au  château  de  lady  Bcllenden,  ont  été  parfaitement  inutiles. 
A  mon  retour,  on  m'a  dit  que  ce  même  livret  était  imite'  d'un  di-ame  à 
couplets ,  représenté  sur  le  théâtre  du  Vaudeville.  Je  fréquente  peu  ces  pa- 
rages; je  suis  allé  deux  ou  trois  fois  au  Vaudeville  ,  voir  le  Mariage  de 
Scaron  ,  Fanchon  la  vielleuse  ,  le  Foyage  de  la  giraffe  ;  et  le  hasard 
a  voulu  que  ces  jours-là  les  acteurs  ne  s'étaient  point  ajustés  pour  jouer  les 
Têtes  rondes  et  les  Cavaliers ,  dont  les  couplets,  confiés  d'abord  aux  vir- 
tuoses à  fions  fions  ,  ont  été  mis  in  extenso  par  MM.  Pepoli  et  Bellini, 
per  Vuso  de  i  valentissimi  cantanti  Rubini ,  Lablache ,  Tamburini , 
(jiulia  Grisi. 

Me  voilà  donc  prive  de  souvenirs  et  de  soutien  ,  arrivant  à  l'Opéra-Ita- 
licn  sans  instruction  aucune  ,  et  ne  pouvant  même  reconnaître  les  emprunts 


REVUE     DE     PAHIS.  ()() 

que  le  nouvel  auteur  a  fait  aux  anciens.  Je  suis  donc  re'duit  à  conter  naï- 
vement la  fable  du  livret ,  comme  elle  a  défile  devant  mes  yeux ,  comme  on 
a  bien  voulu  me  la  chanter.  Je  laisse  à  mes  lecteurs  plus  expérimentés  le 
soin  de  la  critique  sur  ce  point.  Dans  une  forteresse  voisine  de  Plyraouth, 
commandée  par  lord  Yalton ,  forteresse  au  pouvoir  des  puritains  dont  le 
drapeau  flotte  sur  les  remparts  ,  nous  rencontrons  parmi  les  officiers  de  la 
garnison  sir  Ricardo  Fortli  et  sir  Giorgio ,  frère  du  gouverneiu-.  Ricardo 
est  vivement  épris  des  chai-mes  d'Elvira  ,  fille  de  \  alton;  sa  main  lui  est 
promise.  Le  tambour  bat ,  la  trompette  sonne ,  ainsi  que  l'horloge  du  châ- 
teau ;  mais  l'alerte  n'a  rien  qui  doive  nous  effrayer  5  elle  amène  sur  la 
scène  des  guerriers  qui  viennent  faire  leur  prière  du  malin  et  des  villa- 
geois et  villageoises  armés  de  corbeilles  de  fleurs.  On  prépare  la  noce  d'El- 
vira, et  ce  n'est  point  la  noce  de  Ricardo,  ce  protégé  du  gouverneur j 
il  ne  doit  figurer  à  la  cérémonie  que  comme  témoin.  Elvira  aime 
lord  Arturo  Talbot ,  un  cavalier ,  un  ennemi  des  puritains  !  \  alton  ,  bon 
père  ,  s'est  laissé  toucher  par  les  supplications  de  Giorgio  ,  le  meilleur  des 
oncles,  il  consent  à  cette  substitution  de  gendre  ,  puisqu'il  peut  ainsi  faire 
le  bonheur  de  sa  fille  chérie.  Ricardo  déplore  son  infortune  et  demande 
au  ciel  de  changer  ou  sa  destinée  ou  son  cœur. 

L'heureux  Arlui-o  arrive  ;  on  le  reçoit  comme  un  ami ,  comme  un  futur 
époux,  dans  la  forteresse  puritaine.  Des  affaires  importantes  éloignent 
Vallon  du  château;  des  chevaux  l'attendent  au  pied  des  remparts;  il  ne 
peut  assister  au  mariage  de  sa  fille  ,  il  part  en  donnant  l'ordre  de  ne  lais- 
.ser  sortir  personne ,  sous  peine  de  mort.  Mais  comme  il  faut  qu'Artiiro 
aille  au  temple,  il  lui  donne  un  laissez -passer  dont  le  couple  amoureux 
doit  se  servir  quand  la  mariée  aura  fait  sa  toilette.  Depuis  qu'il  existe 
au  monde  des  châteaux  forts  ou  faibles  ,  une  chapelle  a  été  construite  et 
décorée  dans  ces  mêmes  châteaux  ,  et  c'est  là  que  les  mariages  des  gouver- 
neurs et  des  châtelaines  se  sont  célébrés.  Mais  Arturo  est  cavalier  et  par 
conséquent  papiste  :  il  ne  peut  donc  amener  le  ministre  de  sa  religion  dans 
le  sanctuaire  des  puritains.  A  peine  le  fiancé  tient-il  en  main  son  passe- 
port ,  qu'il  rencontre  dans  la  forteresse  la  reine  d'Angleterre ,  Henriette , 
A'euve  de  Charles  F"",  qne  les  affidés  de  Cromwell  tiennent  prisonnière  sans 
la  connaître  ;  ils  savent  seulement  que  c'est  une  grande  dame  dévouée  au 
parti  des  Stuarts.  Le  cavalier  et  la  captive  sont  bientôt  d'intelligence.  Ar- 
turo cherche  un  moyen  de  la  rendre  à  la  liberté.  Elvira  revient  en  costume 
de  mariée;  elle  n'a  pas  encore  posé  son  voile  sur  sa  tète;  elle  prie  Hen- 


yO  REVUE    DE    PARIS. 

riettc  de  l'essayer ,  et  rentre  ensuite  pour  aller  chercher  le  complément  de 
sa  parure.  Ailuro  profite  de  son  absence  :  le  temps  presse;  la  reine  se 
couvre  du  voile  qu'un  caprice  de  jeune  fdle  a  jeté  sur  sa  tète  ;  elle  s'enfuit 
avec  le  cavalier.  Ricardo  laisse  passer  les  fugitifs ,  bien  qu'il  ait  reconnu 
la  prisonnière.  Cette  e'vasion  favorise  ses  projets  amoureux.  Les  postes  se 
gardent  bien  de  les  arrêter  :  leur  passeport  est  en  bonne  forme.  Arturo  et 
la  reine  sont  déjà  hors  d'atteinte,  quand  F^lvira  et  son  cortège  nuptial  arri- 
vent. On  cherche  le  futur;  il  ne  repond  point  à  l'appel;  on  l'a  vu  fuir 
avec  la  prisonnière.  Elvira  est  au  désespoir ,  elle  perd  la  raison ,  et  Gior- 
gio et  tous  les  puritains  jurent  de  venger  l'affront  que  le  perfide  cavalier 
leur  a  fait. 

Le  second  acte  offre  beaucoup  moins  d'incidens  :  Arturo  est  condamne 
à  mort,  Elvira  est  folle.,  Giorgio  et  Ricardo  s'occupent  de  faire  triompher 
leur  parti,  Valton  ne  paraît  plus  et  travaille  apparemment  dans  son  cabi- 
net. Arturo  revient  pourtant  auprès  de  son  amie,  et  se  justifie  en  lui  disant 
qu'il  a  sauve'  la  reine  d'un  péril  imminent.  La  jeune  fille  se  rend  à  cet  ar- 
gument ,  dont  elle  apprécie  la  conséquence ,  malgré  le  dérangement  de  ses 
facultés  intellectuelles.  Elvira  est  toujours  amoureuse,  et  c'est  l'amour  qui 
lui  rend  la  raison.  A  peine  Arturo  a-t-il  fait  sa  paix  avec  Elvira,  et  chanté 
avec  elle  l'ensemble  d'un  duo  plein  de  charme  et  de  passion ,  qu'il  est 
lui-même  exposé  aux  dangers  qui  menaçaient  la  reine.  Les  soldats  de 
Gromwell  le  poursuivent,  et  son  arrêt  de  mort  est  déjà  prononcé;  mais  ras- 
surez-vous, cet  arrêt  n'est  point  exécuté;  la  paix  vient  d'être  faite:  les 
condamnes  politiques  profitent  de  l'amnistie  proclamée  dans  les  deux 
camps ,  et  Ricardo  se  montre  rival  généieux,  en  laissant  au  cavalier  Ar- 
turo le  soin  de  faire  le  bonheur  d'Elvira. 

Le  livret  de  M.  Pepoli,  très-bien  disposé  ])our  le  musicien,  a  le  mérite 
d'être  écrit  avec  élégance.  Le  premier  acte  présente  plus  de  mouvement  et 
phis  d'intérêt  que  le  second  :  c'est  un  déiàut  que  l'on  rencontre  trop  sou- 
vent dans  les  opéras  italiens.  La  folie  d'Elvira  n'est  point  assez  liée  à  l'ac- 
tion et  n'amène  pas  un  résultat  assez  important  pour  qu'elle  soit  justifiée 
aux  yeux  des  spectateurs  qui  ont  vu  défiler  tant  de  folles  sur  la  scène.  La 
folie  est  un  moyen  dramatique  dont  on  a  ajjusé;  il  est  permis  d'y  revenir 
encore ,  mais  en  ayant  soin  de  l'employer  d'une  manii-re  nouvelle  et  com- 
iiiandéc  par  les  situations  fortes  de  la  pièce.  Elvira  ,  désolée  ,  désespérée, 
et  pourtant  raisonnable ,  pourrait  figuier  dans  /  Purilaui ,  sans  déranger 
l 'édifice  dr.miatiipie,  puisque  cotte  folle  comprend  ti  es -bien  cctju'il  estesseii- 


HEVui:   UE   PAUiS.  71 

lic'l  qu'elle  coiupieiiue.  Oii  u'est  iioint  insensé  quand  on  peut  j)rendie  à 
propos  sa  bisque  et  saisir  au  passage  le  mot  qui  doit  changer  notre  desti- 
née. Le  livret  de  M.  Pcpoli  u'en  est  pas  moins  un  des  plus  renianjuables 
du  répertoire  italien. 

Un  opéra  nouveau  de  Bellini,  du  jeune  maître  à  qui  nous  devons  déjà 
tant  d'ouvrages  d'un  grand  mérite  ,  un  opéra  écrit  tout  exprès  pour  notre 
théâtre  ,  et  (pie  ceux  de  Naples  et  de  Milan  attendent  après  l'épreuve  qui 
devait  en  être  faite  devant  nous,  inspirait  beaucoup  d'intérêt.  Les  ama- 
teurs impatiens  n'ont  pas  voulu  attendre  la  piemièie  représentation  ;  ils 
sont  venus  se  poster  dans  la  salle  pour  assister  à  la  dernière  répétition. 
Deux,  mille  personnes  s'y  pressaient  dans  les  loges ,  au  parleire  et  sur  le 
théâtre;  on  applaudissait  avec  enthousiasme,  et  l'on  a  même  crié  bis  plus 
d'une  fois.  Cet  essai  n'a  pas  été  sans  avantages;  il  a  signalé  les  morceaux 
(pie  le  public  devait  particulièrement  adopter,  et  l'on  a  sur-le-champ  ar- 
rêté une  nouvelle  disposition  du  drame.  L'effet  foudroyant  du  duo  des  deux 
basses  menaçait  d'écraser  bien  des  choses;  le  second  acte  a  été  divisé  en 
deux  parties,  dont  la  première  s'est  terminée  par  ce  duo  qui  marchait 
avant  la  grande  scène  d'Elvira.  Après  le  grand  coup  frappé  par  Lablache 
et  Tamburini ,  le  rideau  tombe  ,  et  la  vive  sensation  produite  par  la  réu- 
nion de  ces  deux  basses  merveilleuses  a  le  temps  de  se  calmer. 

/  Puritani  ne  sont  point  précédés  par  une  ouverture;  un  solo  de  quatre 
cors,  soutenu  par  l'orchestre,  sertdeprélude  à  l'introduction,  chœur  brillant 
qui  amène  la  prière  du  matin  que  les  puritains  chantent  avec  accomjiagnement 
d'orgue  dans  leur  chapelle;  les  chantres  ne  sont  pas  nombreux  ,  mais  leurs 
voix  sont  belles  et  harmonieuses.  Lablache,  Tamburini ,  M""  Grisi ,  s'y  font 
remarquer,  et  Rubini,  anticipant  sur  son  arrivée  au  château ,  veutbien  exé- 
cuter la  partie  de  ténor  dans  ce  cantique  puritain .  Cette  prière,  d'un  caractère 
simple  et  solennel ,  paraîtrait  un  peu  longue  si  elle  était  confiée  à  des 
chanteurs  moins  habiles.  La  cloche  sonnant  la  tonique /a  ,  s'unit  parfaite- 
ment au  groupe  des  voix  et  de  l'orgue.  Un  six-huit  allègre  amène  le 
chœur  nuptial  sur  la  scène;  la  troupe  joyeuse  s'éloigne,  etPvicardo  chante 
une  cavatine ,  dans  laquelle  Tamburini  déploie  le  charme  de  la  voix  de 
ténor  et  la  vigueur  de  la  basse.  La  mélodie  s'élève  jusqu'au  sol  bémol  et 
descend  au  la  bémol  grave.  La  clarinette  concerte  avec  la  voix,  et  lorsque 
dans  la  cabalette  elle  porte  la  tierce  haute  du  trait  exécuté  par  le  chanteur, 
le  résultat  est  délicieux.  Le  duo  qui  suit  est  un  peu  long  ;  il  renferme  des 
détails  d'exposition  qu'il  eut  fallu  rejeter  dans  le  récitatif;  on  y  remarque 


".>.  REVUE     DE     l'ARIS. 

cependant  le  solo  de  Lablache  et  l'ensemble  final  attaqué  avec  une  grande 
force  d'expression  par  ce  virtuose  et  M""  Grisi. 

L'enti-e'e  d'Arturo  est  annoncée  par  le  quatuor  de  cors  qui  a  déjà  figuré 
dans  l'introduction.  Arturo  ne  dit  que  la  moitié  d'une  cavatine  ,  Van- 
dante  seulement  ;  mais  à  peine  ce  gracieux  fragment  a-t-il  été  présenté 
par  Rubini  d'une  manière  i-avissante ,  que  les  voix  principales  se  groupent 
et  forment  divers  dessins  fort  ingénieux  sous  les  traits  larges ,  les  tenues 
élevées  du  ténor  et  du  soprane;  le  chœur  s'y  réunit  ensuite.  Le  duo  de 
scène  d'Arturo  et  de  la  reine  est  peu  remarquable j  j'appellerai  cependant 
l'attention  des  amateurs  sur  la  période  Sarai  salva,  o  sventurata  !  attaquée 
en  majeur  après  une  succession  de  traits  en  ton  mineur.  Arrivons  au  mor- 
ceau favori,  le  boléro,  so7i  vergin  vezzosa  ,  que  M*^*^  Grisi  dit  admira- 
blement. Mélodie  coquette  et  légère ,  traits  élégans  et  rapides ,  gammes 
chromatiques  descendantes  et  ascendantes  prises  tout  d'une  haleine ,  trille 
tenu  long-temps  sur  le  fa  dièze  aigu ,  amenant  une  résolution  scabreuse 
sur  des  traits  agiles ,  ce  boléro ,  d'une  exécution  d'autant  plus  difficile 
qu'il  faut  lui  conserver  toujours  son  caractère  gracieux  et  léger,  a  fait 
triompher  la  cantatrice.  On  l'a  fait  répéter  en  entier  j  je  pense  qu'il  vau- 
drait mieux  n'en  redire  que  la  moitié ,  à  cause  des  retours  fréquens  du 
motif.  Le  staccato  de  Lablache  sous  le  chant  de  soprane  ,  ses  imitations  , 
saisies  avec  autant  d'aplomb  que  d'intelligence  ,  donnent  un  attrait  de  plus 
au  chant  principal  ;  mais  l'entrée  du  chœur  est  gauche  et  mal  assise. 
Quand  le  chœur  doit  chanter  dans  la  coulisse ,  il  ne  faut  pas  lui  confier 
de  traits  qui  demandent  une  extrême  précision.  L'harmonie  change  sur 
chaque  croche  d'un  mouvement  de  boléro 5  le  moindre  retard  de  la  part 
du  chœur  va  causer  un  désordre  affreux ,  et  c'est  ce  qui  est  arrivé  déjà 
quatre  fois  en  deux  représentations.  Cet  inconvénient  disparaîtrait  si  l'at- 
taque du  (;hœur  n'avait  lieu  que  sur  l'accord  de  si ,  au  lieu  d'alterner  ra- 
pidement sur  l'accord  de  mi. 

Ij'andante  du  finale  est  fort  beau  et  très-bien  exécuté.  Je  ferai  remarquer 
le  trait  de  mélodie  porté  en  tierces  par  les  sopranes  du  chœur  ,  tandis  que 
les  voix  d'hommes  battent  l'accord  plaqué ,  en  observant  des  silences  dis- 
tribués avec  une  parfaite  symétrie.  Le  solo  de  Giorgio  et  d'Elvira  est  trop 
long;  l'unisson  du  chœur  de  malédiction  est  plein  de  vigueur,  et  la  péro- 
raison du  finale  a  de  l'entraînement. 

Le  second  acte  ne  se  compose  que  de  deux  scènes  dont  l'ordre  a  été  in- 
lerveili  ;  h-s  livrets  ilalicus  se  prêtent  aisément  à  celle  espèce  de  Iranspo- 


REVUE    DE    PARIS.  73 

sition.  Elvira  a  voulu  chanter  d'abord  sa  cavatine  de  folle  en  robe  blanche, 
en  cheveux  épars,  selon  l'usage  adopté  par  les  folles  de  théâtre,  et  les  deux 
puritains  ont  montré  assez  de  galanterie  pour  lui  céder  le  pas  j  leur  cri  de 
liberté,  jeté  à  la  fin  de  la  première  section  du  second  acte  ,  devait  avoir 
plus  de  retentissement.  Cette  scène  de  folie  est  faite  avec  art;  Vandante, 
accompagné  con  sordini,  est  d'une  teinte  mélancolique;  il  forme  un  con- 
traste piquant  avec  le  motif  du  chœur  joyeux,  de  la  noce,  entendu  dans  le 
premier  acte ,  et  qui  revient  comme  un  souvenir  de  bonbeur  de  la  fiancée 
privée  de  son  époux.  Le  dernier  mouvement  de  la  cavatine  est  brillant  et 
ne  manque  pas  de  force  dramatique  ;  on  y  remarque  une  suite  de  gammes 
chromatiques  bien  exécutées  par  M"*'  Grisi,  un  trait  final  ascendant  qui  arrive 
sur  Vut  aigu.  Le  solo  de  cor  annonce  le  commencement  du  duo  des  deux 
basses;  ce  prélude  mélodieux  de  notre  virtuose  Gallay  est  d'abord  salué 
par  des  applaudissemens ,  et  le  public  s'impose  et  commande  le  silence  le 
])lus  profond.  Je  ne  signalerai  dans  la  première  partie  de  ce  duo  que  le 
dialogue  très-dramatique  Tu  quelV  or  a  hen  rimemhra  .Les  deux  solos  qui  le 
suivent  sont  un  peu  longs  et  empreints  de  monotonie ,  à  cause  de  l'unifor- 
mité des  cadences  ;  chaque  solo  a  deux  cadences  qui  s'opèrent  sur  la  to- 
nique la  bémol  ;  les  deux  voix  réunies  terminent  deux  fois  leur  pbrase  sur 
la  même  note,  ce  qui  fait  six  cadences  en  la  qui  se  suivent  à  des  inter- 
valles beaucoup  trop  rapprochés. 

C'est  un  autre  cor  sonnant  l'octave  haute  ,  le  cor  à  piston  ,  qui  attaque 
la  cabalette  finale  pour  la  livrer  aussitôt  à  la  voix  tonnante  de  Lablache. 
Tamburini  s'en  empare  ensuite  ,  et  les  deux  chanteurs  finissent  par  l'exé- 
cuter à  l'unisson.  La  puissance,  le  charme  de  cet  unisson  produit  un 
merveilleux  résultat ,  électrise  l'assemblée  au  point  que  la  salle  s'écroule- 
rait sous  les  applaudissemens  unanimes  et  frénétiques  ,  si  elle  n  'était  pas 
bien  solidement  bâtie.  On  fait  répéter  cette  partie  du  duo  ;  les  acteurs 
donnent  encore  plus  d'essor  à  leurs  voix ,  et  les  bravos  retentissent  avec 
plus  d'énergie.  Cette  cabalette  n'a  pourtant  rien  de  bien  original  et  de  bien 
remarquable.  C'est  un  chant  de  trompette  qui  bat  sans  cesse  la  même  note, 
Vutj  et  s'élève  au  mi  bémol  pour  descendi'c  diatoniquement  sur  le  la  bémol. 
Il  y  a  monotonie  ,  puisque  les  Aoix  restent  long  temps  sur  une  même  note; 
mais  cette  note  est  la  plus  belle  de  la  voix  de  Lablache.  Si  les  chants  de 
trompette  sont  peu  variés  dans  leurs  intonations,  ils  ont  une  énergie  par- 
ticulière qui  résulte  de  cette  répétition  fréquente  d'une  ou  deux  notes  in- 
cisives et  vibrantes.  C'est   n\\  effet  érkitaiit .  un  cri  de  lilteric  ,  que  le  mu- 


7^  REVUE    DE    PARIS.. 

sicien  a  voulu  lancer  d'une  manière  victorieuse  ,  et  les  deux  voix  trioui- 
|)liant ,  la  trompette  sonnant  à  pleine  embouchure,  tout  l'orchestre  atta- 
quant avec  elle,  sont  e'crasés  par  ces  deux  basses  chantantes.  Une  entrée 
de  chœur  d'hommes  aurait  beaucoup  moins  de  charme  et  n'égalerait  pas 
leur  puissance  ;  car  c'est  toujours  du  son  qu'elles  donnent  et  non  pas  du 
bruit  ;  c'est  du  chant  et  non  pas  des  cris.  Le  caractère  bien  distinct  de 
chacune  de  ces  voix  rend  leur  unisson  plus  agre'able.  Doubler  la  partie  de 
clarinette  par  une  flûte  vaut  mieux  que  la  réunion  de  deux  flûtes  ou  de 
deux  clarinettes.  C'est  une  heureuse  idée  que  d'avoir  pris  ce  motif  à  l'u- 
nisson dans  la  péroraison  du  duo.  Cette  mélodie  n'aurait  fourni  qu'un  se- 
cond dessus  insignifiant  et  gauche,  et  Lablache ,  tenant  la  partie  grave, 
eût  perdu  ses  avantages  ;  il  aurait  été  forcé  de  se  modérer  pour  ne  pas  cou- 
vrir le  chant  de  Tamburini,  tandis  qu'avec  l'unisson  les  deux  voix  con- 
courent à  le  faire  vibrer  de  toute  leur  puissance  respective.  La  coupe  des 
vers ,  la  belle  sonorité  des  paroles  contrii)ucnt  aussi  à  l'étonnante  explosion 
de  ce  duo.  Tout  est  ouvert,  rhythmé  ,  hardi.  M.  Pepoli  a  parfaitement 
servi  son  musicien. 

l  Piiritani  passeront  les  Alpes;  les  Italiens  de  Milan  ,  de  Naplcs  ,  les 
attendent;  mais  je  doute  que  la  censure  autrichienne  et  napolitaine  per- 
mette cà  Ricardo ,  à  Giorgio ,  de  dire  ce  vers  gridando  libertà.  Nous  pour- 
rons leur  céder  la  variante  ingénieuse  colloquée  dans  Don  Giovani;  ils 
chanteront  à  leur  tour  gridando  ilarità  ! 

Rubini  entre  en  scène  au  troisième  acte,  ou,  si  l'on  aime  mieux,  au 
commencement  de  la  deuxième  section  du  second  acte,  par  un  cantabile,  une 
romance  qu'il  dit  admirablement.  Une  romance  peut  être  fort  agréable;  mais 
(piand  un  virtuose  du  talent  de  Rubini  arrive  sur  le  théâtre  ,  seul ,  et  (jue 
l'action  dramatique  permet  qu'il  y  reste  long-temps  ,  une  romance  ne  suffit 
pas  :  on  s'attend  à  quelque  chose  de  mieux  et  qui  permette  au  chanteur  de 
déployer  tous  ses  moyens  de  séduction.  Rubini  s'est  élevé  bien  haut  dans 
/  Puritani;  peut-être  ne  s'est-il  jamais  montre  plus  habile,  plus  hardi , 
pins  puissant ,  et  pourtant  il  ne  recueille  pas  une  somme  d'applaudissemens 
digne  de  son  mérite.  C'est  la  faute  de  la  nouvelle  partition  ;  les  morceaux 
(•ciits  pour  lui  sont  d'un  caractère  trop  tranquille  et  trop  mélancolique. 
Jusqu'à  ce  jour  nous  l'avions  vu  passer  rapidement  sur  les  notes  sur-aiguës; 
il  les  touchait  dans  une  roulade  :  à  peine  si  l'on  pouvait  les  saisir  au  pas- 
sage; maintenant  il  les  attaque  de  volée  et  les  tient  vigoureusement.  Dans 
la  romance  du  dernier  acte  et  dans  le  duo  qui  la  suit ,  il  prend  le  fa  ,  l'oc- 


REVUE    DE    PARIS.  'j5 

tavc  liante  du  fa  aigu  du  ténor  et  le  fait  vibrer  pendant  vingt  secondes  au 
moins.  C'est  une  conquête  digne  d'être  signale'e. 

I  Puritani  marquent  un  progrès  dans  IM.  Bellini ,  sous  le  rapport  du 
soin  et  du  travail  ;  c'est  un  ouvrage  mieux  fait  que  ses  partitions  précé- 
dentes; les  effets  des  voix  et  de  l'orchestre  y  sont  combines  avec  plus  d'art. 
//  Pirata  ,  la  Straniera  ,  Norma ,  ont  conserve'  leur  supériorité' ,  sous  le 
lapport  de  l'invention  ,  de  l'originalité  des  mélodies.  L'exécution  est  ad- 
mirable et  tient  du  prodige.  Rappeler ,  après  la  pièce  et  pendant  la  pièce  , 
Rubini,  Lablaclie  ,  Tamburini ,  M"*  Grisi ,  c'était  justice;  jamais  hom- 
mage ne  fut  plus  mérite.  Les  usages  Italiens  ont  dû  s'établir  à  notre  Théâtre- 
Italien.  M.  Bellini  a  été  demandé  à  grands  cris  et  s'est  rendu  à  l'empres- 
sement d'un  public  enchanté  de  sa  nouvelle  production.  M""  Amigo  est  une 
reine  d'Angleterre  fort  belle  ,  et  chante  convenablement  son  duo  avec  Ru- 
bini. Parmi  les  décors  de  M.  Ferri ,  je  dois  citer  avec  éloge  la  salle  d'amies 
et  le  paysage  éclairé  par  la  lune. 

Succès  brillant ,  que  trois  représentations  où  la  foule  des  amateurs  a 
montré  le  même  empressement  et  le  même  enthousiasme  ,  ont  confirmé. 

—  L'Italie  nous  enlève  encore  une  virtuose.  31*''"  Ida  Bertrand,  dont 
nous  avons  souvent  applaudi  le  beau  talent  dans  les  concerts ,  part  pour 
Naples  ;  elle  vient  de  signer  un  engagement  avec  la  direction  du  théâtre 
San-Carlo.  Ce  n'est  pas  mal  débuter  pour  une  jeune  cantatrice  :  elle  doit 
y  tenir  l'emploi  de  prima  donna  contralto  en  chef,  et  pendant  un  an. 

Castil-Blaz£. 


CHRONIQUE. 


Janvier  est  le  mois  des  violons  et  des  fluxions  de  poitrine.  On  danse  et 
l'on  s'enrliume  de  tous  cotés ,  dans  Paris  la  folle  capitale ,  qui  devient 
tour  à  tour]  champ  de  bataille ,  arène  politique ,  salle  de  bal ,  se- 
lon qu'elle  est  mitraillée  par  les  révolutions  et  l'émeute ,  agitée  par  une 
grande  question  nationale,  ravagée  par  l'épidémie ,  émue  par  des  velléités 
de  plaisir  :  nous  voilà  frappés  de  vertige;  et  ce  vertige  durera  deux  mois, 
pendant  lesquels  les  hommes  de  vingt  à  trente  ans  ne  se  couchent  qu'à  quatre 
heures  du  matin  ,  les  ménages  se  brouillent ,  les  petites  fdles  se  marient , 
les  jeunes  gens  font  des  dettes  que  les  parens  ne  paient  pas  ,  et  les  médecins 
des  visites  qu'ils  se  font  payer  :  deux  mois  pendant  lesquels  la  société,  jetée 
violemment  hors  de  ses  limites  ,  n'a  plus  de  force  que  pour  le  galop ,  d'é- 
nergie que  pour  la  valse ,  d'argent  que  pour  la  toilette  ,  d'estomac  que 
pour  digérer  des  truffes,  de  voix  que  pour  dire  au  cocher  :Au  bal  masqué! 
de  poumons  que  pour  respirer  une  atmosphère  de  gaz  et  de  bougies.  Vous 
ne  faites  pas  une  visite  sans  rencontrer  des  tapissiers  amoncelant  des  ban- 
quettes ,  drapant  des  tentures  ,  suspendant  des  lustres ,  accrochant  des 
quinquets  :  les  serres  sont  dévastées  ,  dépouillées  de  leurs  fleurs;  car  le 
luxe  des  fleurs  naturelles  grandit  chaque  jour  plus  menaçant.  25  à  50  fr. 
suffisent  à  peine  pour  payer  un  bouquet  de  femme  à  la  mode.  Heureux 
{)cuple  qui  ne  demande  qu'à  chanter ,  à  danser  ,  et  à  ne  pas  payer. 

Un  fait  qui  a  dû  frapper  depuis  quatre  ans  les  hommes  qui  observent . 
c'est  qu'à  vrai  dire  il  n'y  avait  pas  à  Paris  de  société,  dans  l'insolente ac- 
••e])tion  de  ce  mot.  La  grande  aristocratie ,  celle  des  noms  et  des  fortunes , 
proteste  bien  ,  il  est  vrai ,  par  des  fêtes  à  huis  dus ,  par  des  bals  entre 
amis  ,  par  des  réceptions  à  petit  bruit;  mais  à  force  de  s'épurer,  elle  s'est 
considérablement  réduite.  Sous  l'autre  règne ,  elle  se  montrait  sévère  sur 
les  mœurs,  à  présent  elle  est  intraitable  sur  les  nuances  d'opinion.  Puis 
f|uelques  défections  ont  affligé  les  fidèles.  Ces  bouderies-là  sont  honora- 
Itlrs ,  in.iis  elles  fati;;ucnt  bien  à  la  longue  des  classes  qui  ont  besoin*d'ap- 


REVUE    DE    PARIS.  ']'J 

procher  le  pouvoir  pour  recevoir  de  lui  des  reflets  de  grandeur  et  de  plai- 
sir. D'un  autre  côte ,  la  bourgeoisie ,  que  la  révolution  a  élevée  d'un 
degré'  et  rapprochée  du  trône,  cette  classe  qui  se  compose  de  tant  d'élémens, 
de  militaires,  de  magistrats ,  d'avocats,  de  banquiers,  de  ne'gocians,  par  le  fait 
de  sa  grande  extension  et  par  l'absence  de  toute  de'marcation,  ne  forme  pas 
une  catégorie  homogèoe  qui  paisse  prendre  ses  plaisirs  en  commun  et  de 
confiance  ;  et  pour  tout  dire  un  Montmorency  reçoit  très-bien  un  hobereau 
de  Bretagne,  parce  que  tous  deux  se  trouvent  nobles.  M.  Delessertne  re- 
cevrait pas  volontiers  un  épicier  de  la  rue  Mouffetard  ,  quoique  tous  deux 
soient  ne'gocians ,  l'un  vendant  du  sucre  au  quintal  ,  l'autre  à  la  livre , 
avec  ou  sans  papier.  Pour  la  noblesse  il  n'y  a  qu'une  distinction ,  la  race  ; 
pour  la  bourgeoisie ,  il  y  en  a  mille  ,  l'esprit ,  le  talent ,  l'importance  po- 
litique ,  lesdegre's  de  richesse,  etc.;  la  distinction  de  la  noblesse  est  bien- 
tôt faite  ;  les  distinctions  qu'admet  logiquement  la  bourgeoisie  sont  diffi- 
ciles par  leur  infinité  ,  et  toutes  livrées  à  des  appi'e'ciations  variables.  Une 
fois  qu'un  homme  est  noble  ou  rc'putë  tel ,  tous  les  salons  d'un  certain 
monde  lui  sont  ouverts;  tandis  qu'il  faut  être  plus  ou  moins  homme  d'es- 
prit et  de  talent ,  plus  ou  moins  influent  ou  riche ,  selon  tel  ou  tel  autre 
salon  de  la  classe  moyenne.  Les  dernières  anne'es  de  la  restauration  avaient 
amené  quelques  transactions  entre  les  grands  noms  de  la  cour  de  Charles  X 
et  les  sommités  de  la  finance  ;  mais  ces  essais  de  fusion  sont  demeurés  sté- 
riles. Aujourd'hui  donc ,  nous  avons  une  aristocratie  qui  réfléchit  sur  elle- 
même  toutes  ses  pensées  de  plaisir  et  d'intérêt,  ne  se  mêlant  jamais  aux  fêtes 
qu'ordonne  la  magnificence  d'une  royauté  citoyenne.  Or ,  une  aristocratie 
qui  ne  met  pas  ses  uniformes,  qui  n'étale  pas  ses  crachats,  qui  ne  hante 
pas  les  palais,  qui  ne  joue  pas  avecles  formes  de  l'étiquette  et  des  grandes 
réceptions  ,  est  une  aristocratie  en  expectative  ,  en  disponibilité  ,  une  aris- 
tocratie en  deuil.  D'un  autre  coté ,  nous  avons  une  l^ourgeoisie  qui  jouit 
de  la  vie  à  sa  guise  ,  comme  par  le  passé.  Elle  se  rend  avec  bonhomie  aux 
augustes  invitations  qui  l'appellent;  mais  ses  mœurs  n'y  ont  rien  perdu  ni 
gagné. 

En  fin  de  compte,  la  grande  affaire  de  tous  étant  de  s'amuser,  on  se 
réunit  comme  ou  peut ,  on  danse  à  la  débandade ,  tantôt  chez  Louis-Phi- 
lippe ,  tantôt  chez  soi;  seulement  cette  remarque  subsiste  qu'il  n'y  a  plus  de 
grand  centre ,  parce  que  l'aristocratie  seule  peut  en  former  un  ,  parce  que 
l'aristocratie  ne  jette  d'éclat  que  dans  les  cours ,  et  que  l'aristocratie  ne  va 
pas  à  la  cour.  Est-ce  un  bien?  Est  ce  un  mal?  Ce  n'est  pas  du  tout  la 
question. 

—  Quatre  grands  bals  ont  eu  lieu  ces  derniers  jours;  par  la  différence 
de  leur  composition  ,  ils  représentent  à  mei-veille  la  classification  de  notre 
état  social. 


^8  HKVUE     UE    PARIS. 

Le  premier  a  été  donné  par  M.  L.  L***,  dans  son  hôtel ,  rue  Hauteville . 
hôtel  qui  a  jadis  appaitenu  à  M.  de  Bourienne.  Rien  n'est  élégant  et  coqiut 
comme  cette  habitation ,  dont  les  murs  sont  couverts  de  peintures  dues  au 
pinceau  de  nos  meilleurs  artistes  ,  et  dont  l'ameublement  atteste  un  excel- 
lent goût  et  une  grande  habitude  de  la  vie.  Parmi  les  personnes  invitées  , 
on  remarquait  les  notabilités  du  commerce  et  de  l'industrie  ,  le  gouverneur 
de  la  Banque ,  des  députés  ,  le  chef  de  l'état-major  de  la  garde  nationale  , 
les  banquiers  les  plus  riches  et  les  plus  célèbres  et  toutes  les  jolies  femmes 
de  la  finance.  La  fête  a  été  magnifique.  M.  et  M™^  L***  L***  ont  très-bien 
fait  les  honneurs  de  leur  salon. 

Le  second  bal  était  donné  par  M.  le  comte  et  M*""  la  comtesse  de  L***. 
M.  de  L***  est  député  ,  et  colonel  de  la  garde  nationale  ,  et  son  nom  rap- 
pelle une  des  gloires  de  l'empire  :  aussi  rencontrait-on  chez  lui  l'élite  de 
nos  généraux ,  des  pairs  de  France ,  des  députés ,  des  officiers  des  diverses 
légions  de  la  garde  nationale  ,  qui  comptait  parmi  les  assistans  son  général 
en  chef,  M.  le  comte  Lobcau.'Lcs  ducs  d'Orléans  et  de  Nemours  ont  ho- 
noré le  bal  de  leur  présence. 

L'hôtel  de  M.  Jj***,si  admirablement  distribué,  avait  été  décore 
avec  infiniment  de  soin  et  de  magnificence.  Son  cabinet  renferme  des  pa- 
noplies très-belles  qui  ont  fixé  l'attention  des  observateurs  paisibles ,  et 
ses  salons ,  encombrés  de  jolies  femmes  ,  présentaient  ime  charmante  confu- 
sion de  fleurs ,  de  diamans ,  d'étoffes  roses  et  blanches ,  et  de  dentelles. 
Des  rubans  rouges ,  des  brochettes ,  des  plaques ,  étincelaient  à  tous  les 
habits. 

Le  troisième  bal  se  distingue  par  une  grande  singularité.  Nous  avons 
expliqué  combien  le  faubourg  Saint-Germain  éprouvait  encore  de  grandes 
répugnances  à  éclairer  ses  salons.  Il  imagine  à  présent  de  recevoir  à  l'aide 
de  prête-noms ,  et  de  faire  des  invitations  de  bal  sous  une  raison  sociale. 
11  s'est  donc  trouvé  tout  entier,  ce  noble  faubourg ,  dans  les  salons  de 
M.  de...,  étranger  qui  a  fait  connaissance  avec  tout  ce  grand  monde 
aux  eaux  de  Bade,  en  Italie  et  en  Allemagne.  Donc  M.  de  ...  ,  ayant 
voulu  donner  un  grand  bal ,  c'est  M"*"  la  duchesse  de  R...  qui  a  dressé  la 
liste  des  invités,  se  réservant  droit  de  vie  et  de  mort  sur  tous  les  noms  qui 
lui  seraient  soumis.  Aussi  les  épurations  ont-elles  été  faites  en  conscience. 
Il  fallait  faire  honneur  aux  M... ,  aux  N.  qui  avaient  promis  de  venir,  et 
ont  tenu  parole.  Aujourd'hui  M.  de  ...  peut  dire  avec  orgueil  :  «  Quel 
bal  j'ai  donné  1  Dans  mon  salon  ,  il  n'y  avait  de  roturier  que  moi.  » 

Il  nous  reste  ])eu  de  chose  à  dire  sur  le  raout  de  M.  d'Appony.  Rien 
n'est  plus  immuable  ([ue  cette  société  orficiclic  ;  il  faut  cependant  observer 
que  nos  petits  secrétaires  deviennent  plus  sulfisans  ,  plus  gommés,  à  me- 
sure qu'on  les  choisit  moins  riches,  moins  CcipabUs  et  moins  bien  élevés. 


RKYUE    DK    PARJS.  'ji) 

et  constater,  une  fois  pour  toutes  ,  que  nous  avons  le  corps  diplomatique  le 
plus  ridicule  de  toute  l'Europe. 

Jeudi  dernier,  le  quartier  de  la  Chausse'e-d'Antin  a  été  bouleversé  par 
une  invasion  du  faubourg  Saint-Germain  ,  qui  était  venu  tomber  comme 
une  avalanche  sur  l'admirable  salle  des  concerts  Laffitte,  11  s'a5j;issait  d'une 
bonne  œuvre  ,  d'un  soulagement  à  donner  aux  pensionnaires  de  l'ancienne 
liste  civile. 

L'idée  est  partie  du  faubourg  Saint-Germain  ;  mais  elle  a  trouvé  ailleurs 
beaucoup  d'auxiliaires,  et  l'on  rencontrait  dans  ce  bal  les  Montmorencv  , 
les  Beauffremont ,  les  Clermont-Tonnerre ,  MM.  Berryer  et  Hennequin  , 
M""'*  de  Léon  ,  de  Gontaut  de  Grisenoix,  Curial,  de  Pastoret;  on  y  comp- 
tait aussi  beaucoup  de  personnes  appartenant  à  toutes  les  classes  et  à  toutes 
les  opinions.  En  fait,  jamais  roi ,  empereur,  sultan,  ne  pouri'ait  rassem- 
bler un  pareil  nombre  de  jolies  femmes.  Aucune  réunion  n'a  jamais  offert 
un  aspect  aussi  élégant ,  aussi  riche.  La  fde  des  voitures  avait  envahi  tout 
le  quartier ,  et  à  quatre  heures  du  malin  ,  des  souscripteurs  attardes  atten- 
daient encore  le  moment  de  pénétrer  dans  la  salle  de  bal. 

On  dit  que  la  recette  dépasse  50,000  francs.  Et  pour  terminer  cet  his- 
torique de  fêtes  de  la  semaine  ,  nous  devons  mentionner  le  bal  masqué  qu'a 
donné  im  jeune  homme  du  quartier  de  la  Bourse.  Les  déguisemens  les 
plus  grotesques  avaient  été  choisis  par  ses  amis.  L'un  d'eux  s'est  illustré  , 
dit-on ,  par  un  tour  de  force  très-original.  Des  cavalcades  de  carton  ve- 
naient d'entrer  dans  le  salon  ,  quand  tout  à  coup  résonne  sur  le  parquet  le 
pas  d'un  véritable  quadrupède.  C'était  un  cavalier  qui  avait  tout  simple- 
ment escaladé  deux  étages  avec  son  cheval. 

THEATRE  DES  VARIETES.  LE  DAL  DES  VARIETES,  par  MM,   JulcS   Ct 

Leuven.  —  Ce  bal  a  eu  de  singuliers  privilèges.  Il  y  a  deux  ans,  dans  une 
enceinte  étroite  ,  chaude  et  sans  air ,  la  plus  élégante  jeunesse  est  venue 
chercher  du  tapage  ,  du  tumulte  et  des  coups  de  poing.  Surpassant  par  la 
nonchalance  erotique  de  l'avant-deux  et  par  la  véhémence  du  solo  de  la 
pastourelle,  tout  ce  que  les  mœurs  de  la  caserne  et  de  l'atelier  ont  introduit 
de  lascif  dans  la  contredanse,  nos  jeunes  gens  à  la  mode,  affublés  du  chapeau 
de  malin  et  de  la  veste  de  débardeur,  remportaient  à  coup  sûr  les  honneurs 
de  ces  nuits  thermales  ;  honneurs  consistant  à  se  faire  happer  et  mettre  au 

violon.  Le  roi  des  bals  masqués  ,  le  célèbre  L ,  le  physionomiste  par 

excellence,  cet  homme  qui  dansait  avec  sa  figure,  avait  grand'peine  à  dé- 
fendre ses  prérogatives  ,  consacrées  par  dix  ans  d'Odéon  et  de  Franconi , 
contre  les  burlesques  innovations  de  ces  rivaux  dorés  échappés  de  la  so- 
ciété. Il  y  avait  là  des  cris  à  fendre  la  tête ,  des  galops  frénétiques  à 
ébranler  la  terre  ;  tout  craquait ,  la  salle  ,  le  lustre  ,  les  contrebasses,  les 
danseurs  et  les  sergens  de  ville.  Encouragé  par  ce  bruit  ,  dont  il  était  le 


So  REVUK    DE    PARIS. 

inotciu',  IVIusard  s'étourdissait  dans  son  œuvre  ,  s'excilait,  brisait  son  bâ- 
ton ,  et  lâchant  son  orchestre  à  bride  abattue ,  ajoutait  l)ientôt  à  tout  ce 
de'lire  l'aspect  comique  d'un  homme  qui  ramène  ses  violons  ,  ses  cors  et 
ses  clarinettes.  Le  propriétaire  du  café  des  Variétés  vendait  toute  la  nuit 
du  punch  et  des  jarrets  aux  acteurs  de  ces  scènes  sataniqucs  ;  un  tutoie- 
ment général  rapprochait  toutes  les  conditions ,  des  amitiés  d'un  mois  se 
scellaient  dans  les  épanchemens  du  madère ,  et  le  mardi-gras  il  n'était 
pas  rare  de  voir  accouplés  sur  le  siège  trébuchant  d'un  landau  ,  des  fils  de 
famille  dépourvus  de  leur  raison  depuis  quinze  jours,  et  ces  individus  qui 
ne  trouvent  qu'au  carnaval  existence  ,  abri ,  plaisir ,  et  disparaissent  au 
mercredi  des  cendi'es. 

C'est  donc  le  bal  des  Variétés  qui  a  recueilli  les  débris  de  la  société  dis- 
persée après  la  révolution  de  1 850  ;  c'est  sur  son  parquet  tremblant  qu'ont 
trépigné  les  danseurs  les  plus  élégans  des  salons  de  Paris,  demandant  du 
fracas  à  toute  force,  de  l'étourdissement  à  tout  prix.  Aucun  spectacle  de 
mœurs  n'a  été  peut-être  plus  attachant  que  celui  de  certains  quadrilles,  où 
l'on  reconnaissait,  sous  des  costumes  horribles  à  plaisir,  des  jeunes  gens 
d'esprit  et  de  bon  goût ,  abdiquant  pour  une  nuit  la  gêne  des  bonnes  ma- 
nières pour  essayer  un  peu  des  douceurs  de  l'ignolile. 

Nous  n'avons  pas  cru  un  instant  que  les  deux  tableaux  représentés  au 
théâtre  des  Variétés  eussent  la  prétention  de  reti'acer  ce  côté  des  saturnales 
joyeuses  que  M.  Dartois  a  eu  le  bonheur  de  fonder.  C'est  la  matièi"e  d'un 
chapitre;  ce  n'est  pas  un  sujet  de  vaudeville.  A  un  vaudeville  il  ne  faut 
pas  des  observations  fines  ,  mais  de  grosses  facéties;  il  ne  faut  pas  des  per- 
sonnages excentriques  ,  mais  des  farceurs  et  des  niais  de  tous  les  temps;  et 
puis  il  faut  que  dans  un  vaudeville  Vernet  ait  ses  coudées  franches ,  ses 
allures  libres.  Or ,  le  voilà  bien  à  son  aise  dans  ce  rôle  d'imbécile  pour 
qui  le  bal  masqué  est  moins  un  plaisir  qu'une  suite  de  mystifications  bur- 
lesques. Plaignez-le,  ce  pauvre  Corniquet.  11  est  d'une  si  bonne  pâte  qu'il 
se  laisse  intriguer  par  un  singe  ,  mais  un  singe  naturel  qu'il  prend  pour 
un  homme;  et  entre  autres  singeries  ,  cet  animal  Ini  enlève  un  papier  qui 
le  compromet  aux  yeux  de  son  oncle  et  de  sa  cousine  ,  et  rom])t  tout  net 
son  mariage. 

La  famille  se  rend  pourtant  au  bal  des  \ariétés,  et  là  Corniquet  est 
complètement  abîmé.  L'éclat  des  lumières,  le  bruit  de  l'orchestre ,  les 
hurlemens  argotiques  des  danseurs  ,  l'assourdissent  et  l'aveuglent  ;  et  le 
singe,  toujoius  le  vrai  singe,  a  bon  marché  de  lui  quand  il  vient  encoie 
lui  prendi'c  le  bras.  Corniquet  croit  conduire  à  présent  la  maîtresse  du  ma- 
gasin. Il  est  impossible  d'être  plus  baffouc  ,  plus  honni  et  plus  amusant 
que  Vernet.  N.   U. 


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»»«eii»»a»«»»»»»c«»»»»*— ««»•*•*•— —**»** 


Ha 
MOUVEMENT  INTELLECTUEL 

ET  LITTÉRAIRE 

sous  LE  DIRECTOIRE  ET  LE  CONSULAT  (i). 


ÉPOPÉE. GRAINVILLE. 


PREMIER    ARTICLE. 


L'épopée  est-elle  possible  dans  l'état  de  notre  société?  Voila  la 
question. 

On  l'a  résolue  depuis  long-temps  par  une  subtilité  ou  par  un 
non-sens  qui  a  l'air  d'un  axiome  : 

Les  Français  n'ont  pas  la  tête  épique. 

Il  fallait  dire  :  Les  civilisations  avancées  n'ont  plus  d'élémens 

(')  J'interromps  ici  le  cours  de  ces  considérations  théoriques  dont  la  forme  de- 
viendrait un  peu  fastidieuse  dans  une  publication  successive,  pour  donner  dès  au- 
jourd'hui au  lecteur  un  échantillon  des  notions  plus  positives  de  critique  et  de  bio- 
graphie qui  s'y  rattacheraientpar  la  suite,  si  je  pouvais  concevoir  l'espérance  d'achever 
encore  un  livre.  Mais  quel  homme  est  sûr  d'achever  l'œuvre  qu'il  a  commencée  ? 

(  Note  de  l'auteur.  )  i 

TOME    XIV.       FÉVRIER.  G 


8u  REVUE    DE    PARIS. 

épiques,  et  de  toutes  les  civilisatious  possibles,  notre  civilisatiou 
française  est  celle  qui  en  a  le  moins.  C'est  cela  qui  est  la  vérité. 

Le  grand  ressort  de  l'épopée,  c'est  le  merveilleux,  et  il  n'y  a 
point  de  merveilleux  sans  croyance. 

Toute  civilisation  tend  incessamment  a  se  matérialiser,  a  me- 
sure qu'elle  avance  dans  ce  qu'elle  appelle  ses  perfectionnemens. 
Du  moment  où  elle  abdique  l'inspiration  morale  qui  a  déterminé 
son  agrandissement  pour  descendre  a  l'instinct  animal  du  bien-être 
et  des  jouissances  viagères,  elle  a  cessé  d'être  épique. 

Donnez -moi  delà  foi,  des  préjugés,  des  superstitions,  du  fa- 
natisme; donnez-moi  de  l'idéal,  donnez-moi  du  mensonge,  et  on 
vous  donnera  peut-être  une  épopée,  si  vous  eu  voulez  a  ce  prix. 

Autrement,  battez- vous  les  flancs  pour  m'atteudrir  sur  des  ar- 
bres sensibles  qui  versent  des  pleurs  et  du  sang  quand  on  mutile 
leurs  rameaux;  faites  retentir  a  mon  oreille  le  cri  de  Vénus  bles- 
sée dans  le  désordre  d'une  bataille,  effrayez  -  moi ,  si  vous  en  êtes 
capable ,  des  sirènes  au  chant  mélodieux ,  qui  attirent  les  hommes 
pour  les  dévorer ,  ou  du  spectre  géant  qui  glane  un  homme  par 
vaisseau.  Nous  savons  k  merveille,  vous  qui  me  racontez  ces  fic- 
tions, et  moi  qui  prends  la  peine  de  les  écouter,  quand  je  les 
écoute,  qu'elles  sont  fausses  de  toute  fausseté  devant  la  nature  et 
la  raison.  Vos  sirènes  sont  des  phoques,  et  votre  fantôme  un  ro- 
cher. 

Si  nous  n'étions  pas  si  savans,  nous  serions  poètes  encore; 
mais  on  ne  peut  pas  tout  réunir.  Vous  avez  la  civilisation,  vous 
autres,  et  la  civilisation  perfectionnée  !  Il  faut  bien  s'en  contenter. 
Homère  était  un  barbare. 

L'épopée,  pour  un  homme  qui  examine  et  qui  disserte,  qui 
cherche  la  raison  des  choses  et  qui  sait  quelquefois  la  trouver , 
c'est  le  catéchisme  pour  un  athée.  Savez -vous  qu'une  épopée, 
c'est  presque  une  religion? 

La  position  de  Mihon  avait  d'immenses  avantages  sur  !a  nôtre; 
juais  elle  ne  devait  plus  se  renouveler  dans  tout  l'avenir  des  so- 
ciétés humaines.  Sa  révolution,  a  lui,  était  une  révolution  quasi- 
religieuse,  et  les  démons  qu'il  peignait,  il  les  avait  vus;  et  le  Pû/i- 


liKVUK     1)K     PVRIS.  S'5 

dœmonium  de  l'enfer,  il  avait  contribué  h  le  bâtir.  Il  avait  ét(' 
l'ami  de  Satan. 

La  seule  machine  qu'il  parût  possible  de  faire  mouvoir  encore 
dans  notre  épopée  sans  mystère,  c'était  cette  métaphore  amplifiée 
jusqu'à  l'ennui,  jusqu'au  dégoût,  qu'on  appelle  l'Allégorie,  la 
personnification  convenne  d'une  idée  abstraite  qui  tient  la  place 
d'un  Dieu ,  tant  que  l'impatience  du  lecteur  lui  permet  de  tolérei 
cet  intolérable  artifice  d'une  imagination  épuisée  et  d'une  froide 
iconologie.  C'est  k  ce  moyen  que  recoururent  Boileau ,  dans  l'in- 
génieux pastiche  qui  est  intitulé  le  Lutî'in^  et  Voltaire,  dans  la 
gazette  élégante  qui  est  intitulée  la  Henriade.  Ces  deux  tentatives 
elles-mêmes  prouvaient  essentiellement  à  ceux  qui  auraient  pu  en 
douter,  que  l'épopée  était  finie.  Il  fallait,  pour  la  renouveler, 
qu'un  homme  se  rencontrât  qui  se  fût  fait  une  poésie,  une  my- 
thologie ;  un  monde  a  lui ,  qui  eût  inventé  ou  deviné  d'autres 
temps ,  d'autres  lieux ,  d'autres  intérêts ,  une  autre  nature ,  une 
autre  histoire ,  et  qui  portât  dans  sa  pensée  une  seconde  création , 
aussi  vraie,  aussi  sensible  que  la  première.  Il  fallait,  pour  ainsi 
dire,  que  cet  homme  se  fût  approprié  un  autre  Parnasse ,  un  autre 
Olympe,  un  autre  univers. 

Cet  homme ,  qui  n'apparaît  pas  deux  fois  dans  une  société 
d'hommes  unis  par  la  même  religion  et  par  la  même  langue ,  il 
s'est  rencontré  un  jour,  a  l'heure  où  tout  allait  finir  dans  les  lan- 
gues et  dans  les  religions.  Il  a  passé  inconnu  de  presque  tous,  dé- 
daigné du  petit  nombre  de  ceux  auxquels  sa  parole  était  parvenue  ; 
il  a  passé  sans  laisser  de  traces,  ou  a  peine  recommandé  à  la  mé- 
moire ingrate  des  siècles  par  quelques  pages  éloquentes  que  je  viens 
rappeler  timidement  dans  quelques  pages  inutiles.  Voilà  le  destin 
de  l'épopée  chez  les  modernes. 

Et  le  génie  dont  je  parle  avait  nom  Jean-Baptiste-Francois-Xa- 
vier  de  Grainville.  Pourriez-vous  me  dire  si  on  lui  a  érigé  uu  mo- 
nument quelque  part ,  s'il  a  seulement  pris  place  dans  quelciue 
modeste  nuisée  provincial ,  si  ses  traits  ont  été  conservés  comme 
les  vôtres  (qui  que  vous  soyez) ,  et  peut-être  comme  les  miens,  par 
riconographe  obséquieux  des  célébrités  contemporaines?  Hélas  ! 

0". 


H'j  RKVDE    DE    PARIS. 

non!  Vous  ignoriez  qu'il  eût  existé,  et  la  postérité  l'ignorera  pro- 
Ijablenienl  comme  vous.  Cet  esprit  incomparable  est  arrivé  trop 
tard.  Ce  pauvre  grand  homme  a  subi  la  destinée  commune  a  tons 
les  grands  hommes  qui  ne  sont  pas  de  leur  temps.  11  n'a  produit 
qu'une  épopée. 

Grainville  naquit ,  le  5  avril  i  746  ,  dans  une  cité  jeune  encore  , 
mais  qui  a  été  plus  d'une  fois  chère  a  la  poésie.  Le  Havre  était  la 
patrie  de  ce  matamore  de  Scudéry,  qui  taillait  sa  plume  avec  une 
épée,  et  dont  les  préfaces  fanfaronnes  ressemblaient  a  des  cartels; 
homme  de  beaucoup  de  cœur  et  de  peu  de  sens,  Provençal  enté 
sur  lui  Normand,  dont  on  a  oublié  les  ouvrages,  et  qui  n'est  plus 
guère  connu  que  par  les  plaisanteries  de  Chapelle,  mais  auquel  on 
ne  saurait  refuser  cette  verve  ardente  et  passionnée  que  les  bonnes 
gens  prennent  quelquefois  pour  du  génie.  Il  était  la  patrie  de  Ma- 
deleine de  Scudéry,  sœur  plus  illustre  d'un  frère  illustre,  comme 
<m  pailait  alors;  enthousiaste  alambiquée.  Romaine  de  la  rue  des 
Tournelles  et  de  la  place  Royale,  dont  la  vie  séculaire  jouit  d'une 
admiration  mieux  fondée  que  les  nôtres ,  car  elle  était  au  moins 
fondée  sur  des  succès  sans  artifice. 

Quand  Grainville  naquit  au  Havre  il  y  avait  neuf  ans  que  Ber- 
nardin de  Saint-Pierre  y  était  né;  Bernardin  de  Saint-Pierre,  cet 
admirable  poète  de  la  prose,  qui  fondit  dans  un  ensemble  mer- 
veilleux les  couleurs  de  l'Ecriture  et  celles  de  Virgile,  qui  com- 
posa son  stjde,  désespérant  pour  quiconque  voudrait  l'imiter,  de 
la  naïveté  d'Amyot,  de  la  tendre  élégance  de  Fénelon  et  de  l'é- 
lastique sensibilité  de  Rousseau.  Bernardin  de  Saint-Pierre,  com- 
mtriote  de  Grainville,  resserra  encore  ce  nœud  fortuit  en  épou- 
sant sa  sœur,  comme  si  la  fraternité  de  l'alliance  avait  été  néces- 
saire entre  eux  pour  attacher  quelque  solennité  de  plus  a  la  fra- 
ternité du  talent  ! 

Grainville  fut  destiné  h  l'église;  il  appartint  de  bonne  heure, 
par  ses  principes  acquis  autant  que  par  sa  vocation  religieuse,  a 
cette  courageuse  église  militante  qui  disputait  pied  a  pied  les 
ruines  du  christianisme  aux  so])hismes  des  incrédules  et  aux  rail- 
leries dos  cyniques,   et  c'était  })eu  de  temps  avant  l'époque  où 


UKVUE    DE    PAIUS.  85 

Dieu  permit  qu'elle  succombât  dans  celle  lutte  pour  ne  se  relever 
que  bien  tard  sons  les  auspices  de  Tordre  et  de  la  liberté.  L'Aca- 
démie de  Besancon  avait  proposé  pour  sujet  de  ses  concours  cette 
grave  et  prévoyante  question  :  Quelle  a  été  l'influence  de  la  phi- 
losop/iie  sur  le  dix- huitième  siècle?  Grainville  la  résolut  comme 
l'aurait  fait,  quelcpies  années  après,  de  Maistre  ou  La  Mennais. 
Son  discours  fut  couronné  d'un  avis  unanime,  et  bonneur  en  soit 
rendu  a  cette  digne  Académie,  car  son  jugement  ne  tarda  pas  a 
être  confirmé  par  Ibistoire.  Cette  fois-la,  ce  fut  quatre-viingt- 
TREizE  qui  répondit. 

Le  jeune  orateur  persista  dans  cette  mission  intrépide,  hélas! 
et  inutile ,  sans  s'émouvoir  des  clameurs  qu'elle  excitait  et  des 
persécutions  qui  commençaient  a  le  menacer.  Un  biograpbe  que  je 
suis  obligé  de  consulter  sur  cette  première  partie  de  sa  vie,  dont 
je  n'ai  pu  recueillir  les  détails  dans  la  mémoire  de  mes  contempo- 
rains, compare  les  efforts  de  ce  brillant  athlète  de  la  foi  a  ceux 
d'un  poète  infortuné  qui  eut  sur  lui  le  triste  avantage  de  mourir 
trop  tôt  pour  voir  de  près  l'accomplissement  de  ses  douloureuses 
prophéties.  Grainville  fut  le  Gilbert  de  la  tribune  apostolique. 

Un  jour  le  sacerdoce  tomba  de  la  chute  commune  a  toutes  les 
institutions;  le  ministère  du  prêtre  était  fini.  L'homme,  aban- 
donné aux  seules  ressources  de  son  esprit,  se  rappela  qu'il  étaii 
poète.  Ses  essais  infructueux  au  théâtre ,  pastiches  tout  grecs  et 
tout  mythologiques  d'une  littérature  usée,  sont  peu  dignes  d'oc- 
cuper l'attention  dans  une  histoire  telle  que  la  sienne.  Je  vais  la 
poiu"suivre  maintenant  avec  simplicité,  comme  elle  m'a  été  racon- 
tée par  ses  proches  et  par  ses  amis. 

Grainville  était  noble.  Il  avait  été  prêtre;  il  jouissait  d'une 
haute  considération  parmi  les  personnes  lettrées.  Un  extérieur 
très-distingué ,  un  organe  très-expressif,  une  méthode  lumineuse 
de  raisonnement ,  une  facilité  entraînante  d'expression  qui  se  sai- 
sissait puissamment  des  esprits,  une  aménité  de  mceurs  et  une  to- 
léi'ance  d'opinions  qui  lui  conciliaient  tous  les  cœurs,  en  faisaient 
un  personnage  imposant  encore  dans  une  société  presque  toute 
matérielle  qui  ne  reconnaissait  plu?  do  droit,   mais  qui  subissait 


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86 


REVUE     DE    l^ARJS. 


quelquefois,  sans  le  savoir,  ceux  du  génie  et  de  la  vertu.  Il  n'en 
fallait  pas  tant  alors  pour  être  suspect  aux  yeux  jaloux  de  la  ré- 
volution. On  jeta  Grainville  dans  une  de  ces  prisons  politiques  où 
languissait,  en  attendant  le  bienfait  infaillible  de  la  mort,  l'élite 
de  notre  vieille  France;  la  place  d'un  tel  homme  y  était  marquée. 
Ceci  se  passait  à  Amiens  ;  le  député  en  mission  était  un  de  ces 
jeunes  conventionnels  qui  venaient  d'échanger  tout  à  coup  les 
exercices  de  la  chasse  et  les  plaisirs  accoutumés  de  son  âge  contre 
l'autocratie  de  la  politique  révolutionnaire  et  le  pontificat  de  la  lé- 
gislation. Il  avait  vingt-neuf  ans,  et  derrière  lui  six  mois  de  folies 
démagogiques,  dont  une  longue  et  sincère  expiation  l'a  peut-être 
relevé.  S'il  vivait  encore,  et  si  ces  lignes,  écrites  sans  haine,  par- 
venaient jusqu'à  lui,  je  serais  désespéré  qu'elles  attristassent  son 
ame.  Ses  excès  furent  ceux  d'un  temps  qui  portait  des  excès 
comme  ses  fruits  naturels.  Un  noble  repentir,  et  on  l'a  dit  en  vers 
mieux  que  je  ne  le  répéterai  en  prose,  est  la  plus  haute  vertu  a 
laquelle  puisse  atteindre  notre  débile  humanité. 

Avait-il  connu  Grainville ,  ou  bien  le  connaissait-il  par  ses  ou- 
vrages ;  ou  bien  fut-il  entraîné  vers  lui  par  quelque  sympathie  qui 
se  révélait  a  ce  cœur  malade,  et  qui  commençait  a  lui  enseigner, 
dans  sa  toute-puissance  éphémère,  la  douceur  de  l'indulgence  et 
du  pardon ,  c'est  ce  qu'on  ne  m'a  pas  appris.  Il  le  fit  amener  a 
une  de  ses  audiences.  «  Comprends -moi  bien,  lui  dit-il;  tu  te 
»  distingues  entre  les  hommes  par  des  talens  que  j'honore  et  que 
»  j'aime  ;  mais  tu  es  une  des  soixante-cjuatre  hêtes  noires  dont 
»  j'ai  promis  la  tète  aux  comités  dans  ma  lettre  du  9  septembre, 
^)  et  si  j'épargne  ta  tête,  c'est  la  mienne  qui  paiera  pour  elle.  Ceci 
»  est  une  affaire  où  nous  sommes  intéressés  au  même  titre,  et  où 
»  nous  apportons  le  même  gage.  Sauve-nous  tous  les  deux,  ou 
»  meurs!  — Que  puis-je  faire  pour  te  sauver  sans  mourir?  » 
répondit  Grainville;  car  Grainville  était  homme,  et  c'est  une 
chose  qu'il  faut  se  rappeler,  même  quand  on  parle  des  grands 
hommes.  —  «  Il  n'y  a  rien  de  plus  aisé,  reprit  le  proconsul  ;  brise 
»  le  dernier  lien  qui  te  retienne  dans  les  engagcmens  avec  une 
»  prêtraillc  stupido,  croupie  dans  l'ignoiaucc  et  le  fanatisme.  Sois 


IIKVUE    DE    PARIS.  87 

))  patriote  et  citoyen.  Donne  une  citoyenne  a  nos  fêtes,  et  des 
»  guerriers  d'espérance  a  nos  bataillons.  Choisis  enfin  entre  le 
»  temple  de  Fliynien  et  Féchafaud  !  »  Le  temple  de  llijmen  était 
le  mot  consacré  par  les  beaux  parleurs  de  la  république  pour  dé  - 
signer  l'estaminet  municipal  où  se  jouait  la  dégoûtante  parodie  du 
sacrement  de  mariage.  La  langue  de  la  basse  littérature  du  bout- 
rimé  et  de  l'acrostiche  était  en  progrès  sous  le  règne  de  Marat  ; 
elle  avait  détrôné  celle  de  Fénelon  et  de  Pascal.  Je  ne  rappelle  pas 
cette  terminologie  ridicule  sans  dérision,  mais  je  la  rappelle  sans 
amertume,  car  je  ne  pense  point  qu'on  songe  k  la  compter  en- 
core au  nombre  des  progrès  intellectuels  de  la  révolution. 

Polyeucte  aurait  couru  embrasser  la  guillotine,  et  Fénelon 
aussi  peut-être.  Grainville ,  né  dans  un  âge  de  sceplicisme,  Grain- 
ville,  arrivé  a  un  âge  de  dissolution  politique  où  la  pensée  épou- 
vantée n'entrevoyait  presque  plus  d'avenir,  Grainville  se  maria, 
parce  qu'il  voulait  vivre,  parce  qu'il  sentait,  comme  André  Ché- 
nier,  les  inspirations  de  la  muse,  parce  qu'il  entendait,  comme 
lui,  cette  voix  qui  crie  au  génie  moissonné  dans  la  fleur  de  sa  des- 
tinée, qu'il  y  a  encore  quelque  chose  en  lui.  Grainville  se  maria, 
et  le  rigorisme  l'accusera  d'apostasie ,  et  la  sévère  religion  du  de- 
voir dira  qu'il  fallait  mourir,  parce  qu'il  vaut  mieux  mourir  que 
d'enfreindre  un  devoir;  ce  n'est  pas  moi  qui  combattrai  ce  prin- 
cipe :  j'en  admire  la  sublime  austérité ,  et  je  regrette  de  n'avoir 
pas  vécu  aux  jours  où  sa  règle  inflexible  n'avait  jamais  ployé  sous 
la  main  de  fer  des  événemens  ;  mais  je  compatis  aux  faiblesses  de 
l'humanité  dans  ces  jours  d'exception  où  le  principe  social  vaincu 
rendait  par  la  force  des  choses  tous  ses  droits  a  la  nature.  A  au- 
cune époque  du  monde,  cette  nécessité  ne  fut  mieux  caractérisée. 

Grainville  y  céda.  Dieu  couronne  sans  doute,  je  le  répète,  ceux 
qui  auraient  fait  autrement;  mais  on  tromperait  cruellement  l'idée 
que  je  me  suis  faite  de  sa  souveraine  bonté  ,  si  ou  parvenait  a  me 
démontrer  qu'il  a  réservé  d'inflexibles  rigueurs  pour  tous  ceux  qui 
ont  failli,  quand  il  semblait  s'être  retiré  lui-même  du  milieu  des 
])euples  pour  les  livrer  aux  instincts  de  leur  fausse  sagesse. 

Grainville  avait  quarante-huit  ans  ;  ce  n'est  plus  l'âge  des  pas- 


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88  REVUE    DE    PARJS. 

sions ,  surtout  dans  les  hommes  forts  qui  ont  passé  tout  le  temps 
d'une  robuste  jeunesse  a  les  combattre  et  a.  les  vaincre.  Il  prit 
pour  femme  une  de  «es  parentes  dont  l'âge  se  rapprochait  du  sien, 
dont  la  fortune  n'était  pas  meilleure,  et  qui  n'apportait  dans  cette 
communauté  de  malheur  qu'une  ame  douce  et  résignée.  Cette 
union  n'eut  point  de  fruit,  et  rien  ne  me  prouve  qu'elle  n'ait  pas 
été  chaste.  M'"'^  de  Grainville ,  que  j'ai  beaucoup  connue  et  beau- 
coup aimée,  ne  parlait  jamais  de  son  mari  qu'en  l'appelant  mon 
cousin.  Il  y  a  souvent  une  vertu  inaccessible  a  la  pensée  du  vul- 
gaire dans  les  actes  qu'il  condamne ,  une  vertu  qu'il  ne  compren- 
dra jamais ,  parce  que  celui  qui  la  pratique  et  qui  se  l'est  imposée 
n'a  point  eu  d'égard  à  la  pensée  du  vulgaire ,  et  le  mystère  même 
qui  enveloppe  ce  dévouement  inconnu  le  rend  plus  sublime  en- 
core. Je  n'attache  pas,  au  reste,  une  grande  importance  à  cette 
hypothèse  ;  j'ai  déjà  dit  que  je  voulais  bien  que  Grainville  ne  fût 
qu'un  homme. 

A  Grainville  marié  il  était  enfin  permis  de  vivre;  il  ne  lui 
manquait  plus  que  de  quoi  vivre;  il  ouvrit  une  école  pour  les  en- 
fans.  Cet  homme,  si  éminemment  favorisé  du  don  de  la  parole, 
enseigna  les  premières  lettres  aux  pauvres  gratuitement,  aux 
riches  pour  un  modique  salaire;  il  s'occupa  surtout  d'inculquer  a 
ses  jeunes  élèves  les  principes  d'une  saine  morale ,  comme  s'il 
avait  voulu  réparer,  par  les  soins  qu'il  donnait  à  cette  seconde  reli- 
gion des  peuples,  le  tort  que  son  exemple  inaperçu  avait  pu  faire 
à  la  première;  il  se  trompait  seulement  sur  l'importance  de  sa 
faute  ;  la  transgression  du  devoir  était  une  chose  presque  indiffé- 
rente par  ses  résultats  dans  un  ordre  de  devoirs  qui  n'existait  plus. 

La  petite  école  jouit  pendant  quelques  années  d'une  prospérité 
modeste  qui  suffisait  à  l'ambition  de  Grainville,  parce  qu'elle  four- 
nissait à  ses  besoins.  Autant  qu'il  me  souvient  de  cet  établisse- 
ment ,  il  avait  un  air  d'aisance  et  de  propreté  qui  charmait  les 
yeux  et  le  cœur;  c'était  une  simple,  mais  jolie  maison,  bien  dis- 
tribuée pour  la  division  des  études,  et  bien  assortie,  par  son  isole- 
ment un  peu  triste,  aux  méditations  rêveuses  d'un  sage.  Elle  s'ap- 
puyait sur  un  jardin  d'une  niédioere  étendue ,  mais  suffisant  aux 


■y  -  o,' 


REVUE    IJE     PARIS.  89 

ébatteniens  de  l'enfance,  et  qui  était  planté  presque  partout  de  pe- 
tits arbustes  verts  ,  afin  que  les  écoliers  pussent  y  prendre  encore 
dans  les  rudes  gelées  les  récréations  de  l'hivernage.  Tout  cela 
était  enclos  d'une  basse  muraille  en  assez  bon  état  qui  s'ouvrait 
par  une  porte  étroite  sur  le  canal  de  la  Somme,  dont  la  rue  des 
Majots  est  bordée  dans  toute  sa  longueur ,  et  que  sa  commodité  a 
rendu  précieux  depuis  un  temps  immémorial  aux  industrieux 
teinturiers  d'Amiens.  On  verra  plus  tard  que  j'avais  de  très- 
bonnes  raisons  pour  insister  sur  les  détails  de  cette  mince  topogra- 
phie. 

Pendant  que  j'ai  parlé,  il  était  survenu  ce  qui  survient  toujours 
k  la  suite  d'une  action  extrême  et  insensée ,  c'est-k-dire  une  réac- 
tion extrême  et  violente.  Napoléon  en  avait  réprimé  l'excès,  de 
cette  main  providentielle  qui  ramenait  infailliblement  toutes  les 
lois  sociales  au  point  fixe  d'où  elles  n'auraient  jamais  dû  s'écarter. 
Les  temples  étaient  rouverts ,  les  autels  étaient  relevés ,  les  prêtres 
du  Seigneur  avaient  repris  leurs  habits  sacerdotaux,  leurs  rites  et 
leurs  cantiques;  ils  officiaient  solennellement  au  tabernacle,  et 
Grainville  n'y  était  point.  Grainville,  le  malheureux  Grainville  , 
c'était  le  renégat,  le  prêtre  marié. 

Ce  n'est  pas  tout  :  de  justes  terreurs  commencèrent  a  gagner 
les  familles  ;  on  se  demanda  comment  l'homme  qui  avait  rompu 
son  vœu  pouvait  présider  a  l'instruction  d'une  génération  nais- 
sante, et  personne  ne  s'avisa  de  réfléchir  sur  l'époque  et  sur  les 
motifs  de  cette  infraction,  parce  qu'une  fois  que  l'ordre  est  rétabli 
partout,  personne  n'imagine  qu'on  ait  osé  en  sortir.  Le  nombre 
des  élèves  de  Grainville  diminua  progressivement.  Au  bout  de 
quelques  semaines,  ils  se  trouvèrent  réduits  a  deux  pauvres  en- 
fans  qui  s'informèrent  l'un  de  l'autre ,  en  pleurant ,  des  raisons 
qu'avait  le  reste  du  monde  pour  haïr  M.  Grainville,  qu'ils  ai- 
maient toujours.  Le  plus  savant  soupçonna  peut-être  que  son  ma- 
riage en  était  la  cause,  parce  qu'il  avait  entendu  parler  de  cela 
dans  la  maison  de  son  père ,  mais  ils  ne  comprirent  point  comment 
celte  union  instituée  par  Dieu ,  et  si  honorée  dans  la  société  ordi- 
naire, avait  pu  devenir  un  crime  d'exception  dans  le  mariage  de 


<)0  HEVUE    DR    PARIS. 

leur  maître.  Cependant ,  une  autre  semaine  était  a  peine  écoulée 
qu'ils  s'en  allèrent  aussi  tous  les  deux. 

Il  y  eut  la  pour  Grainville  un  jour  d'isolement  dont  l'impres- 
sion dut  être  aussi  triste  qu'un  remords,  car  ces  enfans,  il  les  ai- 
mait, et  il  savait  bien,  lui,  pourquoi  on  les  avait  retirés  à  sa 
tendre  sollicitude.  Sa  cousine  ou  sa  femme,  comme  on  voudra 
l'appeler,  m'a  souvent  raconté  la  soirée  qui  le  termina,  et  j'atteste 
sur  l'honneur  que  si  je  change  malgré  moi  quelque  chose  a  ses  pa- 
roles, c'est  le  peu  que  ma  mémoire  en  a  laissé  échapper,  depuis 
près  de  vingt-cinq  ans. 

Les  deux  vieillards  étaient  assis  au  coin  du  foyer,  et  arrêtaient 
de  temps  en  temps  l'un  sur  l'autre  un  regard  abattu.  Les  yeux  de 
la  femme  roulèrent  enfin  quelques  larmes  qu'elle  ne  pouvait  plus 
dissimuler.  Grainville  s'empara  de  sa  main ,  et ,  frappant  son  front 
comme  pour  fixer  dans  ses  esprits  une  illumination  soudaine  : 
«Rassure-toi,  s'écria-t-il ,  j'étais  poète!  Donne-moi  ce  papier 
inutile ,  cette  encre  dont  ils  ne  se  serviront  plus ,  et  je  te  réponds 
du  présent. — Ou  au  moins,  contiuua-t-il  avec  entraînement,  je 
te  réponds  de  l'avenir. — Un  jour,  j'avais  quinze  ans,  je  me  prome- 
nais sur  les  bords  de  la  mer  aux  environs  du  Havre ,  doublement 
préoccupé  de  mes  études  habituelles  et  du  grand  spectacle  de  la 
nature.  Je  réfléchissais  aux  possibilités  futures  de  l'épopée ,  aux 
efforts  qu'elle  attendait  d'un  génie  capable  de  l'entreprendre, 
aux  conditions  qu'elle  devrait  réunir  dans  une  composition  nou- 
velle, pour  lutter  avec  tout  ce  que  la  muse  antique  a  produit  de 
plus  élevé  ;  et  ])uis  je  contemplais  l'océan  et  le  ciel.  Je  ne  peux  pas 
te  dire  comment  cela  arriva  :  une  inspiration  merveilleuse  descen- 
dit en  moi ,  car  il  ne  me  semble  pas  que  j'aie  rien  inventé.  C'était 
une  harmonie  venue  de  haut  qui  enchantait  tous  mes  sens,  et  dont 
je  comprenais  les  accords  avec  autant  de  facilité  que  si  je  les  avais 
modulés  moi-même.  Elle  m'entretint  ainsi  dans  une  extase  incom- 
parable, tant  qu'il  me  restait  quelque  chose  a.  apprendre;  et  en- 
suite je  n'entendis  plus  rien,  parce  que  je  savais  tout  ce  qu'il 
m'(''tait  donné  de  savoir.  Alors  je  tombai  accablé  sur  le  sable,  et 
j(;  le  mouillai  de  pleurs  do  joie  et  de  recounaiï^sance.  Di<!u  venait 


REVUE    DE    PARIS.  QI 

de  me  communiquer  un  sentiment  assuré  de  mes  forces ,  et  il  me 
criait  encore  a  travers  l'immensité  :  «  C'est  cela  qui  est  le  gé- 
nie! »  Ce  ne  fut  cependant  qu'un  rêve  passager;  une  nuit,  une 
heure,  une  minute  lemporta  de  mon  esprit  et  de  mon  cœur,  et 
aucune  circonstance  ne  me  lavait  rendu  jusqu'ici.  Je  viens  de  le 
ressaisir,  je  le  possède,  il  est  a  moi  !  Je  ne  le  perdrai  plus.  J'en 
ferai  une  conception  vivante  et  immortelle.  Rassure-toi,  femme, 
j'étais  poète!  » 

«  Pendant  qu'il  m'adressait  ces  paroles,  ajoutait  M™e  de  Grain- 
ville,  je  le  regardais  avec  une  espèce  d'effroi,  dans  la  crainte  où 
j'étais  de  découvrir  eu  lui  quelque  altération  d'esprit  occasionée 
par  la  rigueur  de  notre  position  ;  et  c'était  en  effet  la  première  fois 
que  je  l'entendais  parler  de  muse  et  de  poésie.  INIais  sa  belle  figure 
n  avait  jamais  été  empreinte  de  plus  de  calme  et  de  bonheur.  11 
me  sourit  en  se  mettant  "a  travailler,  et  moi  je  me  mis  a  prier.  » 

Le  poème  de  Grainville  était  conçu  d'avance  dans  sa  pensée. 
Les  pages  que  j'en  ai  vues  ne  portent  presque  point  de  ratures, 
mais  ces  pages  n'étaient  qu'une  esquisse.  J^e  mécanisme  du  vers 
ne  s'y  révèle  qu'aux  sens  éclairés  d'un  juge  qui  sait  lire,  et  qui 
eu  démêle  avec  facilité  le  nombre  mystérieux  et  l'artifice  élégant 
dans  la  période  aux  tours  habilement  balancés,  dans  la  phrase 
large  et  harmonieuse  qui  enveloppe  une  belle  prose,  et  dans  le 
rhythme  aux  règles  inconnues  qui  la  cadence.  Grainville  ne  pen- 
sait point  que  le  poème  épique  pût  s'affranchir  des  lois  de  la  ver- 
sification ,  et  quoique  la  seule  leçon  qui  nous  reste  du  Dernier 
homme  annonce  une  étude  bien  approfondie  et  bien  heureuse  de 
cette  langue  mesurée  de  Fénelon,  qui  a  donné  depuis  aux  il/ rtr(^T.y 
de  M.  de  Chateaubriand ,  suivant  l'expression  de  Foiitanes,  le 
charme  des  plus  beaux  ^>ers,  il  est  certain  qu'il  ne  regardait  pas  ce 
travail  comme  la  forme  définitive  de  son  œuvre.  J'ai  vu  en  effet , 
comme  les  biographes  le  rapportent ,  le  premier  chant  tout  entier 
écrit  delà  main  de  Grainville,  dans  le  mètre  accoutumé  de  l'é- 
popée française ,  et  je  ne  conviens  pas  sans  pudeur  et  sans  regret 
que  ma  mémoire  n  eu  a  rien  conserve.  Il  faut  se  rappeler,  pour 
me  pardonner  cet  impardonnable  oubli ,  pour  eu  excuser  Tinsou- 


f^U  REVUE    DE    PARIS. 

ciance  presque  sacrilège,  ce  qu'était  la  poésie  française  en  1810. 
Jamais  la  pensée  n'avait  revêtu  des  ornemens  plus  pompeux  que 
dans  l'école  de  Delille;  jamais  une  idée  vulgaire,  quelquefois  tri- 
viale ,  quelquefois  grossière ,  n'avait  eu  plus  d'égards  au  cérémo- 
nial de  la  parole,  et  ne  s'était  ménagé,  a  force  d'atours ,  un  accès 
plus  facile  dans  ce  beau  monde  de  la  littérature  qui  aurait  tué  l'autre, 
si  on  tuait  la  naïveté,  l'éloquence  et  le  génie.  L'antithèse  arithmé- 
tique a  deux  membres  sonores  ;  l'alliance  de  mots  d'autant  plus 
saisissante  qu'elle  était  plus  abrupte  et  plus  désordonnée;  la  péri- 
phrase aux  longs  replis  qui  embrassait  l'expression,  qui  étouffait  la 
vérité  dans  les  nœuds  d'un logogryphe;  la  rime  enfin,  la  rime 
obéissante  qui  revenait  sur  trois  pieds  prolonger  en  écho  le  reten- 
tissement d'une  rime  commode  ,  préparée  d'avance  avec  soin  pour 
faire  valoir  sa  redondance  fraternelle  ;  c'était  la  ce  que  de  mon  temps 
on  appelait  la  poésie.  Grainville  ne  s'en  était  pas  douté  :  il  s'était 
borné  à  soumettre  son  magnifique  langage  aux  lois  commîmes  d'une 
mesure  élégante  et  noble ,  comme  celle  dont  Homère  s'était  joué 
avec  le  même  abandon,  et  je  me  souviens  que  je  fus  frappé  de 
l'heureuse  précision  avec  laquelle  cette  versification  sans  parure 
et  sans  éclat  représentait  cette  belle  prose  qui  n'en  avait  pas  be- 
soin. Mais  j'étais  trop  jeune  alors  pour  avoir  acquis  cet  inappré- 
ciable sentiment  du  vrai  qui  est  lapins  précieuse  des  acquisitions 
de  l'intelligence.  Le  luxe  de  la  figure,  aujourd'hui  si  fastidieux 
pour  moi ,  l'arrangement  maniéré  de  la  phrase  épique ,  et  j'en 
rougis,  manquaient  alors ,  dans  l'ouvrage  de  Grainville,  a  mon 
oreille,  toute  remplie  des  leçons  des  rhéteurs  et  des  lectures  des  sa- 
lons. J'en  aurais  jugé  autrement  plus  tard. 

Ce  travail,  si  simple,  si  naturel  qu'on  l'aurait  cru  identique  a 
la  conception  de  la  pensée,  demandait  cependant  beaucoup  de 
temps;  et  tandis  que  l'auteur  l'élaborait  avec  cette  conscience  en- 
fantine du  talent  qui  ne  prévoit  d'autre  lendemain  que  celui  de  k 
gloire,  le  lendemain  de  la  détresse  était  venu  ,  entouré  de  son  es- 
corte coutumière  de  privations,  de  soucis  et  d'huissiers.  Grainville 
qui  avait  conçu  sonépopéecn  vers,  jugea  qu'il  scraittrop  heureux 
de  la  vendre  en  prose;  mais  f'éiail  un  lésullal  difficile  "a  obtenir  a 


REVUE    DE    PARIS.  C)3 

Amiens  OÙ  Y  Iliade  n'aurait  point  trouvé  de  marchand,  même  en 
se  présentant  aux  chances  du  commerce  et  du  succès  sous  le  nom 
consacré  d'Homère.  Il  se  rappela  tout  a  coup  que  Bernardin  de 
Saint-Pierre,  parvenu  alors  a  l'apogée  de  l'illustration  littéraire  et 
non  pas  de  la  fortune,  lui  avait  appartenu  par  un  lien  dissous  de- 
puis long-temps ,  mais  qui  n'en  était  pas  moins  saint.  Le  Dernier 
homme  fut  mandé  par  la  diligence  k  l'auteur  de  Paul  et  Firginie, 
qui  ne  le  lut  probablement  point.  Les  vieux  écrivains  que  l'amour  de 
l'art  et  l'indépendance  du  caractère  ont  tenus  loin  de  toutes  les 
carrières  qui  mènent  h  l'aisance ,  n'ont  guère  le  temps  de  lire.  Ils 
travaillent  au  jour  le  jour  comme  l'ouvrier  mécanique,  dont  ils 
ambitionnent  souvent  le  sort. 

Tout  ce  que  pouvait  Bernardin  de  Saint- Pierre ,  c'était  de  re- 
commander a  un  capitaliste  de  bonne  composition  l'ouvrage  de 
ce  frère  d'alliance ,  dont  la  tardive  estime  des  hommes  fera  peut- 
être  un  jour  son  frère  d'immortalité.  Il  y  avait  alors  a  Paris  un  li- 
braire nommé  M.  Déterville,  qui  avait  acquis  dans  l'exercice  de 
son  industrie  une  fortune  immense  et  cependant  honorable. 
M.  Déterville  ne  se  crut  pas  plus  obligé  que  Bernardin  de  Saint- 
Pierre  a  lire  le  Dernier  homme ,  et  il  se  soucia  peu  de  le  faire  lire 
aux  autres.  Satisfait  de  complaire,  par  un  acte  de  déférence,  a  un 
membre  de  l'Institut  qui  avait  de  la  réputation ,  et  de  laisser  tom- 
ber la  modique  aumône  du  riche  sur  un  vieux  provincial  qui 
croyait  encore  a  l'épopée ,  il  répondit  a  Grainville  en  lui  envoyant 
quelques  exemplaires  et  quelques  écus.  Il  faut  même  le  dire  a  la 
gloire  de  M.  Déterville  :  jamais  charité  ne  fut  plus  gratuite,  car 
tout  le  reste  de  l'édition  fut  enfoui  dans  la  vaste  bibliotaphe  qu'il 
appelait  son  magasin.  Quand  la  noble  sympathie  du  chevaliei 
Croft,  de  Natalis  de  la  Morlière,  d'Auguste  Machart,  de  Léonor 
Jourdain ,  soutenue  avec  tant  de  chaleur  par  Jouy  et  par  Mille- 
voye,  eut  réveillé,  dans  un  intérêt  d'humanité  ,  quelque  souvenir 
de  cette  belle  production  avortée  en  sa  fleur;  quand  je  tentai  de  la 
rajeunir  par  un  nouveau  titre  et  par  une  préface  déjeune  homme, 
qui  donne  la  juste  mesure  de  mon  sincère  enthousiasme  et  de  mon 
mauvais  style;  en  1810  enfin,  il  y  avait  cinq  ans  que  le  Dernier 


C)4  HKVUK     DK     PAUIS. 

homme  avait  été  imprimé,  et  cinq  exemplaires  eu  avaient  été  ven- 
«liis.  Nous  fûmes  beaucoup  plus  heureux.  Nous  en  vendîmes  dix. 

Le  demeurant  passa  sans  doute  k  la  Leurrière  ou  au  pilon ,  et 
revêt ,  selon  toute  apparence ,  en  maculatures  ou  en  cartonnages , 
les  vere  et  la  prose  que  vous  connaissez.  Les  livres  ont  leur  desti- 
née :  c'était  l'opinion  de  Tereutianus  Maurus,  k  qui  Dieu  fasse 
grâce ,  en  faveur  de  cet  excellent  axiome ,  de  l'élégante  insipidité 
et  de  l'harmonieux  ennui  de  ses  préceptes. 

Il  restait  encore  quelque  élan  à  espérer  de  l'impulsion  des  jour- 
naux, qui  n'étaient  pas  tout-k-fait  tombés  alors  sous  un  monopole 
honteux,  a  la  merci  de  la  position  et  de  l'argent;  mais  le  servilisme 
qu'on  leur  reproche  aujourd'hui  était  déjà  fort  avancé  en  progrès. 
Ils  s'étaient  voués ,  pour  la  moitié ,  a  la  culture  de  quelques  re- 
nommées en  germe,  dont  ils  espéraient  moissonner  les  fruits  a 
leur  maturité ,  et  se  faisaient  un  soigneux  devoir  d'extirper  autour 
d'eux  tous  les  jets  vigoureux  qui  menaçaient  de  retarder  leur  dé- 
veloppement en  les  pressant  de  leurs  surgeons ,  ou  en  les  couvrant 
de  leur  ombrage.  Dans  l'autre  moitié,  il  n'y  avait  pas  un  écrivain 
d'esprit  et  de  cœur  qui  comprît  Grainville,  et  qui  fût  digne  de  le 
comprendre. 

Il  n'était  guère  alors  qu'un  homme  en  France  qui  pût  com- 
prendre Grainville  et  se  faire  un  glorieux  devoir  de  tendre  une 
main  protectrice  au  poète.  C'était  Napoléon,  dont  la  pensée  fut  a 
elle  seule  un  poème  immense,  une  vivante  épopée ,  et  dont  Grain- 
ville venait  de  magnifier  la  gloire  dans  quelques  lignes  sublimes , 
auxquelles  les  Alexandre  et  les  César  porteraient  envie.  La  clien- 
tèle affamée  de  ses  adorateurs  a  brevet  prit  bien  garde  de  les  lais- 
ser parvenir  jusqu'à  lui.  Ils  avaient  pour  cela  trop  d'intérêt  a  ne 
pas  laisser  prélever  a  la  détresse  du  génie  la  dîme  de  l'adulation. 

Trompé  dans  des  espérances  qui  avaient  toute  la  naïveté  d'unes 
illusion  de  jeune  homme ,  il  paraît  que  le  cœur  du  vieillard  se  brisa . 
Grainville  tomba  dans  une  profonde  mélancolie  qui  fut  suivie , 
dit-on,  d'une  fièvre  sans  sommeil  et  de  quelques  accès  de  délire, 
.le  le  veux  bien  :  il  n'y  a  pas  de  mal  à  donner  une  explication 
î)hYsique  aux  aberrations  de  la  raison  ,  et  h  rendre  notre  corps  ma- 


RKVUE    I)K    PARIS.  C)J 

téiiel  responsable  des  infinuités  de  notre  intelligence;  mais  cette 
insomnie  de  la  douleur,  mais  ce  délire  du  désespoir,  ont  quelque- 
fois d'autres  causes  qu'une  maladie  accidentelle,  et  les  âmes  pro- 
fondément souffrantes  qui  s'y  connaissent  un  peu  liront  assez  avant 
dans  ma  pensée  pour  que  je  puisse  m'abstenir  de  la  déployer  tout 
entière.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  i^r  février  1805,  a  deux  heures  du 
matin  d'une  nuit  rigoureuse,  au  murmure  d'un  vent  de  tempête, 
Grainville  se  leva  pour  rafraîchir  sa  tète  ardente  anx  intempéries 
de  la  saison,  parmi  ses  petits  ifs  et  ses  jeunes  sapins.  Après  quel- 
ques minutes  de  promenade  au  travers  de  ses  plantations  aban- 
données et  le  long  de  ses  murailles  mal  entretenues ,  il  ouvrit  dou- 
cement la  porte  dont  j'ai  parlé,  la  referma  ensuite  avec  la  même 
précaution,  et  en  mit  la  clef  dans  la  poche  de  son  seul  vêtement. 
Des  jeunes  gens  attardés,  qui  passaient  de  l'autre  côté  du  canal, 
revenant  d'une  des  folles  soirées  du  carnaval,  virent  alors  un 
spectre  assez  étrange  qui  se  glissait  sur  le  revers  opposé ,  et  im  in- 
stant après,  ils  entendirent  im  bruit  pareil  a  celui  d'un  corps  qui 
tombe.  Le  lendemain ,  quand  les  bateliers  arrivèrent  a  leurs  tra- 
vaux quotidiens,  ils  remarquèrent  quelque  chose  qui  flottait  entre 
les  glaces  brisées,  et  ils  le  ramenèrent  du  harpon  qui  arme  la  pointe 
de  leurs  longs  pieux.  C'était  Grainville. 

Je  n'ai  parlé  jusqu'ici  que  de  l'auteur  du  Dernier  homme.  Je 
dois  un  article  particulier  "a  son  livre ,  et  j'espère  que  le  lecteur 
ne  m'en  saura  pas  mauvais  gré.  C'est  probablement  la  dernière 
fois  qu'il  en  est  question  dans  notre  littérature. 

Ch.    NoDlEll. 


A  M.  LE  DUC  D'ORLÉANS, 


EN    LUI  ENVOYANT  MON    ARTICLE    DE  LA  REVUE    DE  PARIS  DU    25    JANVIER. 


Loin  de  Paris ,  aux  bords  où  le  flot  qui  s'avance 
Baigne  les  rochers  nus  de  la  belle  Provence, 
A  Toulon ,  est  un  bagne ,  image  de  l'enfer , 
Où  le  damné  s'endort  sur  un  chevet  de  fer  -, 
Les  jours  y  sont  brûlés  par  des  soleils  torrides  ; 
La  jeunesse ,  en  trois  nuits ,  s'y  crevasse  de  rides  ; 
La  vertu  s'y  fait  crime ,  et  le  crime  joyeux 
Epouvante  l'oreille  et  fait  baisser  les  yeux. 
Lk  vivent  deux  enfans ,  enfans  de  la  nature , 
Qui  ne  comprennent  pas  la  loi  qui  les  torture , 
Qui  demandent  encore  au  muet  argousin 
Quel  sort  les  exila  de  leur  Atlas  voisin. 
Ils  ont  versé  du  sang  !  une  pensée  amère 
Leur  disait  qu'un  bon  fils  venge  toujours  sa  mère , 
Son  père  assassiné,  ses  parens  morts.  Hélas! 
L'Évangile  est  encore  inconnu  sous  l'Atlas  ; 
On  y  croit  la  vengeance  une  œuvre  naturelle; 
Jamais  un  Bossuet  n'y  sermona  sur  elle. 
Estimons-nous  heureux  ,  chrétiens  aimés  du  ciel , 
Nous  qui  ne  connaissons  ni  vengeance  ni  fiel, 


UKVLt   i)i:   j'Aitis.  (y 

Nous  chrétiens  qui  savons,  mieux  qu'un  fils  du  pro[)lièto, 
Pardonner  une  injure  a  ceux  qui  nous  l'ont  faite; 
Nous ,  experts  sur  le  code  et  sur  le  droit  des  gens , 
Envers  des  Africains  soyons  plus  indulgens  : 
Les  voilà  donc  au  bagne  en  leurs  jeunes  années; 
Orphelins  sans  patrons,  existences  fanées! 
Par  un  soin  généreux  la  raison  du  plus  fort 
Les  condamne  a  la  vie  et  leur  sauve  la  mort  : 
Les  voila  dans  l'enfer;  mais  sur  sa  herse  ardente 
Cet  enfer  n'a  pas  mis  le  noir  quatrain  de  Dante. 
Sans  doute  de  longs  jours  s'y  traînent  à  pas  lents , 
Sans  doute  un  cri  d'effroi  sort  des  cachots  dolents; 
Mais  dans  ces  malheureux ,  coupables  d'ignorance , 
Un  seul  rayon  du  Louvre  infuse  l'espérance  ; 
Un  mot  sur  le  sauvage  a  nos  lois  étranger 
Brise  sa  lourde  chaîne  et  rend  son  pied  léger. 

L'autre  nuit,  en  songeant  a  ces  âmes  flétries , 
Soucieux,  je  passais  devant  les  Tuileries  : 
Vitres  du  Carrousel  et  vitres  du  jardin 
Rayonnaient  :  je  crus  voir  le  palais  d'Aladin. 
On  y  dansait  :  le  bal  n'est  pas  une  folie  ; 
L'existence  du  pauvre  au  coup  d'archet  se  lie  ; 
L'argent  du  carnaval  n'est  jamais  prisonnier; 
Lorsqu'il  descend  du  Louvre,  il  remonte  au  grenier. 
Mais  il  est  des  douleurs ,  secrètes  dans  les  villes , 
Que  ne  guérirait  pas  l'or  des  listes  civiles; 
Douleurs  qui  dans  le  corps  allument  un  volcan  ; 
Douleurs  de  liberté,  de  grabat,  de  carcan, 
Qui  n'arrivent  jamais  au  riche  dans  sa  fête; 
Qui,  surprises  un  jour  par  un  œil  de  poète. 
Émeuvent,  si  le  doigt  les  grave  sur  vélin, 
Ceux  qui  prennent  pitié  de  l'esclave  orphelin. 
Ainsi  donc  au  milieu  du  carnaval  profane, 
A  l'heure  où,  dans  le  bal,  toute  rose  se  fane, 

TOME  XIV.     suppli'mekt.  7 


r)8  UKVUK    DE    PARIS. 

I.e  djâteau  m'éclairant  de  son  derniei'  rayon , 

Je  fis,  au  Carrousel,  ce  placet  au  crayon  : 

Duc  d'Orléans,  je  sors  des  lointaines  provinces, 

Et  j'ignore  comment  on  écrit  à  des  princes  ; 

Mais  cet  art  de  la  cour,  que  je  n'ai  pas  appris  , 

Ici  serait  oiseux ,  car  vous  m'avez  compris. 

Il  faut  que  votre  voix  brise  une  double  chaîne; 

Vous  serez  plus  joyeux  a  la  fête  prochaine. 

Un  mot  tombé  des  lieux  d'oii  le  bonheur  descend 

Fait  le  prisonnier  libre,  et  le  crime  innocent. 

Votre  lèvre  a  toujours  conseillé  la  clémence. 

En  ce  temps  où  le  bal  finit  et  recommence , 

Excepté  moi ,  qui  songe  a  des  sujets  hideux? 

Je  suis  seul  aujourd'hui,  demain  nous  serons  deux. 

Méiiy  C). 
Paris  ,  ce  2v)  janvier  183.*). 


{')  Le  prince  s'est  vivement  intéressé  à  celte  affaire;  des  reiiseigueniens  ont  été 
sur-te-champ  demandés  au  ministère  de  la  justice  ,  et  tout  fait  espérer  une  satisfai- 
sante et  prochaine  solution. 


LA  MAISON  DE  LA  PLAINE. 


Vers  ]a  lin  du  bel  été  qui  vient  de s'e'couler ,  j'étais  allé  à  la  campagne 
chercher,  dans  le  calme  et  près  de  l'amitié,  le  meilleur  des  remèdes  à  une 
santé  bizarrement  altérée  ,  pour  laquelle  le  savoir  et  l'expérience  avaient 
en  vain  épuisé  leurs  ressources. 

La  journée  avait  été  chaude  et  lourde;  il  était  sept  heures,  et ,  assis  en 
face  d'une  belle  pelouse  sur  ces  bancs  de  jardin  à  arabesques  de  fonte,  nous 
aspirions,  dans  le  silence  du  bien-être  ,  l'air  plus  agité  qui  commençait  à 
bruire  dans  le  feuillage ,  et  nous  contemplions  au  ciel  de  grosses  masses 
grisâtres  dont  le  soleil ,  malgré  toute  sa  puissance  à  son  coucher  ,  ne  pou- 
vait rougir  que  les  flancs.  Mais  depuis  qu'on  a  perfectionné  le  service  des 
postes,  quelle  est  la  solitude  où  une  lettre  ne  jniisse  Avenir  a'ous  parler 
d'affaires  ?  Il  m'en  vint  une  qui  m'annonçait  que  le  lendemain ,  de  très- 
bonne  heure  ,  ma  présence  était  nécessaire  à  Paris;  il  fallait  donc  partir  , 
partir  à  l'instant  même.  Toutes  les  petites  voitures  du  pays  avaient  fait 
leur  dernier  voyage  de  la  journée  ;  c'était  du  moins  une  consolation  dans 
mon  chagrin.  J'échappais  à  la  monotonie  des  cahots  prévus  d'une  route 
qu'on  sait  par  cœur,  et  du  trot  imperturbable  d'un  pauvre  cheval  que  la 
fantaisie  de  galopper  ne  prend  jamais. 

Le  seul  moyen  de  me  rendre  à  l'appel  qu'on  me  faisait  était  donc  d'al- 
ler à  pied  jusqu'à  Villeneuve-Saint-George,  et  d'y  espérer  une  diligence  , 

7. 


loo  revijK  de  paris. 

ou  de  continuer  le  voyage  pédestre  jusqu'à  Charenton,  à  travers  les  deux 
lieues  et  demie  de  la  plaine  inhabitée  qui  s'étend  si  tristement  à  la  droite 
de  la  Seine. 

Pendant  ces  calculs  de  proljabilités  ,  les  dames  exprimaient  ces  craintes 
qui  donnent  du  prix  à  tout  ce  qui  sort  des  voies  vulgaires  et  sent  tant  soit 
peu  l'aventure.  Une  demi-heure  s'e'tait  e'coule'ej  la  nuit  tombait j  lèvent 
balayait  les  nuages  que  d'autres  remplaçaient.  La  châtelaine  apporta  au 
voyageur  convalescent  une  de  ces  innocentes  cannes  à  dard  fabriquées  à 
Plombières ,  et  qui  n'ont  jamais  figuré  en  cour  d'assises.  Après  les  serre- 
mens  de  mains  et  les  recommandations  inquiètes  (car  tout  est  danger  pour 
l'amitié'),  après  les  mots  :  A  demain  I  répétés  de  part  et  d'autre,  je  par- 
tis ,  guidé  par  un  ami  à  travers  les  prairies  qui  abrègent  la  route ,  et  une 
demi-heure  après  l'avoir  quitté  ,  j'étais  arrivé  aux  premières  maisons  de 
Villeneuve ,  rafraîchi  dans  ma  marche  rapide  par  quelques  larges  gouttes 
auxquelles  j'avais  offert  mon  front  malade  et  brûlant. 

Déjà  s'éteignaient  tous  ces  bruits  que  le  travail  du  jour  éveille  dans 
les  champs  ,  et  que  le  soir  réunit  un  instant  sur  les  points  habités  pour 
les  endormir  quelques  heures.  Près  de  la  porte  des  maisons  étaient  assis  , 
ou  se  reposaient ,  l'épaule  appuyée  contre  le  mur  ,  quelques  causeurs  plus 
intrépides ,  répétant  les  on  dit  semés  sur  la  grande  route  par  les  conduc- 
teurs de  diligences  ;  car  les  conducteurs  des  petites  voitures  ne  pénètrent 
pas  assez  dans  Paris  pour  donner  un  haut  crédit  à  leurs  nouvelles.  J'eus 
bientôt  appris  que  ,  jusqu'au  lendemain  matin  ,  je  n'avais  à  espérer  aucun 
moyen  de  transport.  Mon  parti  était  pris  ;  je  souhaitai  une  bonne  nuit  à 
tous  ces  braves  gens  qui  allaient  se  coucher  ,  et  je  me  lançai  bravement 
dans  la  solitude  qu'il  fallait  traverser. 

Aux  premiers  instans  d'une  course  qui  doit  se  prolonger  ,  le  corps  est 
toujours  ferme  et  di-oit ,  la  poitrine  tendue  et  élargie,  le  pas  assuré  et  re- 
tentissant j  mais  quand  on  se  sent  bien  seul ,  surtout  quand  il  fait  nuit , 
bientôt  les  bras  pendent  aux  côtés  avec  plus  de  mollesse,  la  pensée  devient 
moins  vive  et  le  pas  moins  rapide.  Pour  m'arracher  à  la  séduction  de  cette 
langueur ,  11  ne  fallut  rien  moins  que  les  violentes  rafales  qui  courbaient 
presque  jusqu'à  mon  chapeau  gris  les  branches  des  arbres  de  la  route,  et 
la  pluie ,  que  le  vent  plus  rapide  me  cinglait  au  visage.  Ce  combat  contre 
l'orale  a  ses  plaisirs,  et  je  m'y  préparai,  comme  tous  les  lutteurs, 
en  boutonnant  mon  habit  jusqu'au  cou.  Mais  de  ces  promesses  de  tempête, 
je  n'eus  q>ic  deux  ou  trois  ondées,  elle  concert  bruyant  des  vcntsdéchaînés 


RRVUK     DR    PARIS.  lOf 

qni  allaient,  aussi  prompts  que  la  pensée,  du  point  où  j'e'tais  aux  lieux  que 
j'avais  quittes. 

Cependant  je  marchais  toujours,  et  enfin  j'aperçus  à  ma  droite  la  pre- 
mière maison  qui  s'offre  au  voyageur  au  milieu  de  la  maussade  fertilité' de 
cette  plate  campagne.  Je  la  connaissais,  cette  maison;  je  l'avais  remarquée, 
et  tout  le  monde  la  remarquai?  ,  car  elle  e'tait  inliabitëc,  là,  toute  seule, 
toute  triste;  et,  hors  des  villes  ,  une  demeure  abandonnée  est  une  ruine 
encore  debout  qui  attend  ,  pour  tomber,  que  la  tradition  populaire  se  soit 
emparée  de  son  histoire. 

Vous  verrez  bien  des  châteaux  ,  de  brillantes  villes,  sans  questionner  le 
passant  ou  le  conducteur;  mais  que  du  coin  où  ,  voisin  peu  communicatif , 
vous  vous  abritez  contre  les  caquctages  de  voitures ,  vous  aperceviez  des 
débris ,  des  traces  d'abandon  ,  aussitôt  vous  provoquez  le  compagnon  que 
vous  n'aimiez  pas,  et  il  faudra  qu'il  parle  bien  long-temps  avant  que  vous 
trouviez  qu'il  en  ait  dit  assez.  Qui  de  nous  se  souvient  d'une  seule 
des  maisons  de  ce  vilain  village  qui  couronne  les  hauteurs  d'où  l'on  do- 
mine Bicêtre  ?  Et  qui  de  nous  ne  se  rappelle  cette  grille  de  fer  noir  qui  ne 
s'ouvre  plus  jamais  sur  une  avenue  tout  encombrée  des  hautes  herbes  et 
des  branches  que  bien  des  hivers ,  bien  des  orages ,  ont  fait  tomber  des 
grands  arbres  qui  la  bordent?  Qui  ne  voit  encore  ce  château  sombre ,  si 
retire'  dans  sa  tristesse  que  les  vitres  en  sont  encore  entières?  Quel  homme 
a  passe'  par-là  sans  avoir  retenu  ce  re'cit  qu'on  ne  lui  a  dit  qu'une  fois  ,  et 
qu'il  retiendra  toujours  :  «  C'était  là  le  vaste  domaine  d'une  riche  famille 
dont  la  fortune  e'tait  le  plus  sûr  patrimoine  des  misérables  habitans  de  ce 
pays  !  La  re'volution  de  quatre-vingt-treize  arriva  ;  les  lâches  ingrats 
traînèrent  à  Paris,  sur  une  charrette  ,  leur  bienfaiteur,  et  revinrent  le  len- 
demain voir  sa  tête  pendant  à  la  main  du  bourreau.  On  ne  sait  par  quelle 
circonstance  le  château  fut  pre'servéde  la  confiscation.  Ses  nouveaux  maîtres 
étaient  alors  absens  ;  plus  tard  ils  revinrent ,  mais  ils  ne  voulurent 
ni  habiter  ni  vendre  une  maison  maudite.  Ces  portes,  qui  se  sont  refer- 
mées sur  un  crime  ,  ne  doivent  plus  s'ouvrir  ;  les  bienfaits  sont  taris ,  mais 
le  château ,  d'où  ils  venaient  au  village ,  reste  debout.  C'est  le  monument 
d'une  vengeance  qui  s'est  déjà  transmise  à  deux  ge'nërations  ;  c'est  le  lit 
d'un  beau  fleuve  que  la  colère  de  Dieu  a  desséche' ,  et  dont  le  sable  ne  doit 
plus  rien  produire. 

Mais  la  maison  dans  la  plaine  de  Villeneuve  !  .J'y  reviens ,  et  laissez- 
moi  vous  dire  comment  elle  était  alors;  car  au  moment  où  je  vous  écris 


102  HEVUK    DE    PARIS. 

tes  lignes ,  les  maçons  y  cnt  porte  leur  marteau  ,  leur  truelle  ,  leur  piàtrp 
blafard;  il  ne  manque  plus  qu'une  couche  de  gros  jaune  pour  tout  effacer, 
traces  du  temps ,  souvenirs  du  drame. 

Cette  maison  est  la  seule  qui  s'offre  à  droite  le  long  de  ces  deux  énormes 
lieues  qui  séparent  Maisons  de  Villcneuve-Saint-Geoige.  Vers  le  milieu 
du  chemin  ,  un  peu  au-dessus  de  l'avenue  de  Ghoisy ,  elle  élève  ses  deux 
étages  à  trois  croisées.  A  travers  les  carreaux  verdâtres ,  on  aperçoit  du 
chemin  les  papiers  de  tenture,  simples  ,  mais  propres  encore  ,  qui  tapis- 
saient les  deux  chambres  dont  se  compose  chaque  étage ,  et  dont  chaque 
croisée  indique  la  largeur,  car  la  dernière  à  gauche  laisse  voir  l'escalier  qui 
occupe  presque  un  tiers  de  cette  demeure.  Rien  qu'à  jeter  un  regard  en 
passant ,  tout  le  monde  dira  :  Ce  n'est  pas  là  une  ferme ,  une  maison  de 
paysan  ,  l'ermitage  d'un  petit  bourgeois;  car  il  n'y  a  là  ni  la  place  des 
instrumens  de  travaux  rustiques ,  ni  la  misère  du  journalier,  ni  aux  envi- 
rons l'herbe  et  les  bois  que  veut  le  Parisien  qui ,  le  dimanche  ,  cherche  la 
nature.  Ces  murs  nus  ne  semblent  se  montrer  au  piéton  qui  chemine  que 
pour  lui  faire  dire  :  Mon  Dieu  I  comme  on  est  seul  ici  !  C'est  ainsi  que , 
pendant  la  nuit ,  le  batteiflent  léger  d'une  montre  fait  mieux  entendre  le 
silence. 

Comme  pour  isoler  encore  cette  retraite  dans  celte  vaste  solitude  ,  une 
muraille,  qui  l'enclôt  de  toutes  parts,  forme  à  l'cntour  une  espèce  de  che- 
min de  ronde;  seulement  le  rectangle  de  moellons  s'allonge  un  peu  vers  la 
gauche  pour  comprendi-e  dans  son  enceinte  un  petit  bâtiment  où  l'on  peut 
exiler  les  importuns  du  dedans  ,  comme  la  muraille  repousse  ceux  du  de- 
hors. Là  maintenant  tout  est  mort;  mais  on  sent  qu^on  a  voulu  s'y  faire 
une  vie  close,  une  vie  qui  s'appartînt,  qui  ne  reçût  rien  des  autres,  parce 
(ju'elle  avait  assez  de  haine  ou  d'amour  pour  se  nourrir. 

J'étais  donc  arrivé  devant  cette  maison  que  j'avais  si  souvent  regardée 
de  la  voilure  ;  un  peu  fatigué  ,  mais  maître  de  moi-même  et  do  mon  temps, 
je  voulus  nie  reposer  et  vins  m'asscoir  contre  la  muraille.  De  l'angle 
gauche  contre  lequel  j'étais  appuyé,  j'avais  presque  devant  moi  ces  lignes 
de  gros  arbres  qui  dessinent  de  loin  le  chemin  de  Choisy  ;  leurs  tètes  touf- 
fues, agitées  parla  bourrasque,  se  baissaient ,  se  relevaient ,  tantôt  toutes  à 
la  fois ,  tantôt  avec  de  longues  ondulations ,  comme  un  grand  rideau  (pie 
secouerait  la  main  d'un  génie  capricieux  ;  de  l'autre  côté,  je  voyais  s'clfi- 
1er  sur  les  éclaircis  grisâtres  du  ciel  les  arbres  maigres  d'une  route  plus 
jeune ,  et  je  me  rappelais  que  ces  voies  avaient  clé  ouvertes  |)ar  Louis  XV 


REVUE    DE    PARIS.  1  o3 

poiii-  aller  voir  M™*'  de  Pompadonr.  Pouvoir  faire  tracer,  aplanir,  ])lantcr 
une  route  pour  voir  sa  maîtresse  une  demi-heure  plus  tôt,  c'est  beau  !  et 
cependant  à  cet  amant  heureux  il  n'a  fallu  qu'une  volonté' ,  qu'un  ordre; 
mais  si  Jacques  prolonge  quinze  ibis  sa  veille'e  pour  donner  à  colle  qu'il 
aime  une  bague  d'argent ,  Jacques  a  plus  de  dévouement  que  Louis ,  Louis 
n'aime  pas  si  bien  que  Jacques. 

Devant  moi  ce  tableau ,  au-dessus  le  ciel  avec  ses  grands  mouvemcns 
des  nuages  ;  derrière ,  ce  lugubre  bâtiment  que  je  pouvais  voir  ,  à  demi- 
couché  comme  je  l'e'tais ,  en  renversant  ma  tête ,  et  tout  autour  le  bruit 
du  vent  qui  grondait  dans  la  plaine  et  sifflait  à  l'angle  de  la  mu- 
raille. La  rêverie  est  bonne  ainsi;  une  histoire  à  entendre  est  meilleure 
encore.  A  de'faut  de  narrateur  j'interrogeai  mes  souvenirs  sur  cette  mai- 
son ,  les  récits  incomplets  que  j'avais  sollicitc's,  et  je  me  refis  la  vie  de  ceux 
qui  étaient  venus  là  chercher  l'oubli  qu'ils  ont  si  bien  trouve. 


n. 


H  y  a  six  ans  à  peu  près  ,  à  l'extrémité  septentrionale  de  l'île  Barbe,  à 
Lyon  ,  on  voyait  tous  les  matins ,  à  huit  heures  ,  entrer  dans  une  petite 
maison,  louée  toute  meublée,  une  femme  de  cinquante  ans  environ.  A  son 
costume ,  à  son  exactitude  matinale  ,  aux  diverses  commissions  qu'elle  fai- 
sait chaque  jour ,  on  aurait  pu  facilement  reconnaître  une  femme  de  mé- 
nage ,  si  sa  discre'tion  ,  juste  au  niveau  de  celle  de  ses  pareilles  ,  avait  pu 
laisser  im  doute  à  toute  personne  qui  l'avait  vue  une  fois;  et  M'"*^  Ra- 
cine e'tait  vraiment  assez  excusable  si  sa  reserve  était  moins  grande 
que  celle  d'une  femme  de  chambre  ou  d'une  cuisinière  :  par  ses  lonc- 
tions  ambulantes,  pe'ne'trant  dans  plus  de  mystères  domestiques,  elle  avait 
plus  d'occasions  d'être  provoquée  par  des  cui-ieux  intéressés ,  et  pouvait 
plus  agréablement  varier  ses  récits.  Quoiqu'elle  sût  avec  bonheur,  à  ce 
qu'elle  avait  vu  ,  ajouter  les  créations  d'une  imagination  fréquemment  mise 
en  jeu ,  elle  n'avait  que  médiocrement  satisfait  l'attente  des  voisins  qui 
l'avaient  interrogée  sur  le  maître  qu'elle  servait  trois  heures  par  jour;  ce- 
pendant M.  Dervant  était  un  homme  que  l'on  pouvait  désirer  connaître , 
sans  être  poussé  par  une  impertinente  curiosité.  Ce  n'était  pas  le  sentiment 
qu'il  excitait ,  lorsque  tous  les  jours ,  vcis  deux  heures ,  velu  de  la  ma- 
nière la  plus  simple  ,  mais  avec  une  extrême  propreté ,  il  sortait  de  sa 


(o4  PREVUE    DE    PARIS. 

petite  maison,  presque  toujours  un  livre  à  la  main.  Sa  taille  élevée  et 
souple  avait  do  loin  un  air  d'aristocratie  anglaise;  mais  l'aisance  de  sa 
démarche ,  la  grâce  de  ses  manières ,  le  faisaient  réclamer  comme  com- 
patriote par  tous  les  curieux  de  l'île  Barbe.  D'un  autre  côté,  M"""  Racine 
affirmait  que  tous  les  matins  elle  trouvait  sur  sa  table  de  nuit  des  livres 
en  langue  étrangère ,  dont  quelques-uns  avaient  été  reconnus  par  elle 
pour  anglais,  à  leur  cartonnage  gris  et  à  leur  dos  en  toile.  On  l'avait 
aussi  entendu  parler  italien  en  faisant  l'aumône  à  l'un  de  ces  enfans 
qui  chaque  année  émigrent  du  Piémont  ou  des  campagnes  de  Milan, 
et  il  aurait  pu ,  en  effet ,  appartenir  à  l'Italie  par  ses  cheveux  encore 
bien  noirs,  malgré  quelques  filets  d'argent  qu'au  soleil  on  aurait  pu 
prendre  pour  un  i-eflet  brillant  de  leur  lustre.  Cependant  aucun  accent 
n'altérait  sa  voix ,  plus  douce  que  sonore  ,  qui  plaisait  par  cela  même 
qu'en  le  croyant  on  s'attendait  à  des  sons  plus  mâles  ;  comme  on  aimait 
sa  main  ,  petite  et  blanche  ,  quoiqu'elle  parût  un  instrument  trop  faible 
pour  la  vigueur  qu'annonçaient  les  autres  proportions  de  son  corps.  Les 
traits  de  son  visage  n'avaient  rien  de  remarquable;  mais  la  pâleur  souffi-e- 
teuse  qui  les  voilait  leur  prêtait  un  charme  qu'ils  n'auraient  peut-être  pas 
eu  dans  la  joie;  et  sans  le  caractère  de  bienveillance  empreint  dans  ses  re- 
gards ,  on  aurait  cru  qu'il  y  avait  du  dédain  dans  un  fréquent  sourire  qui 
abaissait  les  coins  de  sa  bouche. 

Qui  était-il?  d'où  venait-il?  M"*"  Racine  n'avait  jamais  trouvé  une 
seule  lettre  dont  elle  pût  interroger  le  timbre  ;  les  dépenses  dont  il  la  char- 
geait étaient  extrêmement  modestes  et  trahissaient  une  fortune  plus  que 
médiocre.  M""'  Racine  n'en  jugeait  pas  moins  qu'il  appartenait  à  une  bonne 
famille  et  avait  reçu  ime  parfaite  éducation ,  parce  qu'il  ne  lui  parlait  ja- 
mais qu'avec  une  extrême  politesse  ,  que  ses  ordres  avaient  toujours  quel- 
que chose  d'une  demande ,  et  que  dans  ses  reproches  on  voyait  la  crainte 
d'affliger.  On  savait  qu'il  connaissait  fort  peu  de  monde  à  Lyon ,  et  ne  se 
rendait  que  rarement  dans  quelques  maisons  d'élite ,  où  cependant  l'appe- 
laient de  fréquentes  invitations.  Ses  promenades  se  dirigeaient  presque  tou- 
jours vers  des  lieux  solitaires  et  se  prolongeaient  fort  tard.  Plusieurs  fois 
on  l'avait  vu  assis  la  nuit  au  plus  haut  point  de  Fourvières  ou  de  la  Croix- 
Rousse  tenant  ses  regards  tristement  attachés  sur  la  grande  cité  endor- 
mie. ]S ni  incident  ne  troublait  l'uniformité  de  sa  vie.  Par  une  soirée  d'été 
cependant  il  était  rentré  une  fois  beaucoup  plus  tôt  qu'à  l'ordinaire ,  ra- 
mené par  une  voiture  de  ])lacc;  le  cocher  avait  dit  à  quelques  voisins  assis 


UKVUE    Dt    PAIUS.  I05 

devant  leur  porte  qu'il  avait  chargé  ce  bourgeois  sur  le  bord  de  la 
Saône,  au  moment  où  il  sortait  delà  rivière.  On  s'informa,  et  voici  le  récit 
qui  courut  î  mais  bien  des  gens  n'y  croyaient  pas. 

A  l'un  de  ces  derniers  instans  d'un  beau  jour  où  l'on  se  hâte  de  profiter 
d'un  ciel  moins  brûlant ,  d'un  air  que  raû-aichit  la  brise,  M.  Dei-wint  tra- 
versait le  pont  suspendu  de  l'île  Barbe;  devant  lui  marchait  une  jeune 
mère  tenant  par  la  main  un  enfant  dont  les  grâces  et  la  gaieté'  babillarde 
avaient  attire'  l'attention  du  promeneur.  Tout  à  coup  l'enfant  pousse  un 
cri;  à  travers  les  tringles  qui  rattachent  le  pont  à  la  grande  chaîne  ,  il  ve- 
nait de  laisser  tomber  un  jouet  de  bois  dont  sans  doute  il  faisait  ses  de'- 
lices ,  car  il  en  accompagna  la  chute  de  ses  lai-mes  et  de  ses  cris.  Pres- 
qu'au  même  instant,  de  l'autre  côte'  du  pont,  la  Saône  retentit  et  e'cuma 
sous  un  corps  qui  s'y  précipitait.  Dervant  reparut  après  deux  ou  trois  se- 
condes, et  attendit  au  fil  de  l'eau  le  jouet  que  le  courant  lui  apporta. 
Lorsqu'il  voulut  regagner  le  bord,  il  fut  facile  de  voir  qu'il  n'était  pas 
excellent  nageur;  ses  habits  embarrassaient  encoi'e  ses  mouvemens,  et 
ceux  qui,  du  pont  ou  delà  rive,  contemplaient  ses  efforts  virent  avec  plai- 
sir une  barque  aller  à  lui  et  lui  épargner  la  moitié'  de  son  pénible  trajet. 
Lorsqu'il  sortit  de  la  barque  ,  la  jeune  mère  était  là  qui  l'attendait  ;  lui , 
jn-ésenta  le  jouet  à  l'enfant  qui  le  regardait  d'un  air  étonné  ;  et  quand  elle 
lui  dit  d'un  ton  de  doux  reproche  :  Quoi  I  monsieur ,  risquer  votre  vie 
pour  si  peu  de  chose  I  il  répondit  seulement  par  tm  ah  !  dans  lequel  il  y 
avait  contre  lui-mome  une  indéfinissable  ironie. 

Le  lendemain  ,  Dervant  sortit  comme  à  l'ordinaire. 

m. 

Nous  concevons  mal ,  à  Paris ,  ces  existences  calmes  et  retirées  qui  se 
renferment  encore  dans  les  petites  villes  de  province  ou  dans  les  faubourgs 
des  grandes  cités.  Ici  nos  projets  sont  continuellement  dérangés  par  le  bruit 
des  plaisirs  des  autres  ou  le  retentissement  des  choses  publiques.  Là  ,  l'é- 
goïsme  ,  disent  les  malveillans  ,  la  modestie  ,  prétendent  les  optimistes ,  la 
sagesse ,  affirment  les  gens  blasés ,  a  tellement  encaissé  la  vie ,  que  rien 
du  dehors  n'en  peut  troubler  les  mouvemens  égaux. 

Cette  vie  que  nous  aimons  à  voir  sur  le  théâtre  ou  dans  les  romans , 
mais  que  nous  repousserions  coimue  un  supplice ,  était  celle  que  menait , 
depuis  près  de  trente  ans ,  M.  Trémy,  professeur  émériîc.  Depuis  le  corn- 


10{)  HEVUE     DE    PARIS. 

raenceraent  du  dix-neuvième  siècle  ,  il  n'y  avait  eu  pour  lui  qu'une  révo- 
lution, ce  fut  le  jour  où  il  cessa  de  faire  sa  classe  pour  jouir  de  sa  retraite. 
Plus  d'une  fois  encore  ,  à  huit  heures  du  matin  ,  il  prit  instinctivement  ses 
cahiers  et  son  parapluie ,  et  quand  en  embrassant  sa  femme  pour  lui  dire 
adieu  ,  il  la  voyait  sourire  d'un  air  malin  en  regardant  ses  préparatifs  , 
alors  il  s'apercevait  de  sa  distraction  ,  resserrait  son  parapluie  dans  son 
e'tui  avec  tout  le  soin  qu'on  donne  à  un  vieil  ami ,  et  replaçait  sur  les 
rayons  de  noyer  de  sa  bibliothèque  ses  tre'soi-s  de  bon  goût  et  de  savante 
critique.  Mais  c'est  surtout  pour  ces  hommes  de  pureté'  et  d'innocence  que 
la  Pi'ovidence  est  bonne  et  douce  :  en  échange  de  l'habitude  qui  lui  était 
ôte'e ,  il  lui  fut  donné  une  affection  qui  vint  se  placer  imme'diatement  au- 
dessous  de  sa  tendi-esse  pour  M""^  Trèmy. 

Vers  l'époque  où  le  bon  pi-ofesseur  se  vit  condamne  au  silence  . 
un  matin ,  il  venait  de  déjeuner  avec  sa  femme  ,  et  prenait  au  coin  du  feu 
un  instant  de  l'écrc'ation  en  causant  avec  elle  ,  quand  la  vieille  Madelon , 
leur  bonne ,  qui  les  avait  vu  marier ,  entra  en  disant  :  «  Monsieur  ,  une 
lettre  !  — Une  lettre!  »  C'est  qu'une  lettre  donne  toujours  un  petit  mouve- 
ment d'émoi  à  ceux  qui  n'en  reçoivent  que  rarement.  Trémy  regarda  le 
timbre  avec  une  sorte  d'inquiétude  :  Villcfranche  1 

a  Mais  tu  n'y  connais  personne. 

—  Non,  »  Trémy  décacheta  lentement  la  lettre  ,  parcourut  la  première 
page,  retourna  le  feuillet ,  dit  avec  un  soupir  de  soulagement  ;  «  C'est  tle 
Villon  î  »  et  plus  tranquille  ,  il  lut  ce  qui  suit  : 

«  Mon  bien-aimé  et  honoré  maître , 

))  Depuis  deux  ans  je  n'ai  pas  été  à  Lyon  vous  voir  ;  je  ne  vous  ai  pas 

»  écrit.  Peut-être  m' avez- vous  accusé  d'oubli  et  d'ingratitude  :  vous  au- 

»  riez  eu  tori .  Je  me  suis  éloigné  devons,  parce  que  j'étais  malheureux,  bien 

»  malheureux ,  et  qu'à  l'horrible  douleur  qui  me  frappait  rien  ne  pouvait 

))  être  un  soulagement,  pas  même  votre  inaltérable  bonté,  vos  conseils  et 

»  vos  exemples  de  résignation.  Il  y  a  deux  ans,  mon  père...  Laissez-moi 

»  prononcer  ce  nom,  que  je  n'oserais  vous  donner  en  vous  parlant,  mais 

»  que  j'ai  du  bonheur  à  écrire...  » 

—  Ce  bon  Villon  I  dit  le  vieil  helléniste  en  passant  sur  son  front  sa 
main  qui  effleura  son  œil  avant  de  reprendre  le  papier. 

«  11  y  a  deux  ans,  Séraphine  est  morte!    »> 

—  Ah  ,  mon  Dieu  !  s'écria  M""'  Trémy,  doiil  ksdeux  mains  se  posèrcnl 


I 


lŒVUE    DE    PARIS.  1 07 

sur  le  f^enoii  Je  son  mari ,  et  dont  le  regard  ne  quitta  plus  son  œil  humide , 
qui  lisait  plus  vite  que  sa  voix  ne  pouvait  prononcer. 

«  Vous  savez  si  je  l'aijnais ,  si  j'étais  aime  d'elle  ,  puisque  la  force  de 
»  notre  amour  avait  trouvé  grâce  à  vos  yeux  pour  la  liaison  qui  nous 
»  unissait.  Alors  Roanne  m'est  devenu  odieux,  et  je  suis  venu  m'ctablir 
»  à  Villefranche.  On  me  disait  qu'ici  mes  souvenirs  seraient  inoins 
»  cruels  et  qu'ils  s'effaceraient  peu  à  peu  :  on  me  trompait.  Séparé  d'elle 
»  par  toute  la  distance  de  la  terre  au  ciel ,  depuis  deux  ans ,  mon  bon 
»  maître ,  oh  !  j'ai  cruellement  souffert.  » 

—  Moi  sans  toi  !  ditTrémy,  cessant  de  lire  et  sans  regarder  sa  femme. 
Celle-ci  posa  ,  sans  pouvoir  rien  dire  ,  sa  tête  sur  l'épaule  de  son  mari ,  qui , 
après  quelques  instans  ,  continua. 

«  Maintenant ,  j'ai  à  vous  annoncer  une  autre  nouvelle  que  votre 
»  vieille  affection  vous  fera  regarder  peut-être  comme  plus  mauvaise 
»  encore.  Vous  rappelez- vous  le  temps  où  j'étais  votre  élève,  oîi  vous 
»  nous  parliez  de  la  vie  où  nous  allions  nous  élancer,  et  qui  bientôt  se  clo- 
»  rait  pour  vous!  Eh  bien  I  j'ai  quarante  ans  ,  et  ma  part  est  complète  : 
»  c'est  moi  qui  meurs  le  pi'emier.  » 

—  Ah  ,  le  pauvre  enfant  I  sanglota  Trémy  ,  qui  ne  pouvait  plus  s'ar- 
rêter. 

«  Je  ne  vous  enverrai  cette  lettre  que  lorsque  ma  triste  science  de  mé- 
»  decin  m'aura  appris  que  vous  pouvez  vous  épargner  le  chagrin  de  me 
»  répondre.  Ai-je  d'ailleurs  besoin  d'une  lettre  pour  savoir  que  vous  ac- 
»  ceptez  le  dépôt  que  je  vous  confie  ,  Marie ,  ma  fille  ,  l'enfant  de  Séra- 
1)  phine ,  que  mon  cœur ,  rétréci  par  un  amour  et  une  douleur  sans  fin  , 
»  n'a  peut-être  tant  aimée  que  parce  qu'elle  ressemblait  à  sa  mère?  Vous 
»)  le  savez ,  Marie  n'a  pas  de  famille  ;  ils  l'ont  tous  repoussée  ,  parce  que 
»  Séraphinc  m'aima  plus  que  son  devoir.  Ma  bonne  madame  Trémy ,  Ma- 
»  rie  partira  demain j  ouvrez-lui  vos  bras  :  elle  vous  connaît  déjà;  je  lui 
1)  ai  souvent  parlé  de  vous.  Voulez-vous  être  sa  mère  adoptive?  » 

—  Oh  !  oui ,  je  le  veux  !  dit  la  bonne  vieille  qui  sanglotait  aussi  ;  n'est- 
ce  pas  ,  Trémy?  dis.  —  Oui ,  ma  femme ,  oui ,  et  il  lut  encore  : 

«  J'ai  vendu  tout  ce  que  j'ai ,  même  ma  bibliothèque,  monljon  maître. 
)>  excepté  un  prix  ([ue  vous  m'avez  donné;  c'est  le  seul  souvenir  de  moi 
»  qu'aura  Marie.  Par  celte  vente,  j'ai  réalisé  600  francs  de  rente  ;  c'est 
»  toute  la  fortune  de  ma  pauvre  enfant.  La  personne  qui  vous  la  conduira 
»  vous  remettra  le  litre  de  celte  rente  et  une  lettre  qu'avant  de  mourir  je 


Io8  REVUE    DE     PARIS. 

»  vais  écrire  à  Marie.  Cette  lettre  ,  elle  ne  devra  la  lire  que  lorsqu'elle 
»  aura  atteint  l'âge  de  sa  majorité'.  Jusqu'à  ce  moment ,  ëcoutez-moi  bien, 
»  bons  amis  ,  et  pardonnez-moi  de  parler  ainsi  ;  jusqu'à  ce  moment  elle  ne 
»  doit  pas  se  marier  ;  je  le  défends  de  mon  lit  de  mort. 

»  Me  voilà  plus  tranquille.  La  certitude  que  vous  acceptez  les  devoirs  que 
»  je  vous  lègue  adoucit  mon  regret  de  n'avoir  pas  assez  résiste'  peut-être 
»  au  mal  qui  devait  me  rapprocher  de  Se'raphine.  Adieu,  vous  près  de  qui 
»  j'aurais  trouve'  des  consolations  ,  si  j'avais  consenti  à  être  console'.  A  ma 
»  fille  maintenant  votre  tendresse  ;  à  elle  aussi  la  bénédiction  de  son  père, 
»  si  elle  sait  vous  aimer.  Adieu  encore  j  je  croyais  vous  quitter  pour  elle 
»  avec  moins  de  regret  :  c'est  que  vous  avez  été  bien  bons  pour  moi  et 
»  que  vous  allez  l'être  encore  pour  Marie.  Une  dernière  fois ,  adieu ,  père  y 
»   adieu  ,  mère.  » 

Depuis  cette  lettre,  depuis  que  Marie,  en  pleurant  au  souvenir  de  son  père 
qu'elle  ne  devait  plus  voir,  souriait  aux  caresses  des  deux  vieillards  ,  cinq  ans 
s'étaient  écoulés  jusqu'au  moment  où  Dervant  vint  se  réfugier  àl'ile  Barbe. 
Marie  avait  dix-neuf  ansj  sa  taille  moyenne,  maisbien'prise,  ses  cheveux  noirs 
séparés  en  bandeau  sur  son  front,  son  teint  im  peu  brun,  mais  au  travers 
duquel  la  fraîcheur  de  l'âge  et  de  la  santé  faisait  briller  son  coloris,  son  œil 
vif  et  doux,  tout  cet  ensemble  pouvait  bien  être  un  objet  d'adoration  pour 
les  deux  Trémy,  mais  n'avait  pas  assez  d'éclat  pour  attirer  à  elle  les  re- 
gards et  les  cœurs.  Aussi  Marie  vivait  dans  le  calme  de  sa  famille  d'adop- 
tion, sans  bonheur,  mais  sans  désirs  et  sans  regret,  croyant  que  la  vie  devait 
être  ainsi  faite  ,  qu'à  elle  il  appartenait  de  consacrer  toutes  ses  facultés  aux 
deux  amis  de  son  père  ,  que  plus  tard  un  autre  dévouement  viendrait  ré- 
compenser le  sien  pour  la  faire  vieillir  tranquille  à  son  tour.  Mais  dans  ces 
figures  sur  lesquelles  l'œil  glisse  sans  s'arrêter  ,  il  peut  y  avoir  des  riches- 
ses de  physionomie  ignorées;  au  fond  de  ces  caractères  qui  semblent  se 
perdre  dans  les  nuances  communes,  il  peut  y  avoir  des  trésors  d'affection 
et  de  dévouement  :  car  la  femme  doit  avoir  aussi  sa  pudeur  de  visage  et 
d'amc;  il  faut  qu'elle  ait  des  regards  qui  soient  pour  un  seul,  des  sentimens 
qui  n'écloront  que  pour  vui  seul  et  jirès  d'un  seul.  Celle-là  ,  voyez- 
vous  ,  sera  la  Ijicn-aimée. 


UF.VUE     \)K     PAULS. 


IV. 


109 


Un  an  s'est  écoulé  encore  :  Dervant ,  tel  que  vous  le  connaissez ,  frappe 
à  la  porte  d'une  maison  simple  de  Perrache ,  et  la  vieille  Madelon  vient 
lui  ouvrir. — Bonjour,  monsieur  Dervant!  lui  dit-elle  avec  ce  ton  tout  par- 
ticulier que  prennent  les  vieilles  filles  pour  les  visiteurs  qu'elles  aiment; 
bonjour,  monsieur  Dervant  1  M™'^Trémy  est  sortie  ;  monsieur  est  sur  ses  li- 
vres j  mais  entrez  au  salon  ,  vous  trouverez  M'^'^  Marie  qui  travaille  près 
du  feu,  car  il  ne  fait  pas  encore  chaud  aujourd'hui,  n'est-ce  pas, monsieur 
Dervant  ? 

—  C'est  vrai ,  ma  bonne  Madelon.  Et  Dervant  entra  dans  le  modeste 
salon  où  il  aperçut  Marie,  qui,  pour  échapper  à  l'action  trop  vive  du  feu, 
s'était  abritée  derrière  le  chambranle  de  marbre  de  la  cheminée ,  tandis 
que  ses  pieds  reposaient  sur  le  bâton  d'une  chaise  plus  petite  tournée  vers 
le  foyer.  Ce  fut  là  que  Dervant  vint  s'asseoir  après  un  salut  amical. 

Les  premiers  instans  de  leur  entretien  n'auraient  été  que  des  lieux  com- 
muns ,  si  toutes  ces  questions ,  toutes  ces  réponses  qui  sont  la  plupart  du 
temps  des  foi-mules  convenues  n'avaient  été  dictées  par  un  intérêt  sincère. 
Au  bout  de  quelque  temps  ,  Dervant  parut  plus  grave  ,  et  son  œil ,  sans 
rien  voir ,  s'arrêtait  sur  les  fantasques  figures  de  la  braise  enflammée. 
Marie  l'espectait  sa  rêverie ,  et  le  silence  régna  quelque  temps.  Puis  en- 
fin et  comme  avec  un  effort  :  «  Je  suis  bien  aise  de  vous  trouver  seule,  ma- 
demoiselle, dit-il,  car  j'ai  à  vous  parler. 

—  A  moi  !  Et  elle  souriait. 

—  Oh  ,  ne  riez  pas  I  c'est  bien  sérieux  ce  que  j'ai  à  vous  dire.  Voyez, 
je  n'ose  vous  regarder  ;  ne  sentez-vous  pas  que  ma  voix  tremble  ? 

—  Mon  Dieu!  qu'avez- vous  donc ,  monsieur  Dervant? 

—  J'ai  découvert  un  secret  qui  est  à  vous  ,  qui  est  à  moi ,  et  que  nous 
ignorions  tous  deux  :  nous  nous  aimons. 

Marie  souriait  encore,  —  Vraiment?  dit-elle. 

—  Ne  cherchez  pas  à  vous  donner  le  change  ;  ce  n'est  pas  de  l'amitié , 
ce  n'est  point  de  l'intimité  :  c'est  de  l'amour. 

Marie  ne  sourit  plus ,  et  son  front  tout  rouge  s'appuya  sur  le  coin  de  la 
cheminée. 

—  Amie ,  continua  Dervant  en  mettant  sa  main  sur  la  main  que  Marie 


1  lO  lŒVUE    DE    PARIS. 

avait  laissée  tomber  sur  son  genou,  si  je  vous  avais  aimée  seul,  j'aïuais  [)u 
me  taire;  mais  a^ous  m'aimez  aussi,  et  j'ai  dû  vous  eVlairer.  Ne  vovez 
dans  mes  paroles  ni  présomption  ,  ni  fatuité;  vous  m'aimez  ,  Marie;  le  sa- 
vcz-vous? 

—  Hëlas!  non.  Dans  la  retraite  oii  j'ai  vécu  ,  dans  la  simplicité'  des  af- 
fections qui  se  sont  partage  mon  ame ,  comment  aurais-je  pu  deviner  ce 
(jue  vous-même  n'avez  pas  vu  tout  de  suite?  Depuis  que  je  vous  connais  , 
j'ai  du  plaisir  à  me  trouver  avec  vous;  votre  entretien  m'intéresse  ,  votre 
approbation  me  touche;  je  crains  de  vous  déplaire;  il  me  semble  qu'en 
votre  présence  ma  conscience  est  plus  éveillée.  Est-ce  pour  tout  cela  que  je 
vous  aime? 

—  Il  y  a  plus  encore  :  ne  vous  ètes-vous  pas  aperçue  que  depuis  six 
mois  mes  visites  sont  devenues  plus  fréquentes  ;  que  chaque  fois  que  nous 
nous  voyons,  un  hasard  toujours  heureux  nous  place  l'un  à  côté  de  l'autre, 
à  la  maison ,  à  la  promenade ,  au  spectacle?  Si  je  discute  une  opinion, 
avec  un  modeste  silence  votre  regard  vient  me  dire  :  C'est  comme  vous 
(pic  je  pense.  Si  vous  parlez ,  avant  d'avoir  achevé  votre  pensée ,  votre 
œil  vient  chercher  le  mien  qui  déjà  l'attend.  Me  croyez-vous  maintenant 
quand  je  vous  dis  :  Nous  nous  aimons? 

—  Vous  ne  m'avez  encore  parlé  que  de  moi. 

—  C'est  que  pom*  vous  seulement  l'ombre  d'un  doute  pouvait  exister. 
Moi  j'ai  bien  inteiTOgé  ma  conscience ,  j'ai  sondé  mon  cœur,  et  j'ai  re- 
connu cet  élan  qui  me  portait  toujours  vers  vous,  cet  instinct  qui  faisait 
entrer  comme  im  besoin  votre  présence  dans  ma  vie  de  chaque  jour ,  vous 
plaçait  dans  mes  calculs  d'avenir,  et  peuplait  de  votre  souvenir  toutes 
mes  rêveries  ,  tous  mes  songes.  Un  grand  chagrin  surtout  a  fini  de  m'é- 
clairer.  Vous  rappelez-vous  cette  soii-ée  où  M.  Trémy  avait  désiré  que  je 
vous  présentasse  avec  lui?  Vous  dansiez  ,  et  moi,  mes  cheveux  qui  grison- 
nent, m'empêchaient  de  partager  vos  plaisirs;  mais  quand  mon  œil  pouvait 
pénétrer  à  travers  la  folle  jeunesse  ,  je  suivais  tous  vos  mouvemens.  Le 
plus  souvent,  retiré  dans  une  salle  voisine  ,  j'attendais  que  la  fin  du  qua- 
drille vous  y  ramenât;  je  savais  l'instant  où  vous  alliez  venir,  et  j'étais 
toujours  le  premier  que  votre  œil  aperçût.  La  nuit  était  déjà  avancée,  et 
vous  m'aviez  fait  le  sacrifice  d'une  contredanse  ,  car  je  vis  bien  que  c'était 
pour  moi  que  vous  restiez.  De  loin  nous  regardions  l'heureuse  figure  de 
M.  Trémy  qui  avait  trouvé  à  se  placer  à  un  v\'luist  ;  vous  me  parliezde  lui, 
de  sa  tendresse  pour  vous,  qui  déjà  s'inquiétait  de  l'avenir.  Vous  me  ra- 


KEVUE    DE    PARIS.  1  l  I 

contiez  qu'il  vous  avait  dit  dans  la  soirée ,  en  tournant  autour  de  vouspoui' 
vous  voir  dans  votre  robe  de  bal  :  «  11  n'est  pas  temps  encore  d'y  songer , 
mais  quand  tu  auras  vingt  et  un  ans ,  nous  choisirons  ini  bon  mari ,  un 
homme  lettre',  et  tu  me  donneras,  pour  les  e'Ievcr  ,  pour  les  instruire,  de 
beaux  petits-fîls.  » 

Tout  cela ,  Marie ,  vous  me  le  racontiez  avec  naïveté' ,  et  moi ,  en 
vous  écoutant ,  j'avais  e'te'  oblige'  de  m'appuyer  sur  la  table  placée  à  cote 
du  divan  où  nous  e'tions  assis ,  car  une  lame  aiguë  venait  de  me  percer  la 
poitrine.  A  ce  projet  d'un  bonheur  où  je  n'entrais  pour  rien  ,  à  cette  imago 
d'enfans  que  vous  donneriez  à  un  autre ,  mon  cœur  se  soulevait  comme  d'une 
injustice  ,  comme  d'un  vol.  Quelques  instans  après  il  fallut  vous  quitter, 
et  quand  je  fus  seul  dans  le  silence  de  la  nuit ,  je  me  demandai  :  D'où  me 
vient  cette  douleur  que  j'emporte  avec  moi?  Il  fallut  bien  me  re'pondre  : 
C'est  que  je  l'aime! 

—  Et  cela  vous  a  fait  mal  ? 

—  Oui,  car  j'ai  ajouté  aussitôt  :  Elle  m'aime  aussi. 

—  Ce  serait  donc  un  malheur? 

—  Je  le  ci'ains,  Marie  ^  et  comme  je  crois  que  les  affections  ont  leurs 
devoirs  de  probité  comme  les  affaires  de  la  vie  ,  je  suis  venu  vous  avertir. 

—  Mais  vous  êtes  plus  pâle  ,  et  votre  voix  a  des  sons  que  je  n'ai  pas 
encore  entendus. 

—  C'est  que  je  dois  vous  dire  ,  Marie ,  de  ne  pas  m'airaer ,  car  je  suis 
maudit. 

—  Mon  Dieu ,  qu'avez- vous  donc  fait  ? 

—  Oh  ,  ne  retirez  pas  votre  main  !  Depuis  l'âge  où  m'est  venue  ma 
première  pensée  sérieuse ,  je  n'ai  eu  qu'un  but ,  celui  d'être  honnête 
homme,  d'obtenir  l'estime  de  tous,  et  j'y  ai  réussi,  Marie,  je  vous  le 
jurej  mais  cette  estime  stérile  n'a  compensé  aucun  des  mécomptes  d'une 
vie  qui  m'a  paru  bien  longue.  Une  fatalité  qui  a  toujours  pesé  sur  moi  a 
empoisonné  toutes  les  sources  où  j'ai  cherché  le  bonheur.  Mes  amitiés  ont 
été  trahies  :  dans  ceux  qui  m'appelaient  ami,  je  n'ai  trouvé,  aux  jours  d'é- 
preuve, que  des  compagnons  de  plaisir  à  qui  j'ai  plu  heureux,  insouciant , 
et  dont  j'ai  dû  m' éloigner  pour  garder  deux  ou  trois  illusions,  quand  la 
lèpre  du  malheur  a  commencé  à  atteindre  mon  ame.  J'ai  aimé  d'amour 
aussi ,  et  quand  je  livrais  mon  cœur  tout  entier,  je  ne  rencontrais  que  le 
vide ,  la  légèreté ,  l'affectation  ,  et  je  retombais  sur  moi-même  avec  dé- 
goût. Je  mis  l'activité  de  mon  esprit ,  le  reste  de  ma  fortune  à  faire  quel- 


I  l'A  HEVUE    DE     PARIS. 

que  bien  :  ce  bien  l'ut  oubHe,  calomnie';  des  gens  qui  m'aimaient  aupara- 
vant payèrent  mes  services  par  des  plaintes  qu'on  e'couta.  Alors  bien  des 
fois  je  songeai  qu'il  est  doux  de  se  reposer  dans  la  mort.  Vous  frémissez, 
pauvre  enfant  I  vous  n'avez  donc  jamais  pensé  que  ce  bien  qui  nous  est 
promis  à  tous  est  si  grand  que  Dieu  nous  en  a  donné  cliaque  jour  comme  un 
avant-goût  dans  le  sommeil  de  notre  vie;  et  que  sur  les  vingt-quatre 
heures  que  nous  mesure  le  soleil ,  sa  bonté  nous  permet  d'en  mourir  quel- 
ques-unes. 

—  Ah  ,  monsieur  Dervant ,  quelles  funestes  idées  ! 

—  Rassurez-vous  ,  Marie  ,  jamais  je  n'accueillerai  le  suicide  ,  quoique 
je  pense  qu'il  ait  menti  celui  qui  a  dit  que  Dieu  mesure  le  vent  à  la  toison 
de  l'agneau.  Mais  la  nature  sembla  venir  à  mon  secours  ;  un  mal  sillonna 
ma  poitrine,  brûla  mon  cerveau  ;  les  médecins,  dans  leur  impuissance ,  me 
conseillèrent  les  voyages.  Ma  fortune  ne  me  les  permettait  plus.  Je  partis 
cependant  pour  cacher  à  l'intérêt  fatigant  des  demi-amitiés  les  progrès 
d'une  maladie  que  j'acceptais ,  et  dont  je  ne  voulais  pas  reculer  le  terme. 
On  m'avait  ordonné  l'air  du  Midi ,  je  crus  avoir  assez  fait  en  venant  jus- 
qu'ici. Je  laissais  faire  son  œuvre  au  temps  quand,  il  y  a  plus  d'un  an  ,  le 
hasard  m'a  rapproché  de  vous  ,  et  par  vous  a  redonné  une  saveur  à  ma 
vie. 

—  Vous  étiez  donc  moins  malheureux? 

—  Ah  !  oui ,  à  vous  aimer  ainsi  sans  le  savoir ,  à  me  retrouver  chaque 
jour  près  de  vous  sans  calcul ,  je  me  réconciliais  avec  l'existence. 

—  Pourquoi  renoncer  à  ce  qui  vous  fait  du  bien  ? 

—  11  le  faut ,  car  si  vous  alliez  m'aimer  comme  moi  je  vous  aime  ,  vous 
entreriez  dans  la  contagion  de  ma  fortune.  Qu'ai-je  à  vous  offrir?  Un  cœur 
flétri!  Sais-je  si  le  mal  que  j'ai  laissé  marcher  s'arrêtera?  J'ai  trente-six 
ans  ,  à  peine  en  avez-vous  vingt ,  et  tout  en  moi  est  bien  plus  vieux  que 
mon  âge.  Ma  fortune  est  détruite,  j'ai  conservé  à  peine  de  quoi  suffire  à  la 
plus  stricte  économie.  Voilà  mon  sort ,  à  qui  oserais-je  dire  :  Prenez-en  la 
moitié  ? 

—  J'avais  bien  pressenti  que  vous  aviez  souffert,  mais  je  ne  savais  pas 
que  vous  eussiez  éprouvé  tant  de  douleurs.   Qiioil  toujours  malheureux? 

—  Toujoiu's. 

—  Mais  vous  aussi,  comme  moi,  vous  croyez  que  Dieu  est  juste;  il  vous 
doit  votre  part  de  bonheur  :  vous  avez  peut-être  bien  fait  d'attendre. 

— Telle  est  ma  superstitieuse  fui  au  malheur  que  je  ne  dirai  pas  un  mot 
pour  que  vous  m'aimiez.  J'entrevois  le  ciel  ,  et  je  n'ose  levei'  la  tête. 


UKVIIE     1)K     PAIUS.  ]  l3 

—  Vous  qui  avez  le  cœur  généreux ,  dites-moi ,  n'est-ce  pas  une  belle 
part  que  celle  de  la  femme  que  Dieu  charge  de  porter  le  calme  à  une  ame 
malade,  de  briller  comme  sa  bonne  étoile  après  l'orage,  et  de  lui  annon- 
cer la  bonne  nouvelle  que  sa  paix  est  faite  avec  le  ciel  ? 

—  Et  si  le  malheur  déborde  du  proscrit  sur  son  ange  ? 

—  Les  parts  doivent  ctro  égales. 

—  Mais  c'est  souffrir! 

—  Un  peu  peut-être  pour  consoler  beaucoup. 

—  C'est  un  dévouement;  lâclie  celui  qui  l'accepte. 

—  Si  on  le  lui  cache? 

—  Ah,  malheur  quand  il  l'apprendrai 

Dervant  se  débattait  en  vain  contre  le  bonheur  qui  venait  à  lui  si  naïve- 
ment ,  si  loyalement  offert.  Huit  jours  après  cet  entretien ,  il  remerciait 
avec  des  larmes  Marie  de  son  amour,  et ,  sûr  de  ce  cœur  qui  n'avait  ja- 
mais trompé,  confiant  en  la  vie  à  laquelle  il  se  sentait  renaître,  il  convint 
avec  son  sauveur  de  parler  à  M.  Trémy. 


Le  jour  où ,  pour  la  première  fois  ,  Dervant  parla  à  Marie  de  leur 
amour  deviné  ,  M.  Trémy  était  encore  dans  son  cabinet  que  déjà  l'heure 
du  repas  avait  sonné  depuis  plusieurs  minutes  au  cartel  arrondi  suspendu 
au  trumeau  qui  séparait  les  deix  croisées  de  la  salle  à  manger.  Le  potage 
était  servi;  Marie  était  assise,  doucement  pensive  ,  la  main  sur  sa  serviette 
encore  roulée.  M™*^  Trémy,  les  deux  bras  croisés  sur  sa  poitrine  ,  autant 
que  sa  poitrine  le  lui  permettait ,  attendait  regardant ,  comme  elle  le  faisait 
tous  les  jours ,  la  pointe  de  terre  que  d'un  côté  ronge  le  Rhône ,  que  de 
l'autre  la  Saône  caresse.  Madelon  ,  qui  apportait  le  bœuf,  s'arrêta  sur  le 
pas  de  la  porte  en  s'écriant  :  Comment,  monsieur  n'est  pas  encore  là? 
Tout  va  être  froid!  En  effet ,  dit  M™*^  Trémv  en  regardant  avec  inquiétude 
les  aiguilles  du  cartel,  jamais  le  père  n'a  tardé  si  long-temps.  — 11 
faut  voir  !  s'écria  vivement  Marie  qui  avait  suivi  le  regard  de  sa  mère 
adoptive  ,  et  elle  s'élança  vers  le  cabinet  retiré  où  M.  Trémy  avait  goûte 
pendant  tant  d'années  les  pieuses  joies  de  l'étude.  Lorsqu'elle  ouvrjt  la 
porte ,  elle  aperçut  le  bon  professeur  qui ,  la  tête  un  peu  renversée  en  ar- 
rière, et  le  visage  plus  pâle  qu'à  l'ordinaire ,  lui  sourit  en  la  voyant. 

TOME  XIV.     FKVRiER.  8 


é 


I  I  'l  HEVUK     DK     PARIS. 

—  Qu'as-tu  donCjTrëmy?  dit  sa  fcniiuequi  était  entrée  derrière  la  jeune 
fille. 

—  Rien  ,  femme!  rien,  Marie  !  Mais  tout  à  l'iieure,  quand  j'ai  voulu 
me  lever  pour  aller  vous  joindre  à  table ,  je  n'ai  plus  senti  les  forces  à 
leur  place,  et  j'aicte'  enchante'  que  mon  fauteuil  fût  encore  derrière  moi,  car 
j'y  suis  retombe',  maigre  tout  mon  de'sir  de  ne  pas  vous  faire  attendre; 
mais  voilà  qui  est  passé  :  du  reste,  je  n'ai  pas  éprouve'  de  mal. 

—  Ah  !  comme  tu  nous  as  fait  peur!  Eh  bien  !  viens  maintenant ,  mon 
vieux. 

—  Venez ,  bon  père. 

—  C'est  bien  mon  intention  ;  mais  donnez-moi  chacune  un  bras,  et  cela 
me  sera  plus  facile. 

Ainsi  appuyé,  le  vieillard  arriva  jusqu'à  sa  place  pour  le  dîner;  mais 
il  eut  beau  chercher  à  cacher  son  malaise,  les  yeux  fixés  sur  lui  étaient 
trop  clairvoyans  :  le  triste  repas  à  peine  achevé  ,  on  le  força  à  se  mettre 
au  lit  où  il  se  trouva  mieux.  On  attendit  avec  plus  de  patience  le  docteur 
qui  acheva  de  rassurer  ces  femmes  aimantes ,  en  leur  disant  qu'il  ne 
trouvait  chez  le  malade  aucun  symptôme  alarmant ,  seulement  un  peu  de 
faiblesse;  le  repos  de  quelques  jours  suffirait  pour  lui  rendre  la  santé. 

M.  Trémy  resta  donc  au  lit  les  jours  qui  suivirent;  mais  [quand  même 
les  paroles  du  médecin  n'auraient  pas  détruit  toutes  les  inquiétudes  ,  elles 
auraient  cédé  à  la  douce  gaieté  du  vieillard  qui  avait  des  joies  d'enfant,  de  ces 
joies  qu'on  contemple  avec  bonheur,  comme  une  fleur  qui  perce  les  pre- 
mières neiges.  Il  était  encore  couché  quand  Dervant  vint  près  de  lui  pour 
lui  parler  de  Marie  ;  il  le  trouva  seul.  M""*"  Trémy,  prévenue  par  la  fille 
de  Villon,  s'était  discrètement  retirée  quand  elle  avait  entendu  sonner. 
Dervant  aimait,  estimait  M.  Trémy,  parce  qu'il  fallait  aimer  sa  candeur  , 
estimer  sa  vie  si  simple  et  si  pure.  11  lui  exposa  avec  franchise  son  amour, 
celui  de  Marie;  il  lui  dit  toute  sa  vie,  la  modicité  de  son  bien;  il  ne 
plaida  pas  ,  il  raconta.  M.  Trémy,  presque  assis  sur  son  lit ,  le  corps  et  la 
tête  appuyés  sur  un  double  oreiller  ,  écoutait  dans  un  silence  religieux  un 
homme  qu'il  aimait  aussi.  Quand  Dervant  se  tut,  il  lui  tendit  la  main. 
«  Pendant  que  vous  parliez,  lui  dit-il,  j'ai  taché  de  repousser  mes  af- 
fections ,  mes  sympathies,  mes  goûts;  de  n'être  plus  moi ,  mais  d'être  Vil- 
lon ,  ce  père  qui  m'a  remis  sa  fille  avant  de  mourir,  et  m'a  écrit  :  Je  meurs 
plus  tranquille  !  Je  me  suis  rappelé  les  projets  qu'il  formait  pour  son  en- 
fant, les  vœux  qu'il  me  confiait ,  sans  savoir  qu'il  me  laisserait  le  soin  de 


%4i»<^^> 


HEN'ITK     DE     PAIUS.  |l5i 

les  réaliser;  et  maintenant  que  je  me  suis  hien  pénétré  de  l'esprit  de  mon 
malheureux  ami,  en  son  nom  je  vous  dis  :  J'accepte!  au  mien  :  Je  vous 
remercie.'  »  Son  bras  attirait  Dervant  vers  lui.  DeiTant  céda  à  ce  mouve- 
ment,  et,  penché  sur  le  lit,  il  embrassa  le  digne  tuteur.  En  relevant  l.i 
tète ,  il  aperçut  de  grosses  larmes  dans  ses  yeux ,  et  sa  main  serra  plus  for- 
tement la  main  qu'il  tenait. 

—  C'est  de  joie  !  dit  Trémy  en  baissant  la  voix  ;  car  voilà  que  moi 
aussi  je  meurs  tranquille. 

—  V  ous  mourez  I  s'écria  Dervant. 

—  ChutI  tais-toi  I  tais-toi  donc,  mon  garçon  I  ^eux-tu  effrayer  me» 
femmes?  Je  ne  leur  dis  rien  à  elles;  mais  vous  .  vous  êtes  un  homme. 

—  Comment  de  semblables  idées. . . 

—  Ce  ne  sont  pas  des  idées  ,  ce  sont  des  faits.  Tenez. — Et  avec  toute  la 
pudeur  que  mit  Olyrapias  à  arranger  le  bas  de  sa  robe  lorsqu'elle  tomba 
sous  le  fer  des  assassins,  il  fit  sortir  une  de  ses  jambes,  déjà  amaigries,  par 
le  côté  de  son  lit ,  et ,  à  moitié  soulevé  comme  il  l'était ,  il  désigna  du 
doigt  une  place.  «\  oyez- vous  là  cette  tache  violacée?  elle  est  déjà  plus 
large  que  ce  matin.  C'est  la  trace  d'un  sang  qui  se  décompose;  je  connais 
cela.  Tenez,  plus  haut,  près  du  genou,  en  voilà  une  autre  qui  commence 
à  pointer.  II  faudra  que  je  regarde  dans  une  heure  ;  ce  progrès  du  mal  est 
curieux  à  observer.  Il  paraît  que  je  n'en  ai  plus  pour  long-temps.  » 

—  Je  vais  chercher  le  docteur,  dit  Dervant  qui  savait  que  Trémy  ne  sr 
trompait  pas. 

—  Enfant  î  dit  le  vieillard  qui  ne  lâchait  pas  sa  main ,  que  veux-tu  que 
fasse  à  cela  le  docteur?  Le  seul  secours  que  le  ciel  pût  me  donner,  il  me 
l'a  envoyé  par  toi;  car  je  sais  maintenant  que  Marie  sera  protégée,  que 
ma  bonne  vieille  femme  ne  sera  pas  seule;  que  tu  me  remplaceras...  Pour 
elle ,  ce  ne  sera  pas  la  même  chose  que  moi. 

Sa  voix  s'altérait  un  peu  ;  il  retira  dans  le  lit  sa  jambe  que,  par  distrac- 
tion, il  avait  laissée  à  l'air,  et  en  se  rasseyant,  il  dit  avec  un  sourire  : — Je 
n'aurai  pas  si  souvent  expliqué  la  mort  de  Socrate  pour  être ,  quand  mon 
tour  vient,  sans  résignation  et  sans  énergie I 

— '  La  vue  de  notre  bonheur  vous  redonnera  des  forces ,  dit  d'une  voix 
mal  assurée  Dervant ,  cherchant  des  consolations  qu'il  n'admettait  plus. 

—  J'aurais  tort  de  compter  sur  ce  remède;  car  votre  bonheur,  je  ne  le 
verrai  pas. 

—  C'est  trop  exagérer  vos  craintes. 

8. 


II(j 


RKVUK     l)K     PARIS. 


—  Écoute  j  rien  cl'al)ord  uo  se  prête  moins  que  la  maladie  aux  lormes  ef 
délais  exiges  par  la  municipalité  et  l'église  ;  mais  ce  retard  ne  sera  pas  le  seul 
que  tu  auras  à  subir.  Je  ne  t'ai  pas  dit,  je  n'ai  pas  dit  à  Marie  (à  tjuoi 
bon  la  mettre  en  présence  d'un  obstacle  qui  aurait  pu  éveiller  des  pensées 
qu'elle  n'avait  pas?  ) ,  je  ne  vous  ai  pas  dit  que  Marie  ne  pouvait  pas  se 
marier  avant  vingt  et  un  ans  ;  tu  as  donc  encore  près  de  dix  mois  à'atlendre. 

Dcrvant  paraissait  vouloir  parler. 

—  Oh  I  tu  céderas  sans  combattre ,  ainsi  l'a  ordonne  son  \>'ere  mourant  ; 
et  il  faut  que  ces  volontés  soient  sacrées  à  tous  pour  que  tous  au  dernier 
moment  s'endorment  plus  doucement  sur  cette  certitude.  Comme  ton  res- 
pect pour  cet  ordre  suprême  de  V  illon  me  ferait  du  bien  si  j'avais  ,  moi ,  à 
mon  tour  ,  quelque  chose  à  te  demander  ce  soir  ou  demain  !  Mais  tu  es 
homme  de  cœur.  J'aurai  cependant  une  prière  à  l'adresser ,  une  seule 
prière  j  la  prière  est  sainte  aussi. — Oh  !  dites  ,  dites  I — Rends  Marie  heu- 
reuse long-temps M""'  Trémy  aussi pour  elle  ce  sera  moins  long.  » 

Dervant  promit,  et  une  promesse  de  lui  avait  la  force  d'un  serment. 
—  Je  me  sens  un  peu  fatigué ,  reprit  Trémy ,  je  vais  essayer  de  reposer 
quelques  instans.  Dites  à  Marie  de  venir  me  trouver  dans  une  heure  :  j'ai 
à  lui  parler.  Ne  lui  dites  rien  de  son  père  ;  mais  annoncez-lui ,  si  vous  vou- 
lez ,  que  je  suis  content  de  son  choix. 

En  revoyant  Dei'vant ,  en  l'entendant  répéter  les  paroles  de  son  père 
adoptif,  Marie  aurait  été  heureuse  si  la  tristesse  que  ses  traits  conservaient 
malgré  lui  ne  lui  avait  inspiré  des  inquiétudes.  M™^  Trémy  ,  confiante  au 
ciel  comme  on  l'est  pour  les  personnes  qui  n'ont  jamais  été  malades,  était 
retournée  près  de  son  mari  qu'elle  écouta  ,  qu'elle  regarda  dormir  ,  qu'elle 
embrassa  à  son  réveil,  et  qu'elle  quitta  encore  une  fois  avec  peine  pour  ve- 
nir dire  à  Marie  qu'il  l'attendait. 

Le  malade  accueillit  Marie  avec  un  visage  rayonnant ,  mais  sa  voix 
était  plus  faible  et  plus  coupée.  11  la  complimenta  avec  cette  douce  ironie 
dont  les  bons  vieillards  se  jdaisent  à  tourmenter  ceux  qu'ils  aiment.  Pre- 
nant ensuite  un  ton  plus  grave  :  Si  je  retarde  ton  bonheur  jusqu'à  ta  majo- 
rité ,  n'en  accuse  pas  une  affection  égoïste  et  jalouse;  tiens,  vois!  Et  '\\ 
lui  tendit  une  lettre  ouverte,  celle  que  Villon  expirant  avait  écrite  à  son 
vieux  professeur  en  lui  remettant  sa  fille. 

IMaric  lut,  non  sans  répandre  d'abondantes  larmes. 

Quand  elle  eut  aclicvé  :  «Tu  vois,  reprit  Trémy,  que  je  suis  chargé  d\m 
dépôt  pour  toi  ;  et  tirant  une  lettre  cachetée  de  dessous  son   oreiller  :  le 


REVUE    DE    PAIUS.  1  I '" 

voici,  ajoiita-t-il;  c'est  là  qu'est  enlermee  la  dernière  pensée  de  ton  père, 
mon  élève  chéri.  Le  jour  oîi  tu  accompliras  tes  vingt  et  un  ans  ,  romps  ce 
cachet,  lis  et  obéis  si  c'est  un  ordre. 

—  Ohl  je  le  jure. 

—  Et  quand  même  je  ne  serais  plus  là  ,  ni  ta  mèiT  de  cœur  non  plus  , 
quel  que  soit  ton  amour  pour  Dervant ,  tu  ne  l'épouseiais  pas  avant  l'épo- 
que iixée  par  ton  père  ? 

—  Oh  ,  noni  certainement  non  I 

—  Bien,  clière  enfant  1  maintenant  puisqu'il  faut  nous  quitter 

—  Que  dites -vous?  »  s'écria  Marie  effrayée,  reculant  d'un  pas  et  re- 
mai-quant  pour  la  première  fois  l'altération  des  traits  du  professeur  émérite; 
que  dites-vous?  répéta-t-elle  en  se  rapprochant  et  posant  ses  deux  mains 
sur  ses  épaules,  comme  pour  tenir  sa  tète  à  son  point  de  vue. 

Le  malade  reprit  :  «  Ne  faudra-l-il  pas  nous  quitter  ({uand  tu  te  marieras? 

—  Âh  I  fit  Marie,  qui  cependant  n'était  pas  complètement  rassurée. 

—  Eh  bien  !  pour  ce  jour  reçois —  d'avance le  merci  que  je  te  dois 

pour  le  temps  passé  sous  ma  tutelle.  Tu  as  été  bonne  fdle  pour  moi,  pour 
ma  femme  j  tu  nous  as  rendus  bien  heureux.  Ne  pleure  pas  et  embrasse- 
moi.  » 

Marie  alla  serrer  la  lettre  de  son  père  ;  mais,  moins  discrète  que  Dervant, 
elle  ne  put  cacher  à  IM"^*"  Trémy  les  inquiétudes  qu'elle  avait  .conçues. 
Celle-ci  courut  au  lit  du  malade  où  arriva  bientôt  le  docteur  que  Dei-vant 
était  allé  prévenir.  La  science  confirma  ce  qu'avait  deviné  l'expérience;  de 
Trémy.  D'instant  en  instant ,  la  faiblesse  augmentait ,  et  une  partie  de  la 
vie  s'en  allait  j  les  mains  devinrent  froides  ;  la  voix  s'éteignit;  le  regard 
vécut  le  dernier  :  sa  dernière  expression  fut  pour  31™*^  Trémy  ;  elle  sem- 
blait parler  de  reconnaissance. 

La  pauvre  femme  I  quand  à  quatre  heures  du  matin  la  bonne  tète 
chauve  de  son  mari  eut  les  yeux  fermés  ,  on  eut  bien  de  la  peine  à  la  dé- 
cider à  se  mettre  au  lit,  et  Marie  veilla  près  d'elle  en  tachant  qu'elle  ne 
l'entendît  pas  pleurer ,  tandis  que  dans  la  chambre  mortuaire,  près  du 
prêtre  qui,  à  genoux  ,  lisait  dans  un  livre  ,  Dervant  priait  aussi,  non  de 
la  bouche  ,  non  du  latin  ,  mais  de  ces  prières  sans  mots  qui  sont  écoutées 
de  Dieu. 

Toute  la  journée  qui  ^suivit  fut  employée  à  ces  tristes  préparatifs  ,  à 
ces  détails  dont  un  ami  est  toujours  chargé;  à  peine  Dervant  put-il  un  in- 
stant lesoir  voir  Marie,  et  M"""  Trémy  à  qui  le  médecin  avait  défendu  de  se 


I  l8  KKVLE    HE.    PARIS. 

lever.  Le  lendemain  matin,  avec  le  moins  de  bruit  possible,  eut  lieu  le 
triste  départ.  Cet  homme  qui  vivait  seul  fut  suivi  à  sa  dernière  demeure 
par  bien  des  gens  qui  racontaient  dans  la  route  les  bons  traits  de  sa  vie. 
Sur  sa  bière  qui  avait  déjà  reçu  la  terre  jete'e  par  le  prêtre  ,  on  prononça 
des  paroles  que  les  journaux  ne  rëpe'tèrent  pas  ,  mais  qui  firent  pleurer 
bien  des  yeux. 

Lorsque  Dervant  rentra ,  Mâdelon  ,  les  yeux  enflammés  ,  mais  sans  lar- 
mes ,  courut  à  lui  :  Ah  I  venez  ,  mon  bon  monsieur ,  venez  ,  je  ne  puis  pas 
arracher  M"*  Marie  d'auprès  de  M™*"  Trémy. 

—  Et  pourquoi  l'en  séparer? 

—  Parce  qu'elle  est  morte  I 

—  Morte  I  et  il  s'élança  dans  la  chambre  où  Mai'ie  sanglotait ,  coucheV 
sur  ce  corps  déjà  froid. 

L'ame  qui  avait  vécu  dans  deux  corps  ne  fut  pas  long-temps  dédoublée. 


VI. 


11  fallut  éloigner  de  cette  triste  maison  la  pauvre  Marie  ,  à  qui  ces  deux 
pertes  faisaient  mieux  comprendi'e  et  ressentir  les  malheurs  passés  qui 
avaient  moins  pénétré  dans  son  ame  d'enfant.  Dervant  l'emmena  avec  Ma- 
tlelon  dans  son  petit  logement  de  l'île  Barbe ,  et  lui-même  resta  dans  cette 
maison  déserte,  où  depuis  un  an  il  avait  retrouvé  tous  ces  bons  sentiraens 
qui  font  que  l'homme  chagrin  se  souffre  et  aime  les  autres. 

A  Perrache ,  M™*  Racine  put  remplir  les  longues  lacunes  qu'elle  avait 
été  obligée  de  laisser  dans  l'histoire  présente  de  Dervant.  Madelon ,  avec 
qui  elle  se  rencontra  plus  d'une  fois  dans  cet  échange  de  domicile  ,  fut  sur- 
tout pour  elle  un  trésor  sans  prix.  La  femme  de  ménage  écoutait  pour  ap- 
prendre et  redire  ce  que  la  vieille  bonne  racontait  pour  louer  ses  anciens 
maîtres  et  pleurer  plus  à  son  aise. 

Dans  une  douleur  comme  celle  de  Marie,  c'est  un  grand  soulagement 
qu'im  changement  complet  de  lieux,  d'existence.  Ainsi  l'on  échappe  à  ces 
habitudes  où  il  y  a  un  vide  ,  où  à  chaque  instant  on  cherche  quelqu'un 
qui  n'est  plus  là;  mais,  il  faut  bien  l'avouer,  ce  qui  console  plus  vite  , 
plus  certainement  encore ,  c'est  cet  égoïsme  à  deux  ,  cet  amour  qui  déplace 
la  vie,  enveloppe  le  creur  pour  le  serrer  ou  l'épanouir  à  son  gré.  Sur  une 
iplle  passion  un  grand  chagrin  peut  biçn  im  instant  se  superposer;  mais 


REVUE    DE    PAIUS.  1  IQ 

bientôt  elle  le  repousse  et  le  surinonle.  C'est  le  liège  (ju'une  main  d'enfant 
s'efforce  de  plonger  dans  l'eau ,  et  qui  lui  échappe  pour  jaillir  à  la  surface  et 
s'y  étendre.  Or  Marie  aimait  Dervant  autant  que  Dervaul  aimait  Marie.  Dans 
le  caractère  de  cet  homme  il  y  avait  d'ailleurs  quelque  chose  qui  convenait  à 
un  amour  retenu  par  la  douleur.  Il  avait  e'té  si  peu  habitué  à  voir  ses  vœux 
réalisés,  que  chaque  fois  (et  c'était  tous  les  jours)  qu'il  franchissait  le  long 
trajet  qui  séparait  sa  nouvelle  demeure  de  celle  de  Marie,  il  craignait  de 
ne  plus  la  trouver  aussi  douce ,  aussi  aimante.  Arrivé  en  sa  présence ,  il 
attendait  avec  anxiété  que  son  regard  fût  venu  à  lui ,  que  sa  main  eût  été 
tendue  à  la  sienne.  Alors  seulement  s'effaçaient  les  dernières  traces  de  son 
mauvais  rêve.  Il  restait  là  ,  près  d'elle  ,  dans  de  délicieux  entretiens,  pen- 
dant des  heures  entières ,  de  ces  heures  que  le  temps  n'enlève  vite  ainsi 
qu'aux  amans  et  aux  condamnés  à  mort.  Quelquefois  il  restait  silen- 
cieux à  la  regarder  ,  la  main  sur  sa  poitrine  ;  et  quand  avec  une  tendre 
sollicitude  Marie  lui  disait ,  après  quelques  instans  d'attente  :  a  Qu'avez- 
vous  donc ,  Dervant  ?  »  Il  répondait  à  demi-voix  :  «  J'écoute  que  je  vous 
aime  et  que  je  suis  heureux  d'être  aimé  de  vous.  » 

Les  bons  Trémy  avaient  une  part  de  pieux  souvenirs  dans  tous  leurs  cn- 
tn-tiens  ;  mais  peu  à  peu  leur  mémoire  eut  moins  de  larmes  ,  et  l'on  parla 
tiavantage  de  projets  dont  la  réalisation  approchait.  Cependant  Marie  di- 
sait avec  tristesse  quelquefois  :  «  ISe  nous  flattons -nous  pas?  Nous  avons 
tort  peut-être  d'oublier  cette  lettre  de  mon  père.  Si  quelque  révélation  éle- 
vait entre  nous  un  obstacle  insurmontable  I  »  Ils  avaient  peur  alors  j  mais 
une  demi-heure  après  ,  ils  causaient  avec  une  nouvelle  sécurité  de  leur 
prochain  avenir.  Ils  devaient  quitter  Lyon.  Pour  bien  goûter  le  bonheur 
dont  ils  allaient  jouir ,  il  fallait  moins  de  bruit ,  moins  de  monde  ;  puis 
aussi  leur  revenu  ne  leur  permettait  pas  le  séjour  d'une  grande  ville,  car 
Tréray  n'avait  d'autre  fortune  que  la  pension  qui  s'était  éteinte  avec  lui. 
Parfois  alors  Dervant  parlait  d'un  ermitage  qu'il  s'était  fait  construire  au 
milieu  de  la  plaine  de  Villeneuve-Saint- George  ,  avant  que  les  médecins 
ne  lui  eussent  ordonné  d'aller  vivre  dans  le  midi  de  la  France.  Il  racontait 
en  souriant  toutes  les  précautions  qu'il  avait  prises  pour  s'isoler  des  hommes. 
«  Un  désert  !  disait-il,  une  retraite  de  trappiste  I  une  folie  de  misanthrope  I  » 
et  quoique  depuis  plus  de  deux  ans  il  eût  proposé  cette  maison  à  vendre 
ou  à  louer  ,  personne  encore  ne  s'était  présenté  ,  assez  ennemi  des  autres , 
ou  assez  content  de  soi ,  pour  songer  à  y  habiter.  Marie  lui  demandait  alois 
s'il  trouvait  vraiment  le  monde  moins  méchant  ;  et ,  en  punition  de  sa 


1   ;()  RKVUE    DE    PARIS. 

question  malicieuse,  sa  main  ,  qu'elle  abandonnait ,  recevait  mille  baisers. 
Ainsi  s'écoula  le  temps  jusqu'à  la  veille  du  jour  oîi  Marie  devait  at- 
teindre sa  vingt  et  unième  année.  Au  moment  où  Dervant  allait  se  reti- 
rer, après  une  entrevue  où  toutes  les  inquie'tudes ,  toutes  les  espe'rances , 
avaient  été  exprimées  :  «  Mon  ami  ,  dit  Marie  ,  laissez-moi  vous  faire  une 
prière  que  vous  comprendrez.  Ne  venez  pas  demain.  Quelque  chose  que 
puisse  contenir  la  lettre  que  je  dois  lire  ,  laissez-moi  donner  cette  journée 
tout  entière  à  mon  père;  si  je  le  puis ,  toutes  celles  qui  suivront  seront  à 
vous.  »  Dervant  ne  dit  pas  un  mot  de  l'horrible  incertitude  qui  allait  se 
])rolonger  pour  lui  ;  il  baissa  la  tête  ,  en  signe  de  triste  assentiment ,  et  s'é- 
loigna sans  oser  se  demander  s'il  avait  plus  de  crainte  que  d'espoir. 

Le  lendemain  ,  sans  un  empressement  puéril ,  sans  des  retards  qui  eus- 
sent été  superstitieux  ,  Marie  donna  à  sa  toilette  les  soins  qu'elle  eut  pris 
si  elle  avait  dû  recevoir  une  personne  honorée;  elle  fit  ensuite  une  longue 
]n'ière  où  vinrent  se  presser  tous  les  souvenirs  de  son  père ,  de  sa  mère  , 
morte  si  jeune;  de  leur  amour  si  malheureux,  qu'elle  invoquait  en  faveur 
du  sien.  Plus  rassurée ,  elle  tira  d'un  portefeuille  la  lettre  écrite  six  ans 
auparavant ,  rompit  le  cachet  d'une  main  un  peu  tremblante  ,  et ,  tout  émue 
à  la  vue  de  ces  caractères  qu'elle  n'avait  pas  aperçus  depuis  si  long-temps, 
elle  lut  : 

«  Ma  fille ,  si  malgré  ma  volonté ,  transmise  par  ton  second  père  ,  tu  es 
»  mariée  au  moment  où  tu  liras  cette  lettre ,  je  te  défends  d'aller  plus 
»   loin  ,  de  jeter  les  yeux  au-delà  de  cette  ligne.  Brûle  ce  papier  ;  je  le 
»  veux  :  du  fond  de  la  tombe  je  te  l'ordonne.  » 
Marie  continua. 

«  Tu  as  donc  respecté  la  dernière  prière  que  j'ai  faite.  Hélas  I  ma  pauvre 
»  enfant ,  pour  ton  obéissance  ,  la  récompense  que  je  t'apporte  est  bien 
»  triste.  Ma  voix  éteinte  se  ranime  pour  te  dire  que  l'isolement  auquel  tu 
«  t'es  condamnée  jusqu'à  ce  jour  doit  durer  toute  ta  vie.  Je  maudis  avec 
i>  toi  la  nature  qui  seule  est  coupable.  ïe  rnppelles-tu  ta  mère  ,  ma  Séra- 
»  phine  (c'est  la  dernière  fois  que  ma  main  tracera  ce  nom)?  te  souviens- 
»  tu  de  sa  lente  mort?  0  mon  enfant!  pardonne -lui ,  pardonne  -  moi  ;  le 
»  germe  du  mal  qui  l'a  tuée  t'a  été  transmis.  N'en  crois  pas  les  alarmes 
»  d'un  père;  mais  j'ai  interrogé  la  science  :  elle  te  condamne  si  tu  te  ma- 
«  ries.  Faut-il  tout  te  dire?  Oui;  car  ce  nouveau  malheur  peut  être  imc 
»  consolation  :  Si ,  malgré  cet  arrci ,  tu  devenais  épouse ,  tu  ne  serais  ja- 
»  mais  mère.  » 


REVUE    DE    PARIS.  121 

»  Tout  ce  que  je  te  dis  là  doit  être  bien  affreux  à  apprendre  ,  uiais  c'est 
»  encore  moins  cruel  que  de  te  l'écrire.  Oh  I  mon  Dieu  I  me  survivre  ainsi 
»  moi-même  pour  torturer  mon  enfant  !  venir  comme  un  fantôme  lui 
»  crier  :  tu  n'as  plus  les  affections  de  la  famille  ,  et  tu  ne  peux  pas  t'en 
»  faire  une ,  car  tu  mourrais  ;  tu  es  seule ,  il  faut  rester  seule ,  car  tu 
»  mourrais.  Et  si  le  bon  Tre'my  me  rejoint,  que  deviendras-tu?  Ohl 
»  maintenant  je  voudrais  vivre ,  vivre  pour  toi ,  pour  te  consoler  ,  pour 
»  pleurer  avec  toi.  Oli  !  maintenant  j'ai  des  remords  d'avoir  ainsi  accueilli 
»  les  ravages  du  mal  dont  je  meurs.  C'est  un  lâche  suicide.  Mon  Dieu  ,  si 
»  vous  ne  me  punissez  pas  trop  sévèrement ,  permettez-moi ,  réuni  à  sa 
.!>  mère ,  de  veiller  sur  cette  pauvre  créature  à  qui  vous  avez  retranché 
»  tous  les  amours.  Envoyez-lui  la  foi  qui  fait  les  saintes  :  pour  se  consoler 
»  de  ne  rien  aimer  ici ,  il  faut  aspirer  au  ciel. 

»  Je  sens  que  ma  douleur  épuise  mes  dernières  forces.  Marie  ,  ange 
»  qui  ne  dois  aimer  que  Dieu ,  pardonne-moi  ta  vie  ;  je  t'en  supplie ,  par 
»  donne^moi —  C'est  de  mon  lit  où  je  vais  expirer  que  tout  à  l'heure  je 
»  priais  le  ciel  ;  mais  pour  toi ,  me  voilà  à  genoux ,  je  veux  t' écrire  sur 
»  ce  fauteuil  ou  tu  me  veilles,  et  de  là  te  prier  d'avoir  pitié  de  ma  mé- 
»  moire. 

»  Adieii ,  il  faut  finir.  Je  n'ose  pas  te  bénir  j  tu  reculerais  peut-être  la 
»  tête.  Oh  î  mais  tu  trouveras  ici  bien  des  larmes ,  bien  des  baisers  de 
»  ton  malheureux  père.  » 

Marie  avait  tout  lu  d'abord  à  voix  basse  ,  puis  elle  avait  prononcé  les 
mots  que  ses  yeux  voyaient  j  mais  à  la  lin  on  n'aurait  pas  distingué  ce 
qu'elle  disait,  tant  les  larmes  la  suffoquaient.  A  ces  mots  :  La  science  te 
condamne  ,  si  tu  te  maries  ,  elle  s'était  interrompue  pour  prononcer  le 
nom  de  Dervant ,  et  quand  elle  lut  :  Tu  ne  seras  jamais  mère!  on  eût  pu 
voir  un  frisson  parcourir  tous  ses  membres. 

Lorsque  dix  fois  elle  eut  relu  ce  funeste  écrit ,  elle  se  félicita  d'avoir 
prié  celui  qu'elle  aimait  de  la  laisser  ce  jour-là  à  elle-même,  et  une  pro- 
fonde méditation  succéda  à  l'accès  de  sa  douleur.  Cette  journée  entière 
ne  suffit  pas  aux  pensées  qui  l'assaillirent.  La  nuit  n'eut  pas  de  sommeil 
pour  elle,  et  le  jour  la  retrouva  la  tête  sur  sa  main  ,  et  le  regard  vague- 
ment attaché  sur  le  blanc  mat  d'une  veilleuse  en  porcelaine.  Elle  était  en- 
core ainsi  quand  Madelon  vint  lui  dire  :  Mademoiselle  ne  se  lève  pas?  elle 
a  oublie  que  M.  Dervant  viendra  de  bonne  heure  aujourd'hui. 


]  1  }.  KKVUE     Ut     PARIS. 


VII. 


Lorsqufi  Dervant  entra,  Marie  avait  fait  disparaître  de  son  visage  laiile.s 
les  traces  de  ses  toiirmens  (|ui  pouvaient  être  effacées;  elle  était  cependant 
bien  pâle,  mais  Dervant  était  plus  pâle  encore.  Il  s'arrêta  sans  oser  s'aj)- 
procher  d'elle,  plus  inquiet  que  jamais.  Marie  lui  offrit  la  main,  il  accou- 
rut, la  saisit,  la  pressa  sur  son  cœur,  comme  si  elle  eût  dû  fermer  la  bles- 
sure dont  il  avait  souffert. 

—  Vous  ne  m'êtes  donc  pas  enlevée?  Ah  !  cette  lettre!  cette  lettre I  que 
contenait-elle  donc? 

—  Des  recommandations  paternelles  qui  me  sont  particulières, 

—  Et  rien  contre  moi  ? 

—  Rien. 

Près  d'une  demi-heure  s'écoula  ainsi  en  questions  pour  s'assurer  que 
rien  ne  menaçait  leur  avenir ,  en  réponses  pour  bannir  toute  crainte.  Ce- 
pendant la  conviction  et  la  sécurité  n'entraient  pas  dans  le  cœur  de  Der- 
vant ;  elles  résistaient  même  à  ces  mots  si  puissans  toujours  sur  ses  doutes 
et  ses  chagrins  ,  à  ces  mots  :  Mais  je  vous  aime ,  ami  I  que  Marie  lui  répé  - 
tait  chaque  fois  qu'il  gardait  le  silence. 

—  D'oîi  vient  donc ,  dit-il  enfin  ,  cette  gêne  avec  moi  que  vous  n'aviez 
plus  depuis  long-temps?  D'où  vient  que  vos  yeux  sont  encore  rouges  des 
pleurs  que  vous  avez  verses  ? 

—  Pouvez-vous  donc  m'en  vouloir  si  de  douloureux  souvenirs  se  sont 
réveillés  en  moi  ;  si ,  le  jour  où  vous  venez  me  demander  devons  donner 
ma  vie  ,  quelques  pensées  plus  sévères  ,  plus  profondes,  ont  marqué  leur 
passage  sur  mon  front  ? 

—  Ces  pensées,  dites-les-moi,  chérie,  que  je  les  dissipe,  si  je  puis  ; 
sinon  ,  qu'elles  m'affligent  avec  vous.  Est-ce  que  nous  pourrions  vivre 
ainsi  avec  des  âmes  en  désaccord?  Malgré  vous  d'ailleurs  vos  chagrins, 
même  inconnus ,  viennent  se  refléter  en  moi ,  mais  plus  sombres ,  plus 
cuisans  de  toute  mon  incertitude.  Votre  silence  ne  m'épargne  rien. 

—  Vous  avez  raison,  Dervant j  (pielles  qu'elles  soient,  je  dois  vous 
(•(Miiunniiquer  mes  pensées  ;  car  moi  aussi  je  veux  connaître  toutes  les 
\  olres. 


UEVUK    DE    PARIS.  1  U  J 

—  Oh!  merci  d'une  confiance  qui  est  l'amour  vrai,  l'amour  que  j'ai 
rêve'  toute  ma  vie,  et  que  vous  seule  m'avez  donne.  Parlez  à  votre  ami ,  à 
votre  amant ,  Marie  ,  à  votre  époux. 

—  Vous  allez  tout  savoir  :  mais ,  à  votre  tour,  si  je  vous  adi-esse  quel- 
([ue  question  ,  vous  répondrez  dans  toute  la  sincérité'  de  votre  cœur  5  vous 
me  direz  ce  que  vous  pensez,  ce  que  vous  sentez,  sans  chercher  ni  pour 
moi ,  ni  pour  quelque  motif  que  ce  soit ,  à  dissimuler,  à  attiédir  l'ardeur 
d'un  vœu ,  la  chaleur  d'un  espoir. 

—  Je  vous  le  promets. 

—  Eh  bien  I  dites-moi ,  Dervant ,  n'avez-vous  jamais  en  pensée  sondé 
le  cœur  d'une  jeune  fille  qui ,  ignorante  des  choses  du  monde  ,  sans  conseil, 
sans  appui ,  va  livrer  sa  vie,  et  cela  sans  retour,  sa  vie  à  jamais?  N'a- 
vez-vous  pas  songé  qu'il  doit  y  avoir  en  elle  des  combats  ,  des  terreurs? 
Dites. 

—  Non  ,  chérie  ,  jamais  je  n'ai  pensé  cela  pour  la  jeune  fille  qui ,  mai- 
tresse  de  son  choix  ,  dirigée  par  son  cœur  seulement ,  se  donne  à  l'homme 
qu'elle  aimej  car  aimer  c'est  se  confier  ,  et  ce  n'est  pas  aimer  tout-à-fait 
que  de  craindre  encore.  Avez-vous  donc  pressenti  en  moi  un  maître  ? 

—  Oh  1  non ,  mon  ami ,  vous  avez  toujours  été  bon  pour  moi  comme 
pour  tout  le  monde ,  et  votre  amour  est  nécessaire  à  ma  vie. 

—  Dites-moi  donc ,  ange  protecteur,  quand  vous  vous  soumettrez  à 
cette  tyrannie  que  vous  avouez  n'être  pas  trop  cruelle...  Qu'ai-jedit ,  mon 
Dieu?  Vous  détournez  les  yeux  !  Vous  ai-je  donc  affligée  ? 

—  Eh  bien  I  je  l'avoue  ,  près  de  contracter  des  nœuds  dont  je  comprends 
la  sainteté  ,  l'éternité ,  j'hésite ,  je  tremble  ;  je  voudrais  rester  aimée  comme 
je  le  suis  ,  vous  aimer  comme  je  vous  aime. 

—  Vous  ne  pensez  pas  qu'elle  me  soit  moins  chère  la  femme  qui ,  sans 
calcul  de  famille  ,  de  convenances  ,  m'aura  élu ,  moi  que  personne  n'ai- 
uiait,  et  m'aura  dit  :  «  Me  voilà  parce  que  je  t'aime?  » 

—  Non ,  j'espère  que  cela  n'arriverait  pas. 

—  Mon  Dieul  que  voulez-vous  donc  ?  Je  ne  vous  comprends  pas,  Ahl 
parlez,  parlez;  ne  voyez-vous  pas  que  je  suis  brûlant? 

—  Et  moi ,  Dervant,  j'ai  froid. 

—  Au  nom  du  ciel ,  qu'est-il  arrivé  ,  qu'ai-je  fait? 

—  Rien,  mon  ami,  rien.  Mais...  Dervant,  ne  pourrions -nous  pas 
rester  comme  nous  sommes  ? 

—  Que  dites -vous,  vou^  qui  si  souvent?... 


\ll\  HEVUE     DE     PAKIS. 

—  Oh  I  d'abord ,  je  vous  en  prie  à  genoux  (elle  s'y  jetait  en  effet) ,  ne 
croyez  pas  que  je  vous  aie  trompé,  que  je  vous  aie  fait  des  promesses  que 
je  ne  voulais  pas  tenir.  Vous  ne  pensez  pas  que  j'aie  cte'  fausse  ,  que  j'aie 
menti  ? 

—  Non  ,  je  n'accuse  pas  votre  loyauté  ,  votre  franchise  j  mais  je  ne  sais 
plus...  Si ,  je  sais  qu'il  y  a  là  une  épée  qui  me  menace  ,  et  dont  mon  cœur 
commence  à  sentir  le  froid. 

—  Non  ,  non  ,  remettez-vous ,  calmez-vous.  Si  vous  saviez  comme  je 
vous  aime  î 

Elle  s'était  relevée  aux  prières  de  Dervaut ,  et ,  assise  près  de  lui ,  la 
main  dans  sa  main  ,  et  sur  son  regard  sombre  ,  attristé ,  son  regard  plein 
de  tendresse  : 

—  Je  suis  si  heureuse  ainsi  !  Chaque  matin  je  m'éveille  avec  joie  ,  car 
je  sais  que  je  dois  vous  voir;  chaque  soir  je  m'endors  au  bruit  de  vos  der- 
nières paroles ,  qu'un  écho ,  là  ,  me  répète  encore  quand  vous  m'avez  quit- 
tée. Connaissez-vous  félicité  égale  à  celle  de  vous  voir  près  de  moi  pendant 
des  heures  entières ,  d'entendre  votre  voix?  Et  quand  vous  me  dites  que 
vous  m'aimez ,  que  vous  m'aimerez  toujours ,  je  vous  crois  si  bien  î  que 
pourrais-je  désirer  de  plus?  Vous  souriez? 

—  Oui ,  parce  qu'il  y  a  dans  ce  que  vous  me  dites  tant  de  douceur  que 
j'en  oublie  ce  que  vous  me  demandez.  Ce  bonheur,  que  vous  peignez  si 
bien,  je  le  sens  aussi ,  moi.  Il  fait  mon  bonheur  de  chaque  jour,  de  chaque 
heure;  mais  il  s'y  mêle  ce  trouble,  ce  doute...  non  pas  ce  doute,  chérie... 
cet  espoir,  si  vous  voulez,  qui  fait  que  l'attente  même  la  plus  certaine  a 
ses  tourmens.  Et  voyez  la  mienne  ,  si  fondée  ,  si  bien  assurée  hier  encore. 
Je  vous  afflige?  Ne  détournez  pas  la  tête  ,  rendez-moi  vos  regards.  N'est-ce 
pas  encore  la  même  fatalité  qui  me  poursuit?  Je  n'espérais  plus  être  aimé, 
je  le  suis  ,  et  par  un  ange  !  Tout  espoir  m'est  permis.  Je  dois  un  jour  dire 
avec  orgueil ,  avec  ivresse  :  «  Elle  est  à  moi  I  c'est  mon  bien  ,  c'est  mon 
trésor  I  »  Ce  bonheur  d'avenir  s'ajoutait  au  bonheur  présent;  car,  sachez-le, 
Marie,  j'ai  calculé  les  jours  ,  les  heures  ,  jusqu'au  jour,  jusqu'à  l'heure 
où  vous  m'appartiendrez.  Et  maintenant  vous  me  dites  :  «  Soyez  mon 
frère  !  »  Et  moi  qui  vous  ai  chérie  connue  une  amante  ,  comme  une  épouse, 
connue  une  idole  ,  est-ce  que  je  peux  vous  aimer  comme  luie  sœur?  Mais 
je  mentirais  si  je  vous  le  promettais.  Est-ce  qu'un  frère  qui  quitte  sa  sœur 
(■prouve  chaque  soir  le  serrement  de  cieur  ([uc  donne  le  mot  adieu?  est-ce 
que  l'image  de  sa  sœur  exclut  toute  autre  pensée  de  sa  tcle ,  tout  autre 


REVUE    DE    PARIS.  1  9.J 

sentiment  de  son  cœur?  Un  frère  aime  sa  sœur,  et  il  aime  encore  une  autre 
femme  ;  aimcrai-jc  donc  une  autre  femme ,  mol ,  Marie  ?  Et  si  je  te  re- 
trouvais dans  un  llls  ,  dans  une  fîlle  I 

Marie  de'tourna  son  visage ,  qui  devint  plus  pâle  encore. 

—  Ahl  pardon,  continua  Dervant,  je  vous  offense;  chaque  jour  ce 
serait  là  mon  crime.  Je  ne  pourrais  pas  enchaîner  ma  pensée;  voudriez- 
vous  donc  que  mes  paroles  la  trahissent ,  que  sans  cesse  je  fusse  en  lutte 
contre  moi-même  ,  là,  près  de  vous,  tourmente'  de  vœux  que  je  n'oserais 
même  pas  exprimer,  haletant  devant  un  bonheur  toujours  pre'sent  et  tou- 
jours interdit ,  souffrant  sans  pouvoir  dire  :  <i  Un  jour  je  ne  souffrirai 
plus  !  » 

Dervant  parlait  avec  passion  ;  les  mots  ardens  se  pressaient  dans  son 
langage  ,  qu'animait  encore  un  regard  oîi  tour  à  tour  se  peignaient  la 
crainte  et  l'espérance.  Tantôt  Marie  l'e'contait  sans  pouvoir  de'tourner 
les  yeux  de  cette  figure,  où  tout  exprimait  l'amour;  tantôt,  presque 
effrayée ,  elle  levait  les  deux  mains  comme  pour  lui  dire  de  se  taire.  Il 
obe'it  enfin;  et  alors  elle,  d'un  ton  qui  avait  quelque  chose  de  solennel, 
lui  dit  :  «  Vous  me  connaissez  assez  pour  ne  pas  m'accuser  ici  d'un  ca- 
price qui  vous  retirerait  ce  que  je  vous  ai  promis.  Groyez-le  donc  ,  Der- 
vant, il  s'agit  ici  pour  mol  de  quelque  chose  de  grave.  Regardez  la  pen- 
dule; vingt  minutes  vont  s'e'couler  avant  que  l'heure  ne  sonne:  pendant 
ce  temps  ne  me  parlez  pas,  que  votre  main  même  quitte  la  mienne;  lais- 
sez-moi re'fle'chir  à  ce  que  vous  m'avez  dit;  et  vous ,  pensez,  avec  tout  le 
sérieux  de  votre  caractère  ,  à  cette  question  dont  vous  me  direz  la  réponse 
quand  l'heure  sonnera  :  «  Ainsi  que  je  vous  le  propose ,  pourriez-vous  être 
heureux?  » 

Vingt  minutes  entières ,  rien  ne  troubla  le  silence ,  et  même  ces  regards 
qui  se  cherchaient  toujours  ne  se  rencontrèrent  pas.  Le  timbre  de  la  ])en- 
dule  résonna  sous  le  marteau  ;  Marie  leva  la  tête  ,  et  Dervant ,  d'une  voix 
triste  mais  assurée,  dit  :  —  Je  ne  serais  pas  heureux. 
—  Voici  ma  main  ,  dit  Marie  ,  quand  vous  voudrez. 


Vin. 


Il  fut  court  le  temps  qui  s'écoula  entre  cet  accord  et  le  jour  où  des  scr- 
mens  déjà  inscrits  au  ciel  y  furent  encore  portes  par  la  voix  d'un  prêtre 


lud  HKVUK     l)F.     PAHIS. 

qui  les  bénissait  ;  mais  jusque-là  pas  un  mot  ne  rappela  une  conversation  que 
tous  deux  paraissaient  avoir  oublie'e  ;  et  si  parfois  Dei-vant ,  lorsqu'il  par- 
lait avec  ivresse  de  l'époque  qui  approchait ,  entrevit  une  émotion  sur  les 
traits  de  Marie  ,  il  put  la  prendre  pour  le  demier  combat  de  la  pudeur , 
et  peut-être  était-ce  à  une  torture  qu'il  souriait  quand  il  croyait  ne  voir 
qu'un  embarras  dont  il  triompherait  bientôt. 

Depuis  plusieurs  jours  ils  étaient  unis ,  et  Dervant  demandait  à  Marie  si 
elle  croyait  qu'il  pût  y  avoir  un  homme  aussi  heureux  que  lui, 

—  Si  ce  bonheur  suffit  à  ton  existence  ,  répondit  Marie  ,  il  faut  songer 
à  réaliser  les  projets  de  retraite  que  nous  avons  forme's  ;  Madelon  ne  peut 
nous  suivre ,  elle  veut  rester  dans  son  pays  qu'elle  n'a  jamais  quitté.  Aux 
économies  qu'elle  a  lentement  amassées ,  nous  joindrons  chaque  année 
une  petite  rente  prélevée  sur  le  peu  que  nous  avons  ;  ne  sois  pas  in- 
quiet, il  nous  restera  encore  assez.  Mais  écoute  une  prière  que  j'ai  à 
t'adresser. 

—  Dis,  bien-aimée ,  dis  vite,  que  je  puisse  te  plaire,  te  remercier 
ainsi. 

—  Tu  m'as  parlé  d'une  maison  isolée  que  tu  as  fait  construire  au  mi- 
lieu d'une  plaine,  et  que  personne  n'a  encore  habitée? 

—  C'est  vrai. 

—  Allons  y  demeurer.  Je  ne  te  dirai  pas  que  là  nous  serons  plus 
riches,  mais  je  crois  que  nous  y  serons  plus  heureux.  Renonce  à  ces  projets 
de  travaux  que  tu  nourrissais  avec  tant  d'ardeur. 

^-  Et  le  bien-être  dont  ainsi  j'entourerai  Marie? 

— '  Et  le  temps  que  tu  lui  voleras  ?  Oh  I  non  ,  vois4u  ,  je  suis  jalouse 
de  tout  ce  qui  m'enlèverait  une  de  tes  pensées.  Cette  vie  que  tu  m'as  pro- 
mise ,  je  t'en  demande  tous  les  instansj  et  si  la  mienne  allait  être  courte? 

—  F^nfantl  dit  Dervant  avec  un  sourire. 

■ —  Je  veux  du  moins  qu'elle  t'ait  appartenu  tout  entière. 

Quinze  jours  après  ,  Dervant  et  Marie  avaient  pris  possession  de  leur 
retraite  :  la  vieille  Madelon  ,  dernier  reste  des  Trémy,  à  qui  Marie  n'avait 
]ias  dit  adieu  sans  attendrissement ,  avait  été  remplacée  par  une  jeune 
paysanne  de  Choisy-le-Roi.  Propre  et  pleine  de  zèle,  mais  encore  plus 
gauche,  Ursule,  par  sa  mine  épanouie,  réjouissait  ses  maîtres,  dont  l'in- 
dulgente patience  s'expliquait  par  le  calme  ,  chaque  jour  nouveau  ,  chaque 
jour  pins  heureux  ,  de  leur  existence. 


REVUE    DE    PARIS.  15».- 

Dcrvant  habitait  le  premier  étage  ,  d'où  le  mur  interceptait  toute  vue  ; 
Marie ,  du  second  ,  pouvait  du  moins  mesurer  la  solitude  qui  les  entourait. 
Ursule  ,  reléguée  dans  le  petit  bâtiment  à  gauche ,  ne  troublait ,  que  lors- 
qu'elle était  appelée,  cette  vie  où  tout  semblait  calculé  pour  savourer 
des  délices  dont  on  paraissait  craindre  de  laisser  échapper  une  goutte. 
Chaque  matin ,  Dervant  entrait  de  bonne  heure  dans  un  cabinet  de  tra- 
vail, où  il  se  livrait  à  ses  lectures  favorites  j  là,  sous  la  chambre  à  coucher 
de  Marie ,  il  entendait  les  premiers  pas  qu'elle  faisait ,  et  toutes  les  fois 
que  le  bruit  de  sa  marche  arrivait  jusqu'à  lui ,  il  cherchait  à  travailler 
encore;  mais  d'abord  il  pensait  qu'il  allait  bientôt  la  voir;  il  trouvait 
ensuite  qu'elle  tardait  beaucoup  ce  jour-là,  et  s'étonnait  que  la  pendule 
donnât  un  démenti  à  son  impatience.  Enfin,  il  l'entendait  descendre;  ses 
yeux  ne  quittaient  plus  la  porte.  Alors  paraissait  ÎMarie,  déjà  parée  de 
toute  sa  simplicité,  qui  accourait,  avec  du  bonheur  sur  tous  les  traits,  dans 
les  bras  que  lui  tendait  son  bicn-aimé ,  et,  assise  sur  son  genou,  les  bras 
passés  autour  de  son  cou  ,  donnait ,  recevait  mille  caresses ,  entrecoupées 
de  questions,  de  réponses  qui  toutes  disaient  :  Je  t'aime!  Et  toi? 

Le  milieu  du  jour  était  occupé,  d'un  coté,  par  les  travaux  domestiqiies , 
de  l'autre  par  ces  études  qui ,  en  élevant  notre  ame ,  nous  rendent  plus 
dignes  d'aimer  et  d'être  aimés.  Mais  souvent  les  yeux  du  lecteur  quittaient 
le  livre  pour  contempler  le  visage  de  A'ierge  qui  posait  près  de  lui  ;  il  la 
caressait  ainsi  du  regard  en  silence  jusqu'à  ce  qu'elle  le  sentît ,  levât  la 
tête  à  son  tour,  et ,  laissant  aller  sur  ses  genoux  ses  deux  mains  qui  tenaient 
son  ouvrage ,  échangeât  avec  lui  ces  hymnes  muets ,  où  il  n'y  a  pas  plus 
d'amour  que  de  reconnaissance  à  Dieu.  Ln  geste  de  Marie,  toujours  plus 
raisonnable ,  disait  :  Travaillons  ,  et  soyons  sages  1  Et  tous  deux,  pas  pour 
long-temps  ,  reprenaient  l'ouvrage  interrompu,  sans  s'être  embrassés,  sans 
s'être  touché  la  main;  car  à  cette  heure  du  jour  ils  s'éloignaient  de  quel- 
ques pas  l'un  de  l'autre ,  comme  Polycrate  jetait  son  anneau  à  la  mer. 

Quelquefois  ils  se  promenaient  dans  la  belle  avenue  de  Choisy  ou  sur 
la  grande  route.  Si  venait  à  passer  un  couple  vovaveur  :  «Ils  ont  l'air 
d'être  heureux  ,  disaient-ils  ,  mais  pas  tant  que  nous  I  »  Et  leurs  bras  enla- 
cés se  serraient  plus  étroitement.  Si  une  chaise  de  poste  entraînait  au  galop 
un  homme  impatient  :  «  Il  va  la  rejoindre  !  »  murmuraient-ils  en  le  re- 
gardant ;  car  jamais  ils  ne  supposaient  un  autre  intérêt  qu'un  intérêt  d'a- 
înour;  mais  c'était  surtout  le  soir  qu'ils  s'appartenaient  davantage;  le  so- 
leil, la  campagne  .  n'étaient  nlus  I.i  pour  les  distraire  l'un  de  l'autre.  Des 


Iîi8  REVUE    DE    PARIS. 

lectures  où  à  chaque  instant  se  rencontrait  une  allusion  à  leiu-  tendresse , 
à  eux-mêmes,  où  la  voix  de  Dervant  manquait  tout  à  coup  à  un  mot  qu'il 
sentait  trop  bien ,  n'e'taient  interrompues  que  par  ces  conversations  où  le 
cœur  se  déploie  plus  aimant  de  mille  manières  5  à  cette  heure  aussi ,  ils 
e'taient  plus  près  l'un  de  l'autre  que  dans  le  jour. 

Ainsi  le  temps  s'écoulait  pour  eux;  nulle  secousse  n'avertissait  de  sa 
fuite  inaperçue.  Pas  de  mois ,  pas  de  semaines ,  pas  de  dates ,  chaque  jour 
du  bonheur ,  de  l'amour ,  comme  la  veille  en  avait  donne' ,  comme  le  len- 
demain en  promettait  encore. 

Nulle  visite  ne  troublait  leur  solitude.  Si  quelque  e'tranger  avait  besoin 
de  parler  à  Dervant ,  Marie  s'enfuyait ,  comme  si  elle  eût  dû  se  sous- 
traire à  tous  les  regards  j  peut-être  voulait-elle  éviter  ainsi  que  des  yeux 
qui ,  comme  ceux  de  Dervant ,  ne  l'auraient  pas  vue  à  chaque  instant  du 
jour,  remarquassent  quelque  changement.  C'est  qu'en  effet  six  mois  e'taient 
à  peine  écoule's,  et  Marie  était  plus  pâle,  l'ovale  de  ses  traits  e'tait  plus 
allonge'. 

Un  soir  que  leur  promenade  avait  c'té  un  peu  plus  longue  qu'à  l'ordi- 
naire ,  Dervant  vit  quelque  alte'ration  dans  les  traits  de  Marie  ;  il  lui  de- 
manda si  elle  souffrait.  «Non  ,  répondit-elle  ,  un  peu  de  fatigue. 

—  Mais  dans  cette  fatigue  il  y  a  de  la  tristesse  !  »  Il  la  pressa  si  tendre- 
ment que  le  courage  de  Marie  faiblit  un  instant ,  et  une  larme  grossit  len- 
tement au  bord  de  sa  paupière.  «  Oh  !  du  chagrin,  s'écria  Dervant,  du  cha- 
grin à  toi,  et  je  ne  le  sais  pas,  et  je  n'ai  encoi-e  rien  fait  pour  t'en  délivrer  1 

—  Ce  n'est  rien  ,  ami ,  une  idée  I  un  regret  ! 

Mais  les  instances  de  Dervant  devinrent  si  pressantes  qu'il  fallut  bien 
céder  une  partie  du  secret. 

—  Je  me  souviens,  dit-elle  enfin  ,  d'un  jour  où  tu  me  parlais  avec  eni- 
vrement d'un  fils,  d'une  fille...  Ton  espoir  ne  se  réalise  pas;  il  ne  se  réa- 
lisera jamais  !  ajonta-t-el'e  en  sanglotant. 

—  Et  tu  crois  que  je  m'en  afflige,  el  tu  te  tourmentes  d'une  douleur 
que  je  n'ai  pas  !  Écoute-moi,  chérie;  ce  soir,  moins  que  jamais,  un  pareil 
regret  ne  peut  arriver  jusqu'à  mon  cœur.  Un  enfant  de  toi  !  oh  !  oui ,  je 
l'aurais  aimé  ,  parce  que  c'eût  été  une  partie  de  toi ,  un  autre  toi.  Mais 
sais-tu  par  quel  supplice  il  aurait  fallu  l'acheter  cet  enfant?  Te  voir  souf^ 
rir,  voir  dès  les  premiers  temps  tes  traits  s'altérer  et  s'amaigrir,  pendant 
des  mois  entiers  êti'c  témoin  de  douleurs  toujours  croissantes ,  et  attendre 
pour  leur  terme  une  crise  affreuse,  oh!  j'en  .serais  devenu  fou!  Songe 


REVUE    DE     PARIS.  I  AQ 

donc ,  il  m'aurait  fallu  entendre  tes  cris ,  des  cris  d'anp;oisses ,  des  cris 
que  je  l'aurais  arrachés  ;  oli  !  non  ,  pas  de  111s ,  pas  de  fille  à  ce  prix  !  mais 
toi ,  toujours  toi ,  toi  riante  ,  heureuse  ,  et  moi  à  les  pieds  I 

Marie ,  rassurée  par  cet  excès  d'amour ,  ne  craignit  plus  les  regrets  do 
Dervant,  et  fut  heureuse  de  tout  le  bonheur  qu'elle  pouvait  donner. 


IX. 


II  y  eut  cependant  un  matin  où  le  sourire  ne  s'étendit  que  lente- 
ment et  avec  peine  sur  les  traits  souffrans  de  Marie.  Dervant  fut  ef- 
frayé. Cette  fois  il  ne  l'attendit  pas  en  lui  tendant  les  bras;  il  courut  ù 
elle  et  la  porta  presque  sur  son  fauteuil  ;  il  se  mit  à  ses  genoux  pour  mieux 
inteiToger  tous  les  linéamens  de  son  visage,  el  cet  examen,  que  n'avaii 
jamais  précédé  le  soupçon  d'une  douleur  ,  lui  révéla  d'affreux  lavagBs. 
C'est  que  réellement  Marie  était  bien  changée  j  mais  elle  avait  si  bien  ca- 
ché ses  souffrances  !  elle  avait  étudié  avec  une  si  divine  coquetterie  tout  ce 
qui  pouvait  retarder  le  jour  où  son  amant  surprendrait  le  secret  de  ses 
douleurs  I  car  elle  avait  compris  que  ce  jour-là  Dervant  mourrait  au  bon- 
heur; mais  le  matin  dont  nous  parlons  ,  tous  ses  efforts  furent  inutiles.  Au 
demi-aveu  qu'il  lui  arracha  ,  il  devina  une  partie  de  ce  qu'elle  dissimu- 
lait ,  et  elle,  qui  sentait  qu'elle  élait  trahie ,  cessa  un  moment  de  s'impo 
ser  un  masque.  Alors  ses  traits  ,  qui  n'étalent  plus  soutenus  par  son  cou- 
rage ,  tombèrent  avec  un  si  grand  abattement  que  ,  quelques  minutes  après  , 
malgré  les  prières  de  Marie  ,  Doivant  courait  sur  la  route  de  Paris  ;  et , 
trois  heures  plus  lard ,  un  cheval  couvert  de  sueur  et  d'écume  s'arrêtait 
devant  la  porte  de  la  Maison  de  la  Plaine  ,  et  Dervant  faisait  descendre  du 
cabriolet  le  docteur  qu'il  l'amenait  avec  lui. 

Marie  désira  être  seule  pour  parler  au  médecin.  Dervant  descendit  chez 
lui  et  attendit  avec  d'inexprimables  angoisses  le  résultat  de  cette  visite. 
Ce  ne  fut  qu'au  bout  d'une  heure  qu'il  entendit  le  docteur  sortir  de  la 
chambre;  il  courut  à  sa  rencontre,  sur  l'escalier,  il  l'engagea  à  entrer 
chez  lui.  Le  docteur  s'excusa  ,  disant  qu'il  était  trop  pressé  ;  il  avait  l'air 
embarrassé;  mais  surtout  û  était  ému.  Aux  questions  qui  lui  furent  adres- 
sées il  répondit  d'une  manière  évasive  ,  sans  indiquer  la  nature  de  la  ma- 
ladie ,  mais  sans  dissimuler  ses  inquiétudes.  Aussitôt  après  son  départ , 
Dervant  monta   chez  Marie  ;  elle  avait    pleuré ,   mais  paraissait  mieux 

TOME  XIV.     SUPPLÉMENT.  y 


l3o  REVUE    DE     PARIS. 

cependant.  Les  regards  de  son  mari  l'interrogeaient  en  silence.  «  T» 
voilà  tout  consterne,  lui  dit-elle  en  l'attirant  à  un  baiser  j  et  ce  jour, 
plus  que  jamais ,  tout  ce  que  la  parole  a  de  douceur ,  tout  ce  que  le  regai-d 
a  de  chai-me ,  tout  ce  que  les  caresses  ont  d'enivrement ,  fut  prodigue'  à 
Dervanî,  Etait-ce  de  l'oubli  qu'on  lui  versait?  e'tait-ce  un  adieu? 
'  Mais  le  lendemain  ,  mais  tous  les  jours  qui  suivirent ,  quelles  poignantes 
inquie'tudes  !  quels  tristes  regards  sur  l'avenir  !  que  de  douleurs  cactées , 
dissimulées  I  Oli  !  cela  serait  trop  pe'niblc  à  raconter ,  sous  ce  ciel  sombre , 
près  de  cette  maison  abandonne'e ,  où  je  suis  encore ,  tandis  que  ma  pensée 
vous  redit  cette  histoire  si  simple.  Voilà  du  froid  qui  rae  gagne,  rien  qii'à 
revoir  en  idée  tant  de  maux,  Ali!  passons  î  passons  I 

Nous  sommes  au  mois  de  mai ,  le  1  -4;  il  est  quatre  heures  du  matin  j  le 
disque  du  soleil  s'aperçoit  au-dessus  des  basses  collines  qui  bornent  la 
plaine  à  l'orient ,  et  à  chaque  instant  ses  rayons  envahissent  la  campagne 
comme  la  poussière  chassée  par  le  vent.  Regardons  dans  cette  petite 
chambre  bleue  du  second,  où,  pendant  un  an  ,  il  y  a  eu  tant  de  bonheur 
et  d'amour.  Les  premières  clartés  du  jour  luttent  avec  la  lueur  pâlissante 
d'une  lampe  qui ,  il  y  a  quelques  instans ,  éclairait  toute  cette  pièce ,  ex- 
cepté la  tète  de  ce  lit  d'où  les  rideaux  écartent  une  lumière  trop  vive.  Là , 
sur  un  oreiller  blanc ,  repose  une  tête  plus  blanche  encore  ;  du  pied  du  lit , 
où  il  faut  se  placer  pour  la  voir  ,  on  a  peine  à  la  distinguer  ,  tant  ses  lèvres 
sont  devenues  blanches  aussi.  Sur  un  fauteuil  et  le  corps  penché  vers  le  lit, 
est  Dervant.  Ses  yeux,  enflammés  par  la  veille,  ne  quittent  pas  la  figure 
pâle ,  dont  la  respiration  semble  régler  la  sienne.  La  regarder  et  pleurer  , 
ce  fut  sans  doute  là  toute  l'occupation  de  sa  nuit;  car  auprès  de  lui  il  n'y 
a  pas  de  livres,  pas  de  ti-aces  de  travaux  qui  auraient  pu  un  instant  s'em- 
parer de  sa  pensée. 

A  un  signal  qu'il  entend  ,  il  se  lève  avec  un  mouvement  d'impatience  , 
comme  si  en  ôtant  son  regard  à  Marie  on  la  privait  d'un  soulagement.  Il 
marche  sur  la  pointe  des  pieds  ,  ouvre  la  porte ,  la  tête  toujours  tournée 
vers  Marie ,  comme  pour  lui  demander  pardon  du  bruit  qu'il  pourrait 
faire  ,  et  descend  l'escalier  pour  introduire  dans  la  maison  Ursule ,  que  l'in- 
quiétude a  éveillée  de  bonne  heure  ;  car  elle  aussi  aime  Marie  à  sa  ma- 
nière. 

—  Comment  va  madame?  dit-elle  à  Dervant ,  aussitôt  qu'elle  est  entrée. 

—  La  nuit  a  été  assez  calme  ,  plus  calme  même  qu'à  l'ordinaire.  Elle 
dort  encore. 


KKVUI-;    DE     PAHIS.  l3l 

—  Si  VOUS  alliez  vous  reposer  un  peu  ,  monsieur?  Depuis  près  de  deux 
mois... 

—  Et  quand ,  en  s'e'veillant ,  son  regard  me  chereherail?  Veux-tu  donc 
que  je  lui  cause  un  chagrin?  Je  remonte.  Aussitôt  que  tu  entendras  le  doc- 
teur ,  tu  m'avcrtii'as. 

—  Je  ne  pourrai  pas ,  monsieur. 

—  Pourquoi  donc  ? 

—  C'est  que... 

—  \  oyons. 

—  M.  le  me'decin  a  dit  qu'il  ne  reviendrait  plus, 

Dervant  saisit  les  mains  d'Ursule  et  fixa  sur  les  deux  yeux  de  la  pauvre 
fille  SCS  prunelles  ardentes,  pleines  de  menaces;  il  croyait  plutôt  à  une 
atroce  ironie  qu'à  la  réalité'  de  cet  abandon.  Il  fallut  qu'Ursule  re'pe'tât  en- 
core que  le  docteur  ne  reviendrait  pas  et  pourquoi  il  cessait  ses  visites. 
Quand  il  l'eut  entendu ,  il  s'c'Iança  sur  l'escalier ,  dans  la  chambre,  jus- 
qu'auprès du  lit  sur  lequel  il  se  pencha  ;  il  semljla  plus  tranquille  quand 
il  vit  qu'elle  e'tait  encore  là.  Mais  quelque  précaution  de  silence  (ju'il  eût 
prise  dans  sa  course  ,  il  y  avait  eu  du  bruit ,  les  rideaux  s'étaient  agités  ; 
Marie  ouvrit  les  yeux ,  mais  ils  ne  Aoyaient  pas  encore  ;  aucune  pensée 
ne  les  dirigeait,  ne  les  animait;  c'était  le  regard  vague  d'un  enfant  qu'une 
mère  cherche  à  arrêter  sur  elle  en  lui  disant  des  paroles  d'affection  ; 
ainsi  Dervant  présentait  sa  tète  du  coté  oîi  Marie  tournait  la  sienne. 
Mais  il  semblait  qu'après  une  absence  de  la  terre  elle  y  revint  quelques 
instans  et  eût  besoin  de  rapprendre  ses  douleurs  et  ses  affections.  Elle 
devina  enfin  celui  qui  était  là,  et  sa  main  blanche,  sillonnée  de  veines 
bleues  fit  un  mouvement  pour  se  lever;  déjà  Dei'vant  s'était  préci- 
pité à  genoux  et  la  couvrait  de  baisers  et  de  larmes.  Après  quelques 
instans  oîi  il  n'osa  pas  lui  parler  de  peur  que  la  secousse  d'un  bruit  ne 
i-ompit  le  dernier  fil  de  cette  vie  adorée  :  «Chérie  ,  dit-il  tout  bas ,  chérie , 
comment  te  trouves-tu?  —  Bien  ,  mon  ami ,  bien;  seulement  il  y  a  une 
force  qui  me  saisit  là,  à  la  poitrine,  et  qui  me  retire  de  toi.  Retiens-moi!» 
Par  un  dernier  effort  son  bras  se  leva ,  vint  retomber  sur  le  cou  de  Der- 
vant et  entraîna  sa  tète  près  de  la  sienne;  leurs  joues  pâles  se  touchaient; 
on  n'aurait  pas  su  qui  des  deux  allait  mourir.  Un  petit  balancement  faisait 
osciller  ces  deux  tètes  unies ,  semblable  à  ce  mouvement  donné  à  un  en- 
fant qu'on  endort.  Elles  s'arrêtèrent;  l'autre  bras  de  Marie  vint  s'unir  au 

9. 


l32  REVUE    UE    PARIS. 

premier  pour  embrasser  Dervant;  ses  lèvres  s'agitèrent;  il  vit  qu'elle  al 
lail  parler  ;  il  retint  son  haleine.  As-tu  e'ie'  heureux  ,  dit-elle? 

—  Oh  ,  oui  !  s'e'cria-t-il  avec  un  horrible  désespoir. 

L'auïe  de  Marie  venait  de  s'envoler  contente. 


X. 


Si  ce  sont  d'horribles  heures  que  celles  qui  suivent  une  mort ,  même 
lorsqu'on  est  entoure  d'amis  qui  vous  consolent ,  qui  vous  épargnent  d'af- 
freux détails  ,  qui  vous  cachent  les  préparatifs  de  la  dernière  séparation  , 
combien  de  tortures  eut  à  supporter  Dervant  qui  était  seul ,  qui  seul  vou- 
lut suffire  à  tout  et  boire  sa  douleur  jusqu'à  la  lie  I  Quand  lui-même  eut 
aidé  à  porter  jusqu'au  cimetière  celle  que  lui-même  avait  parée  pour  h; 
cercueil,  quand  il  fut  resté  jusqu'au  soir  agenouillé  sur  le  tertre  frais,  et 
qu'Ursule  l'eut  ramené  avec  cette  espèce  de  violence  qu'on  emploie  pour 
im  vieillard  tombé  en  enfance  ,  il  resta  toute  la  nuit  et  les  jours  qui  suiA^i- 
rent  dans  im  stupide  abattement  qui  faisait  peur  à  la  pauvre  paysanne. 

Au  bout  d'une  semaine  ,  il  lui  prit  l'envie  de  repasser  tous  les  souve- 
nirs de  son  année  de  félicité.  Ursule  était  allée  à  Choisy  ,  il  monta  dans  la 
chambre  de  Marie  ,  et  en  entrant,  quoiqu'il  se  fîit  bien  armé  de  courage  , 
quoiqu'il  eût  secoué  son  front  ainsi  qu'on  le  fait  quand  on  prend  une  grande 
résolution ,  il  tomba  à  genoux ,  et  sa  tète  appuyée  sur  ses  deux  mains 
jointes  par  la  prière  frappa  le  carreau.  Il  se  releva  enfin  ,  mais  à  travers 
ses  larmes  il  la  revoyait  à  chaque  endroit  où  il  l'avait  vue;  elle  lui  appa- 
raissait sous  chacun  des  vêtemens  encore  épars;  et  des  sanglots,  mais  des 
sanglots  affreux  à  entendre ,  soulevaient  aA'ec  secousses  son  mouchoir  pressé 
sur  sa  bouche.  Il  voulut  voir  si  elle  ne  lui  aurait  pas  laissé  quelques  mots 
d'adieu  ;  il  chercha  dans  ses  papiers ,  et  d'abord  trouva  toutes  les  lettres 
(ju'il  lui  avait  écrites  ,  même  ces  petits  billets  par  lesquels  il  se  consolait 
lo  matin  lorsqu'elle  ne  descendait  pas  aussitôt  qu'à  l'ordinaire.  Parmi  les 
leuillcs  qu'il  parcourait  avec  avidité,  il  en  trouva  une  à  laquelle  pendait 
encore  un  cachet  noir;  clic  était  signée  Villon,  de  son  père.  Il  lut,  il 
sut  tout. 

Ses  poings  frappèrent  son  front;  il  s'appelait  lâche  ,  infâme;  il  se  roula 
sur  le  lit  avec  des  cris  de  pardon  ,  grâce  !  11  étouffait.  Il  bondit  hors  de  la 
chambre,  hors  de  la  maison  ,  courut  dans  la  campagne.  En  passant  sur  le 


REVUE    UE    PARIS.  1  33 

pont  de  Choisy,  il  fut  aperçu  par  Ursule,  qui  le  suivit  en  l'appelant. 
D'un  pas  rapide  ,  sans  rien  entendre  ,  il  traversa  les  champs  et  arriva  sur 
la  route  de  Bicctre  à  Paris.  Quatre  grandes  voitures  chargées  de  deux  lignes 
d'hommes  dont  les  jambes  pendaient  en  dehors  marchaient  sur  le  pave' , 
escorte'es  par  des  soldats  portant  un  autre  uniforme  que  celui  de  nos 
troupes. 

—  Ohe' ,  mon  pain  qui  est  tombe'  î  s'ccria  un  des  gale'riens. 
Personne  ne  fit  attention  à  ses  cris. 

Dervant ,  que  ce  spectacle  avait  presque  rendu  à  lui-même  ,  ramassa  le 
pain  et  courut  après  la  voiture  pour  le  rendre  au  condamné. 

—  Merci ,  gredin  I  dit  celui-ci. 

Dervant  fit  un  pas  en  arrière ,  re'veille'  par  cette  insidte  ;  mais  aussitôt 
il  courba  la  tête,  comme  un  homme  qui  se  soumet  à  un  arrêt,  et  continua 
à  suivre  la  chari'ette  sous  les  dégoûtantes  injures  que  ces  misérables  fai- 
saient pleuvoir  sur  lui. 

Ursule,  épuisée  de  fatigue  ,  fut  obligée  de  renoncer  à  sa  poursuite. 

Un  de  mes  amis  ,  qui ,  comme  moi ,  connaissait  cette  histoire  ,  visita  au 
mois  de  septembre  le  bagne  de  Brest.  Parmi  les  hommes  de  peine ,  il  en 
remarqua  un  dont  la  chevelure  blanche  et  touffue  ombrageait  des  traits 
jirofondément  creusés.  Dans  toute  sa  visite ,  il  eut  l'esprit  frappé  de  cette 
figure  ,  et  demanda  des  renseigncmens.  On  lui  apprit  que  ce  malheureux  , 
attaché  depuis  plusieurs  mois  au  service  du  bagne  ,  était  comme  le  souffre- 
doideurs  des  forçats  ,  dont  les  outrages  l'accablaient  sans  jamais  lui  arra- 
cher une  plainte.  Avant  de  sortir,  mon  ami  retrouva  dans  une  cour  ce 
triste  jouet  des  galériens.  En  passant  près  de  lui ,  il  affecta  de  prononcer 
le  nom  de  Dervant.  L'homme  tressaillit ,  mais  ne  détourna  pas  la  tête. 

Pkospeu  Dm  aux. 


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LE  CARNAVAL  DE  MARSEILLE. 


Il  est  des  villes  qui  jouissent  d'un  carnaval  perpétuel  :  Mar- 
seille peut  être  comptée  parmi  celles-là.  Un  peu  plus  vaste  que  le 
loyer  de  l'Opéra,  son  port  voit  passer  chaque  jour,  a  toute  heure, 
sous  lin  soleil  ardent,  sur  des  briques  rouges,  le  long  de  ses  mai- 
sons hàlées  comme  des  matelots ,  le  long  de  son  bassin  huileux  et 
calme,  des  masques  de  caractères  qui  viennent  de  tous  les  pays; 
sous  le  cafetan  deConstantinople  et  sous  labarette  de  Tunis,  dans 
les  larges  brayes  du  marin  dieppois  ou  dans  l'étroite  tunique  du 
pilote  persan,  ceux-ci  touffus  ,de  barbe,  ceux-lk  montrant  leur 
menton  jainie  et  imberbe  de  par-delà  le  Gange,  population  moins 
bigarrée  encore  que  son  langage;  c'est  un  gazouillement  dont 
n'approchent  pas  les  dissonnances  gutturales,  nasales  de  la  plus 
folle  nuit  de  mardi-gras  aux  Variétés.  Parmi  les  Italiens ,  le  Génois 
pour  parler  serre  la  bouche  comme  un  chieiv  qui  tient  un  os ,  le 
Napolitain  l'ouvre  comme  un  chien  qui  le  lâche,  le  Sicilien  hen- 
nit, le  Sarde  aboie,  le  Corse  hurle,  le  Vénitien  grasseie;  parmi 
le  Levantins,  le  Maltais  glapit,  le  Tiuc  pérore.  Bouchez- vous 
les  oreilles,  vous  n'éviterez  pas  le  geste  de  l'Espagnol,  de  l'ha- 
bitant de  Barcelone,  de  Malaga  ou  de  Majorque,  gens  qui  ont 
autant  d'idiomes  qu'ils  ont  de  doigts;  ils  vous  éblouissent,  vous 


r.F.VUE    DE    PARIS.  1  35 

làscineut ,  prient ,  répondent  avec  leurs  mains  ;  fermez  les  yeux 
comme  -vous  vous  êtes  bouché  les  oreilles ,  et  les  odeurs  vont  vous 
assaillir.  Cette  odeur  de  morue  annonce  les  Bretons ,  ce  parfum  de 
harengs  les  Normands;  l'Arabe  exhale  le  musc,  le  Turc  l'ambre, 
l'Indien  la  vanille  qu'il  mâche,  le^Ialais  la  cannelle.  Je  vous  de- 
mande si  l'on  peut  comparer  le  ballet  de  Gustave,  des  Turcs 
de  carton,  des  Chinois  en  satin  rose,  des  Grecs  qui  dansent  un 
pas,  avec  ces  Turcs,  ces  Chinois,  ces  Italiens,  ces  Espagnols, 
ces  Anglais,  ces  Américains,  ces  Russes,  ces  Persans,  qui  ne 
dansent  aucun  pas,  mais  qui  sont  véritables? 

Le  carnaval  augmente  de  bien  peu  en  travestissemens  la  cité 
qui  a  toute  Tannée  tant  de  turbans  et  de  moustaches  et  de  barbes 
a  son  service.  Passerait-il  dans  la  rue  vingt  Turcs,  on  dirait  ;  Ce 
sont  vingt  Turcs  !  et  voila  tout.  Si  ces  vingt  Turcs  parlaient  turc, 
on  leur  répondrait  en  turc.  — Où  est  la  parodie?  Comment  vou- 
lez-vous crier  a  la  chian  Ht!  lit!  lit!  a  des  sauvages  presque  nus , 
parce  qu'ils  sont  noirs  comme  le  diable  au  fond  de  leur  bornons 
blanc;  ce  ne  sont  que  des  Bédouins,  après  tout;  et  pour  Mar- 
seille, depuis  la  conquête  d'Alger,  le  Bédouin  est  un  compatriote 
plus  intime  que  le  Parisien. 

Aussi  le  carnaval  est-il  a  Marseille  une  obligation  sans  origina- 
lité, un  devoir  a  accomplir,  et  ceux  qui  s'yplient  ne  recourentjamais, 
avec  raison,  au  costume  oriental,  si  cher  au  Parisien.  On  le  sait, 
le  Parisien  raffole  de  l'Orient,  et  dans  son  enthousiasme,  l'ana- 
chronisme ne  lui  coûte  guère.  Il  revêt  la  robe  du  Persan  et  chausse 
les  babouches  brodées  de  Tunis  ,  passe  le  pantalon  du  Klephte  et 
se  coiffe  du  bonnet  de  F  Archimandrite.  Profanation!  il  renché- 
rit sur  les  professeurs  de  littérature  orientale  "a  la  Sorbonne! 
Marseille  n'a  donc,  pour  échapper  a  cette  érudition  qui  l'écrase, 
pour  éviter  cette  similitude  qui  l'attend  a  la  porte  du  hnl,  que  le 
fourreau  a  damier  de  polichinel  et  le  lugubre  domino  ;  les  nations 
qui  la  visitent  lui  ont  laissé  libres  ces  deux  costumes.  Dieu  veuille, 
pour  les  ^Marseillais ,  qu'on  ne  découvre  pas  dans  lOcéanie  quel- 
que peuple  qui  les  ait  adoptés. 

Il  y  a  cependant  un  beau  jour  pour  Marseille  a  lépoque  du  car- 


iM)  REVUE    DE    PARIS. 

naval,  c'est  celui  où  on  l'enteire.  Enterrer  est  une  antiphrase;  car 
io  carnaval  est  brûlé,  puis,  tout  enflamme,  jeté  dans  la  mer;  on 
le  brûle  et  on  le  noie.  Rien  n'égale  la  pompe  de  ses  funérailles, 
auxquelles  se  rendent  tous  les  habitans,  plus  pâles  des  fatigues  de 
la  veille  et  du  masque  qui  leur  a  pressé  les  joues  pendant  toute 
une  nuit,  que  de  la  cendre  posée  le  matin  a  leur  front. 

C'est  une  magnifique  chaussée,  celle  par  où  passe  le  cortège  du 
carnaval  défunt,  au  sortir  de  la  ville  qui  l'a  tué  dans  ses  joies.  Elle 
a  pour  nom  Arenc,  d'arena^  sable.  Notre  mémoire  nous  la  repré- 
sente comme  un  chemin  blanc  bordé  d'un  côté  de  maisons  de  cara- 
[lagne  ,  bâties  ou  plutôt  plantées  sur  le  revers  d'une  colline.  Celte 
colline  marche  avec  vous,  avec  toutes  ses  guinguettes  peintes  etpa- 
voisées ,  avec  ses  murs  de  roseaux  et  ses  buveurs  que  vous  aper- 
cevez derrière  les  roseaux,  quand  vous  passez  au  front  des  roseaux, 
(les  buveurs,  de  ces  guinguettes  et  de  cette  colline,  dans  quelque 
barque  de  la  plage  et  sur  la  plage  même.  Ainsi,  a  droite  la  cam- 
pagne, h  gauche  la  mer.  Et  quelle  merl  la  Méditerranée. 

Dès  le  matin  du  mercredi  des  cendres,  Arenc  n'est  qu'une 
longue  traînée  de  voitures.  Longchanqis  en  étale  de  plus  fièrement 
allelées,  d'un  vernis  plus  brillant;  mais  Longchamps  n'en  a  pas 
de  formes  plus  disparates.  C'est  un  cauchemar  de  carrosier ,  tout 
y  est  ;  depuis  le  landau  d'osier  qu'un  cigarre  malveillant  pourrait 
embraser  avec  les  deux  chevaux-amadou  qui  le  traînent,  jus- 
qu'à la  voiture  où  se  pavanent  les  prud'hommes  de  la  ville,  ami- 
rauté, qui,  en  bonne  règle,  devrait  être  remorquée  par  des 
veaux  marins.  Le  crayon  d'Henri  Monnicr,  qui  fait  une  figure 
d'homme  avec  les  pièces  d'un  cabriolet,  ne  suffirait  pas  pour  re- 
produire ces  cabriolets  qui  ont  toutes  sortes  de  figures.  Ce  sont 
des  apparences  de  casquettes,  des  façons  de  soufflets,  ce  sont  des 
coquilles,  des  bateaux  renversés,  des  portefeuilles  de  cuir,  où  se 
nichent,  s'accroclicnl ,  s'encaquent  îles  familles  entières.  On  met 
les  enfans  sur  le  devant  de  l'équipage  pour  qu'ils  ne  soieiU  pas 
asphyxiés;  les  doniesli(jucs  sont  à  cheval,  pour  prévenir  tout 
accideul;  mais  les  accideus  sont  inqiossibles.  La  tète  du  second 
tjjcval  à  la  iile  s'appuie  et  s'endort  sur  le  train  de  derrière  de  la 


KEVUE    DE    PARlb.  1  Sy 

voiture  qui  précède;  celui  qui  suit  en  fait  autant;  ainsi  de  tous 
jusqu'il  la  dernière  voiture;  en  sorte  que  chaque  voiture  devienl 
la  litière  d'une  autre ,  et  toutes  n'en  font  qu'une  seule  et  unique 
de  deux  lieues  d'étendue  :  ce  sont  deux  lieues  de  cuir  et  de  che- 
val, de  vingt-cinq  au  degré. 

La  mer,  qui  vient  écunier  et  rouler  des  algues  et  des  galets  jus- 
qu'au bas  de  cette  chaussée,  présente  un  coup  d'œil  non  moins  va- 
rié. Sorties  de  bonne  heure  du  port ,  une  foule  de  petites  barques 
peintes,  pavoisées,  avec  leurs  tentes  damassées,  a  la  file  les  unes  des 
autres,  chargées  de  masques  qu'on  dirait  arriver  de  Vem'se  par  le 
bon  vent  qui  souffle  et  les  soulève  avec  leur  cargaison ,  croisent 
des  bordées  dans  l'anse  d'Arenc.  Fa  sur  la  grève  de  cette  anse, 
règne  une  activité  extraordinaire.  Renommés  pour  l'excellence  de 
leurs  mets  au  poisson ,  la  fraîcheur  de  leurs  coquillages ,  —  deux 
spécialités  qui  ont  des  variétés  infinies  sous  la  main  d'habiles  cui- 
siniers, —  les  restaurans  d'Arenc  commencent  ce  jour-la  leur  vo- 
gue du  printemps.  Des  barques  de  pêcheurs  lancent  sur  le  rivage 
des  filets  chargés  de  poissons  ;  et  quels  poissons  !  Vivans,  tout  vi- 
vans  encore  !  Non  ces  poissons  pâles  de  Paris,  qui  semblent  sortir 
de  l'Hôtel-Dieu  après  une  longue  et  douloureuse  maladie;  mais  des 
poissons  frais  comme  de  l'herbe  ;  ils  ont  le  parfum  de  l'algue  marine  ; 
ils  sont  jaunes  comme  l'ambre ,  changeant  dans  leurs  reflets  de  cris- 
tal ;  ces  filets  sont  ramassés  par  les  écailleres ,  et  de  la  mer  salée , 
ces  poissons  tombent  dans  une  mer  d  huile.  Tout  cela  comme  le 
vent,  comme  le  feu.  Vous  mangez  le  premier  service  que  le  se- 
cond nage  encore  !  D'autres  pécheurs  viennent  déposer  leurs  ri- 
chesses conchyliologiques  a  vos  pieds,  sous  la  table.  Les  moules 
bâillent;  elles  s'attacheraient  volontiers  "a  votre  assiette.  Elles  sont 
encore  enveloppées  de  vase,  de  sable,  d'algue,  de  mousse,  hu- 
mides d'eau  salée.  On  boit  la  Méditerranée. 

On  nage  au  carnaval  a  Marseille!  Des  nageurs  au  mois  de  mars! 
et  tandis  que  M.  Chevalier  fait  insérer  au  Journal  de  Paris  le 
degré  de  froid  ,  et  qu'on  marche  sui'  la  Seine. 

Pays  dimaginatioji ,  il  va  sans  dire  que  Marseille  ne  se  con- 
tente pas  dune  simple  fiction  en  enterrant  le  carnaval;  ce  carna- 


1  38  UKVUK     l)K     1^\H1S. 

val  est  un  être  "a  peu  près  réel,  qui  a  un  costume,  qui  en  a  eu 
même  plusieurs  selon  les  temps;  qui  a  lui  nom,  Karêmentrant. 
Nom  significatif,  dont  l'étyraologie  ne  nécessitera  aucune  recher- 
che de  la  part  des  savans  archéologues  de  l'académie  locale.  On 
entre  en  Carême  :  Carême-entrant.  La  lettre  K  est  une  prétention 
ridicule,  un  prétexte  pour  fonder  un  prix  de  500  fr.  destiné  a 
celui  qui  expliquera  le  mot.  Le  K  est  un  C  :  Donnez-moi  500  fr. 

Carementrant  était  probablement,  avant  la  révolution,  un  philo- 
sophe bourré  de  paille,  les  jambes  pleines  de  son,  ayant  16  6*0//- 
fraf50«fl/souslebras;  on  le  bridait,  lui  et  ses  jambes,  et  son  livre, 
au  bord  de  la  mer.  Durant  la  révolution,  Carementrant  ^\i\\o- 
sophe  passa  dans  les  rangs  du  peuple  souveiain,  et  ce  fut  un 
prêtre  qu'on  brûla.  On  portait  un  cardinal  au  bout  d'une  perche  et 
l'on  criait  a  bas  le  tyran!  puis  on  allumait  le  tyran.  Sous  l'empire 
on  rôtit  quelques  nobles  farcis  de  parchemin  et  de  foin  ;  on  n'en 
rôtit  pas  long-temps.  Sous  la  restauration,  il  était  difficile  de  brûler 
un  cardinal,  ou  un  roi,  ou  un  prêtre,  ou  un  noble;  les  Anglais 
payèrent  pour  tous.  Carementrant _,  revêtu  d'un  habit  rouge, 
coiffé  d'un  chapeau  pointu  a  plumes  de  coq  couchées,  chargé  d'é- 
paulettes  d'or,  appartenant  a  la  marine,  par  l'ensemble  de  son 
costume,  fut  sacrifié  aux  Druides  du  mardi-gras. 

Qui  brûle-t-on  aujourd'hui  que  nous  ne  -vivons  plus  sous  la  ré- 
volution, sous  l'empire,  ni  sous  la  restauration,  comme  chacun 
sait?  Je  l'ignore ,  et  je  ne  le  supposerai  pas. 

Le  carnaval  de  je  ne  sais  plus  quelle  année,  — vous  ne  tenez 
pas  plus  que  moi  a  fixer  cette  date ,  —  finissait  a  Marseille  au  son 
des  violons  et  des  contrebasses.  Mardi-gras  allait  sonner;  heure 
suprême  où  celui  qui  s'est  disloqué  toute  la  semaine  croit  de  son 
honneur  de  redoubler  d'élan  pour  soutenir  les  fatigues  d'une  der- 
nière nuit,  de  la  plus  belle,  de  la  plus  étincelante,  de  la  plus 
folle;  paroli  d'extravagance!  il  faut  faire  sauter  la  banque;  heure 
de  séduction,  où  celui  qui  a  résisté  par  piété,  par  économie  ou 
par  devoir,  a  l'entraînement  de  l'ivresse  générale,  sautant  de- 
vant lui,  sous  ses  croisées,  sur  sa  tête,  sort  tout  lui  comme  Ar- 
chimède,  ou  presque  nu,  comme  je  crois  que  sortit  Archimcde , 


RliNLi:    DL    PARIS.  1,39 

et  endosse  le  domino  noir,  l'arlequin  rayé,  ou  lélernel  Muntau- 
cielj,  et  s'en  va,  lui  comme  les  antres  et  avec  les  autres,  briser 
ses  fibres  rouillées  par  une  année  de  plus.  En  avant  1 

—  En  avant!  se  dit  aussi  un  membre  de  la  confrérie  des  péni- 
tens  noirs — nous  allons  toucher  un  mot  d'explication  sur  cette 
confrérie, — en  courant  louer  un  habit  de  polichiuel  dont  il  avait 
depuis  long-temps  admiré  la  coupe  originale,  les  deux  bosses  bien 
relevées  et  la  beauté  du  velours.  Un  polichiuel  en  velours  ! 

Venons  a  la  confrérie  des  pénitens  noirs.  Marseille  a  dix  ou 
douze  corporations  religieuses ,  sans  vœu ,  ni  profession ,  ni  enga- 
gemens  quelconques  :  carmélites,  pénitens  blancs,  pénitens  rouges, 
pénitens  gris.  Sous  le  capuchon  se  cachent  de  vertueux  négocians, 
de  braves  portefoix ,  de  pieux  courtiers  qui ,  ne  voulant  pas  être 
connus  dans  les  bienfaits  qu'ils  répandent ,  cachent  leurs  visages 
et  leurs  corps  sous  un  habit  de  pénitent;  —  longue  toile  de  cou- 
leur, qu'on  noue  k  la  ceinture  par  une  corde  terminée  en  deux  os 
de  mort ,  et  couronnée  d'un  capuchon  pointu ,  rabattu  sur  la  tête , 
percée  de  deux  trous  à  la  place  des  yeux.  Ils  soignent  les  malades, 
s'entr' aident ,  visitent  les  prisonniers ,  enterrent  sans  frais  les  pau- 
vres ,  et  accompagnent  les  condamnés  jusqu'à  l'échafaud.  Leurs 
actions  sont  nobles  et  louables;  leur  costume  fait  peur  :  celui  des 
pénitens  noirs  épouvante;  la  nuit,  les  femmes  les  évitent  avec  ter- 
reur ,  quand  elles  les  rencontrent  venant  vers  elles ,  avec  leurs  os 
qui  bruissent,  leurs  robes  noires  qui  frôlent  et  leurs  lanternes  por- 
tées au  bout  d'un  bâton  noir,  abritant,  sons  quatre  lames  divoire, 
taie  flamme  mourante. 

Notre  polichinel  appartenait  "a  la  compagnie  des  pénitens  noirs. 
Encore  jeune ,  le  carnaval  le  pique ,  un  grelot  retentit  a  ses  oreilles, 
une  latte  le  tape  sur  l'épaule ,  un  bonnet  de  pierrot  le  rafle ,  et  le 
voila  qui  s'enflamme  :  il  vent  danser.  Empêchez  un  méridional 
de  danser  1 

Le  chef  des  pénitens  noirs  trouva  a  redire  a  ce  manque  de  gravité  ; 
il  dissuada  l'honnête  confrère  de  changer  la  sainte  aumusse  pour 
le  nez  monstrueux,  le  menton  indécent  et  la  bouche  impie  de  Poli- 
chinel. Le  confrère  promit  et  n'en  ht  rien.  Il  fut  burveillé  ;  on  le 


l/|0  REVUE    DE    PARIS. 

lilâma  en  plein  conseil,  un  jour  qu'il  était  absent  :  il  n'en  tint 
compte.  Le  damné  costume  en  velours  ne  le  quittait  pas-,  il  s'y 
voyait  dedans,  fringant  et  joyeux,  dansant  la  polichinelle,  qu'il 
possédait  a  merveille.  Cependant  il  résista  jusqu'au  mardi -gras. 
I^n  passant  devant  le  polichinel,  il  allait  vite,  fermait  les  yeux  ; 
il  évitait  ainsi  la  tentation.  Ses  pas  étaient  comptés  :  céderait-il  ou 
ne  céderait-il  pas? 

Il  céda.  Le  mardi-gras  était  trop  beau.  Le  carnaval  allait  par  les 
rues ,  hurlant  de  joie ,  balancé  aux  bras  de  ces  ravissantes  Méri- 
dionales ,  feannes  dont  l'ame  est  dans  l'œil ,  et  dont  l'œil  est  tou- 
joius  sur  le  vôtre.  Ces  femmes  passaient  sous  ses  croisées ,  pieds 
lestes,  épaules  nues  et  les  joues  enflammées,  l'appelant,  l'invitani 
a  descendre.  Il  bondissait  dans  son  lit,  il  dansait  la  polichinelle 
horizontalement;  il  pleurait,  se  repentait,  dansait  toujours.  Et  le 
voila  hors  de  son  lit ,  allant  chez  le  loueur  d'habits  :  —  Votre  po- 
lichinel?—  Il  n'est  pas  loué. — Combien?  —  Trente  francs. — 
Voilh.  Et  il  s'habille ,  il  est  habillé ,  et  il  s'écrie  :  —  En  avant 
donc ,  moi  aussi  ! 

Jamais  la  polichinelle  ne  fut  si  bien  dansée.  Le  diable  ne  fait 
rien  à  demi.  Le  pénitent  la  dansa  dix  fois,  vingt  fois;  il  n'avait 
plus  ses  talons.  Danse!  danse  !  un  œil  te  regarde  !  un  œil  de  pé- 
nitent noir  !  — Confrère  ! 

A  trois  heures  après  minuit ,  il  rentra  chez  lui  ;  nuit  sombre  en 
mars,  a  cette  heure.  Il  se  déshabille,  se  jette  de  lassitude  sur 
son  fauteuil  et  sommeille. 

Mais  qu'est-ce  donc  que  ce  bruit,  cette  clarté  qui  court  au  ni- 
veau de  sa  croisée?  Le  voilà  debout;  il  croit  dormir,  rêver;  il  re- 
garde mieux.  Ce  n'est  pas  une  erreur  :  six  pénitens  noirs.  Il  les 
compte  trois  fois  d'un  doigt  glacé  :  six  pénitens  noirs  avec  leurs 
lanternes  noires  h  bâtons,  leurs  livres,  leurs  sandales,  leurs  au- 
luusses  noires,  percées  aux  yeux  :  six  pénitens,  bannière  de  la 
confrérie  déployée ,  psalmodiant  en  latin,  s'arrêtent  h  sa  porte. 
Ils  ouvrent,  ils  s'étaient  procuré  une  clef,  les  fantômes.  Ils  mon- 
tent déjà  l'escalier,  (j'est  effrayant.  La  voix  devient  plus  lugubre  ; 
(li'ja  la  clarté  passe  a  travers  les  lentes  de  la  porte  de  la  chambre. 


REVUE    DE    PARIS.  l4l 

Ils  cognent.  Notre  pénitent  n'est  pas  facile  a  intinn'der,  liciircnsc- 
nient.  Il  était  déshabillé.  Que  fait-il?  Il  coule  dans  son  lit  soi; 
habit  de  polichinel,  et  laisse  paraître  seulement  le  nez  de  carton  , 
le  menton  pointu  et  le  bonnet.  Il  revêt  ensuite  sa  robe  de  péni- 
tent noir  :  c'est  la  toilette  d'une  seconde.  Il  ouvre  aux  six  pé  • 
nitens,  et  se  cache  derrière  la  porte.  Quand  le  sixième  est  passé, 
il  se  met  derrière  lui  et  marche. 

Les  six  pénitens  entourent  le  lit  ;  leurs  regards  se  portent 
avec  colère  sur  ce  polichinel  désobéissant  a.  l'ordre,  coupaljle  d'im- 
piété: la  prière  des  morts  commence  autour  de  lui.  L'eau  qui 
purge  des  maléfices  tombe  sur  le  masque  de  carton. 

—  Frère,  combien  étions-nous  quand  nous  soimnes  partis  de  la 
chapelle  pour  venir  ici? 

—  Six  bien  comptés. 

—  C'est  ce  que  je  me  disais  aussi.  Comptez  pourtant.  Un, 
deux — trois  ;  autant  de  l'autre  côté  du  lit;  un  de  plus,  c'est-a- 
dire,  — mais  nous  sommes  donc  sept. — Il  reprend  son  énuméra- 
tion  .  toujours  sept.  Celui-ci  communique  ses  observations  a  un 
autre,  qui  compte  et  tremble.  —  Sept.  Nous  n'étions  que  six  en 
partant,  bien  sûr.  C'est  moi  qui  ai  distribué  les  livres  de  prière. 

Un  troisième  est  averti,  un  quatrième.  — La  terreur  passe  de 
bouche  en  bouche ,  et  chaque  capuchon ,  penché  sur  le  capuchon 
voisin ,  soufQe  ce  nombre  de  sept  dans  des  oreilles  crispées  d'ef- 
froi. 

On  ne  songeait  plus  au  polichinel,  qui  paraissait  plongé  daris 
le  sommeil  du  juste. 

On  veut  fuir  :  pas  de  clef.  —  Et  ils  sont  sept  !  Quand  im  Mé- 
ridional est  courageux ,  il  l'est  bien  ;  quand  il  ne  l'est  pas ,  c'est 
curieux  a  voir  ;  et  quand  six  Méridionaux  sont  gagnés  d'épou- 
vante ,  c'est  alors  qu'ils  sont  beaux. 

Un  se  dévoue  et  saute  par  la  croisée,  haute  d'im  petit  étage  ; 
un  second,  un  troisième ,  tous  les  six  y  passent.  Un  seul  reste 
qui ,  feimant  la  croisée,  dit  en  ricanant  d'ini  ton  lugubre  : 

Beati  qui  monuntur  in  DOMI^  0. 


l/|U  UKVUK    DE     PAUIS. 

Epouvantable  calembour  que  quelques-uns  seuls  entendireiU 
en  fuyant. 

Deux  pénitens  noirs  moururent  de  peur  a  la  suite  de  cette  plai- 
santerie de  carnaval. 

Le  mercredi  des  cendres  se  glisse  presque  inaperçu  "a  Paris ,  et 
pour  notre  part,  nous  n'avons  jamais  rencontré  dans  cette  jour- 
née de  raortilication ,  un  seul  habitant  ayant  au  front  le  s^Tnbole 
de  son  anéantissement;  tandis  qu'a  Marseille,  au  contraire,  dès 
le  matin  du  mercredi,  la  population  se  montre  dans  les  rues, 
avec  la  tache  cendrée ,  dont  le  vent  emporte  l'empreinte.  Cette 
population  ,  il  est  vrai  ,  se  compose  de  matelots  ,  natifs  de 
Malaga,  ou  de  Malte,  ou  de  Palerme,  hommes  crépus,  basa- 
nés ,  taillés  dans  le  bloc  du  fanatisme.  Sous  un  ciel  qui  est  leur 
ciel,  dans  une  cité  qui  est  à  eux  bien  plus  qu'au  roi  de  France, 
ils  se  livrent  avec  liberté  a  toutes  les  pratiques  d'un  catholicisme 
qui  ne  ressemble  pas  plus  au  catholicisme  du  nord  que  Jésus- 
Christ  ne  ressemble  a  Odin  ou  au  Krista  des  Bramines.  Quelques 
églises  sont  a  eux  exclusivement.  Les  prêtres  y  sont  Génois  ou  Si- 
ciliens ;  les  cloches  répètent  les  airs  de  Civita-Vecchia  ;  le  pavé  de 
la  nef  n'est  couvert  que  de  Majorcains  priant  leur  Vierge  spéciale, 
celle  qui ,  dans  sa  main  gracieuse ,  arrondit  les  citrons ,  et  les  an- 
ges blonds  dont  le  souffle  les  dore ,  dans  les  jardins  embaumés  de 
Palraa. 

Or,  cette  population  qui  se  nourrit  de  mets  échauffans  "a  Mar- 
seille comme  a  Bastia ,  qui  retrouve  sur  les  quais  de  Marseille  la 
réverbération  des  dalles  volcaniques  de  Naples,  qui  prie  à  Mar- 
seille des  saints  vénérés  a  Cadix ,  des  saints  qui  du  moins  ne  sont 
pas  du  nord  et  qui  ne  parlent  pas  français,  ceUe  nation  qui  poi- 
gnarde dans  les  cabarets  de  Marseille  comme  h  Venise;  en  se  mê- 
lant par  le  sang  et  par  le  commerce  h  la  civilisation  passive  de 
Marseille,  qui  est  trop  a  tous  pour  se  posséder  jamais  ou  se  lo- 
caliser, colore  fortement  celle-ci  et  déteint  sur  elle.  Si  la  France 
un  jour  se  fractionnait ,  de  même  que  Calais  serait  une  ville  an- 
glaise, Marseille  deviendrait  ville  italienne,  ainsi  qu'elle  le  fui 
sous  bien  des  rois  de  France,  ou  espagnole,  ce  (ju'erie  a  aussi  été. 


REVUE     DE     PARIS.  ^/^^ 

Le  sultan  y  a  pourtant  des  droits.  Le  paclia  d'Egypte  compte  à 
Marseille  plus  de  six  mille  sujets ,  tous  parqués  dans  un  faubourg , 
colonie  parlant  arabe,  qui  fume  aux  étoiles  sur  sa  porte  le  soir,  et 
plante  des  concombres  dans  ses  jardins.  Les  Catalans,  depuis  un 
temps  immémorial ,  ont  une  ville  a  eux  dans  Marseille,  et  ils  ne 
tiennent  a  la  France  que  par  les  contributions  directes  ;  comme 
sympathie,  c'est  y  tenir  peu;  les  contributions  indirectes  dispa- 
raissent sous  la  contrebande  dont  ils  sont  les  aigles.  Les  Grecs  y 
possèdent  également  un  quartier  séparé,  im  fanar;  ils  en  occupent 
même  deux  ;  ils  se  divisent  en  Grecs  orthodoxes  et  en  Grecs  hé- 
térodoxes. Ainsi  leurs  mœurs  sont  parfaitement  conservées  :  ils 
s'abhorrent. 

Parmi  les  églises  où  cette  affluence  mixte  de  naturels  et  d'étran- 
gers se  presse,  le  mercredi  des  cendres,  celle  de  Saint -Victor  est 
la  plus  célèbre,  la  plus  renommée  a  cause  des  miracles  qu'une  Vierge 
noire  y  faisait  et  qu'elle  n'y  fait  plus,  quoiqu'elle  y  soit  toujours 
vénérée  et  toujours  noire. 

Saint- Victor  était  autrefois  une  abbaye  ;  la  révolution  guillotina 
l'abbaye ,  et  sur  une  partie  de  son  emplacement  éleva  une  manu- 
facture de  tabac ,  le  tabac  a  fumer  passant  avant  Dieu  dans  la 
constitution  des  Droits  de  l'Homme.  L'empire,  siu-  les  terrains  va- 
gues qui  restaient  encore ,  permit  qu'on  élevât  des  fabriques  de 
soude  factice.  La  restauration,  achevant  de  bouleverser  les  jardins 
de  cette  malheureuse  abbaye,  les  vendit  a  des  raffineurs  de  soufre. 
L'église  seule  est  debout  :  résistera-t-elle  encore  long-temps  a  ces 
trois  fléaux  réunis,  le  soufre,  le  tabac  et  la  soude  factice,  comme 
elle  a  résisté  a  ces  trois  autres  fléaux  successifs ,  Robespierre ,  les 
préfets  et  la  bande  noire?  Je  parie  pour  le  soufre. 

Montons  k  sa  tour  noire ,  mais  noire  non  a  la  manière  des  mo~ 
numens  de  Paris ,  qui  sont  plutôt  verts ,  mais  noire  du  soleil  comme 
un  pontonnier,  de  l'air  marin  et  de  la  fumée  du  goudron,  cette  fu- 
mée si  bonne  a  respirer  que  si  Marseille  était  une  fleur ,  l'imagi- 
nation de  ses  enfans  ne  lui  prêterait  p^s  d'autre  parfum.  De  cette 
tour,  le  coup-d'œil  est  beau.  Que  voulez-vous  voir?  la  ville?  Ces 
vagues  de  briques  rouges  sont  les  toits  de  la  ville;  ces  arbres  qui 


ni 


KEVUE    DE    PARIS. 


pointent  entre  les  briques  sont  la  cime  des  promenades  ;  ce  domc 
couleur  de  perle,  c'est  le  ciel.  Ce  n'est  pas  un  ciel  sculpté  par 
Jean  (ioujon  ou  Perrault,  comme  les  Parisiens  pourraient  aisément 
se  le  figurer,  eux  qui  en  sont  privés;  c'est  un  ciel  véritable,  dont 
le  soleil  est  chaud,  l'air  doux,  la  clarté  vive. 

Voulez-vous  suivre  mon  doigt  du  regard,  du  haut  de  cette  tour, 
d'où  nous  descendrons  ensuite  povu-  visiter  ,  a  l'heure  de  la  prise 
des  cendres ,  le  caveau  de  la  Vierge  noire? 

Regardez  d'abord  cet  étranger  qui  s'avance  jusqu'au  rivage  du 
port,  les  bras  croisés,  la  tête  pensive -,  Ta,  arrêté  dans  sa  course  de 
par-delà  le  Rhin  peut-être ,  par  l'eau  salée  qui  vient  mouiller  sa 
chaussure  poudreuse.  Il  soupire,  jette,  désespéré,  son  bâton  sur  la 
vague  de  la  grève ,  et  attend  la  nuit  pour  se  noyer. 

Vernet  a  peint  dans  sa  collection  des  ports  de  France  celui  de 
Marseille  ;  mais  il  n'a  rendu  avec  quelque  vérité  que  certains  dé- 
tails matériels  d'architecture  navale  qui  n'existent  plus  aujour- 
d'hui. Il  n'a  pas  su  fixer  sur  la  toile,  par  impuissance  de  son  art, 
ce  qui  caractérise  essentiellement  la  physionomie  de  la  grande  cité 
méridionale,  du  Paris  de  la  Méditerranée  :  le  bruit  et  l'odeur.  Les 
hommes  se  reconnaissent  a  la  forme;  les  villes  maritimes,  k  l'odeur 
et  au  bruit.  Où  entendre,  confondus  dans  un  ensemble  constant , 
comme  à  Marseille,  sans  interruption  durant  le  jour  et  pendant 
l'année ,  le  cri  de  la  corde  sèche  dans  la  poulie ,  le  cri  de  l'oiseau 
de  mer  planant  sur  le  bassin,  le  bruit  d'airain  des  planches  mé- 
talliques qu'on  cloue  au  vaisseau,  celui  du  marteau  sur  l'enclume, 
celui  de  la  hache  dans  le  chêne,  celui  des  matelots,  les  mille 
voix  des  rameurs  se  bêlant  sur  une  bouée  ;  par-dessus  tous  ces 
bruits ,  les  cloches ,  et  celles  des  vaisseaux ,  et  celles  de  la  ville  ; 
par-dessus  les  cloches,  le  murmure  du  vent  du  nord?  On  la  re- 
connaît aussi  k  ses  odeurs ,  et  chaque  odeur  est  un  pays  dont  elle 
évoque  le  nom  pour  qui  la  respire.  Foulez  ses  quais;  ces  bou- 
caux  de  riz,  a  l'exhalaison  végétale ,  ne  vous  représentent  -  ils  pas 
les  champs  de  la  Caroline?  ce  sucre  jaune,  la  Martinique  et  ses 
sucreries?  ces  coffres  de  cannelle,  Ceylan?  Ces  barriques  d'huile,  les 
oliviers  de  la  Canée?  L'amc  se  laisse  conduire  par  des  rayons  et 


des  parfums.  On  peut  connaître  Tlnde  sans  y  être  jamais  allé;  l'o- 
dorat, qui  vous  y  mène,  est  un  sens  bien  plus  aimant  que  la  vue. 
Marseille  est  la  synthèse  odorante  du  monde. 

Au  pied  de  cette  tour,  ne  voyez-vous  pas  maintenant  une 
large  vallée ,  et  dans  cette  vallée  quelques  hommes  fixant  dans 
la  direction  de  l'horizon,  sur  des  assises  de  chêne  j  une  pièce  de 
bois  d'où  ils  élèvent  de  distance  en  distance,  tandis  que  nous 
causons,  des  vertèbres  et  des  côtes ,  jusqu'à  ce  que  ces  côtes  et  ces 
vertèbres  réunies,  plus  nombreuses,  offrent  parleur  savante  anato- 
mie  l'aspect  d'un  cachalot  dépouillé  de  ses  chairs  ?  C'est  un  vais- 
seau en  construction.  D'autres  ouvriers  viennent  clouer  a  ses  flancs 
d'épais  bordages  en  bois  du  Nord ,  qu'on  arrondit  au  feu  comme 
des  rubans.  Ces  rubans  sont  retenus  par  des  clous  de  six  pieds. 
Sous  vous  la  clouterie.  Ces  cyclopes  de  suie  au  bras  de  fonte ,  au 
tablier  gras,  qui  forgent  ou  fondent  ces  clous,  ont  aussi  des  vais 
seaux  sur  les  mers  océanes  :  leurs  clous  leur  ont  valu  des  vais- 
seaux ;  leur  première  mise  de  fonds  est  un  clou.  Le  chanvre ,  en 
longues  charpies ,  pénètre  partout  dans  les  épaisseurs  du  vaisseau 
oii  l'air  pourrait  se  faire  jour.  La  précaution  est  bonne.  Sur  une 
fente  de  quatre-vingts  pieds  de  longueur,  si  une  ouverture  grande 
comme  le  trou  d'une  petite  vrille  se  faisait,  le  vaisseau,  coque  et 
gréemens ,  descendrait  comme  une  ligne  de  plomb ,  en  quelques 
heures,  au  fond  de  l'eau.  Ce  chanvre  se  diu'cit  sous  un  enduit 
de  goudron.  Vous  voyez  d'ici ,  car  d'ici  nous  voyons  tout,  fumer 
les  chaudières  dans  lesquelles  le  goudron  bout  ;  où ,  depuis  le 
point  du  jour  jusqu'à  la  nuit,  il  est  en  fusion.  Chaque  vaisseau  v 
puise  comme  a  une  gamelle  commune  ;  chaque  nation  y  plonge 
une  éponge  ou  un  pinceau.  Ouvrez  vos  sens  a  cette  divine  fimiée 
rousse,  parfum  des  peuples  commerciaux.  Le  ciel  en  est  obscurci; 
il  sera  plus  bleu  après  de  toute  cette  souillure.  Le  soleil  et  le  ven' 
criblent  et  balaient  ces  taches;  le  ciel  redevient  net. 

Le  vaisseau  est  goudronné ,  le  grand  vaisseau  qui  contient, 
mille  balles  de  laine  de  New -York  ,  six  cents  barriques  de  vin 
trente  personnes  d'équipage,  cinquante  passagers.  Eh  bien!  qu'un 
enfant  ôte  cette  cheville  de  bois ,  et,  saluant  à  droite  et  a  gauche 

TOME  XIV.     FÉVRIER.  ly 


l/|()  REVUE    DE    PARIS. 

comme  au  éléphant,  le  vaisseau  ira  triomphant  a  la  mer,  et  i'I 
semblera  s'y  rafraîchir  de  tout  le  feu  qu'ont  subi  ses  flancs  pen- 
dant qu'on  le  fabriquait  ;  il  se  posera  au  milieu  de  la  vaste  écume 
([u'il  aura  soidevée  sous  ses  nageoires,  et  puis,  tranquille,  de  ni- 
veau, fatigué  de  sa  course,  le  mastodonte  de  chêne  s'appellera 
r Aimable  Rose  ou  l'Heureuse  Amélie;  car  désormais  il  a  une 
soeur  ou  une  mère  de  ce  nom  ;  il  a  une  famille  :  il  existe. 

Nous  sommes  bien  placés  ici  pour  étudier  le  mécanisme  au 
moyen  duquel  un  mât  de  cent  pieds  est  soulevé ,  mis  a  pic  et  des- 
cendu dans  le  vaisseau ,  qui  a  pris  rang  dans  le  port.  Ce  mât ,  arbre 
entier,  droit  et  uni ,  arrive  de  la  Russie;  il  a  été  lancé  sur  les 
glaces ,  dans  la  Baltique  ;  il  a  traversé  la  mer  du  Nord ,  l'Océan 
et  la  Méditerranée;  il  n'est  pas  venu  tout  seul  :  la  forêt  a  suivi 
l'arbre;  la  forêt  entière  est  ici  sous  nos  yeux;  au  lieu  d'être  de- 
bout, elle  est  couchée.  Ce  vaste  bassin  contient  des  bois  de  mâture 
pour  mille  armemens.  Que  de  tempêtes  promises  a  ces  mâts  de 
toutes  dimensions,  sur  lesquels  des  enfans  s'amusent  comme  sur 
les  roseaux  d'une  mare  ! 

Les  mâts  sont  a  leur  place;  c'est  déjà  prêt.  Aux  mâts  il  faut  des 
voiles  et  des  cordes.  De  l'autre  côté  de  la  rive,  examinez  cette 
ligne  de  maisons  qu'on  dirait  h  l'ancre,  tant  elles  touchent  de  près 
la  rive.  N'apercevez-vous  pas  des  places  blanches  comme  du  linge 
au  séchoir,  et  des  mouvemens  courant  sur  ces  taches?  Je  vous  ai 
désigné  les  magasins  de  voilures ,  où  des  milliers  de  femmes  aux 
doigts  armés  d'un  dé  en  fer  et  d'une  aiguille  d'un  pied  de  long 
cousent  la  toile  taillée  en  brigantine  ou  en  foc.  Ainsi,  nous  avons 
vu  le  vaisseau  dans  un  hangar ,  les  mâts  dans  un  bassin ,  les  toiles 
dans  des  boutiques.  Singularité  :  chaque  industrie  s'exerce  a  part. 
Chaque  métier  a  sa  science  indépendante.  Car  tous  ces  gens-la  qui 
édifient  si  merveilleusement  pièce  a  pièce  le  phénomène  d'un 
vaisseau,  n'en  connaissent  que  certaines  parties;  il  y  a  plus,  c'est 
qu'ils  ne  sont  pas  marins;  "a  certains  égards,  ils  ne  sont  que  tail- 
leurs, peintres  et  menuisiers;  la  pensée  du  marin  seule  relie  ces 
choses  éparses,  pour  en  être  l'ame;  par  lui  le  bois  marche,  par 
lui  la  voile  respire,  les  vergues  vont  saisir  le  vent. 


REVUE    DE    PARIS.  I  ^J 

Si  sur  l'autie  rive  on  taille  les  voiles ,  sur  celle  où  nous  som- 
mes on  fait  les  cordes,  nerfs  du  vaisseau.  Tournons  -  nous. 
Poignée  à  poignée,  regardez  le  chanvre  qu'on  sort  du  grenier; 
une  main  le  tend,  une  roue  de  gayac  le  saisit,  le  tord  ;  il  est  déjà 
tordu;  il  retiendrait  bien  une  coquille  de  noix  sans  casser;  mais 
il  s'envole  ailleurs,  il  est  joint  k  un  autre  cordon;  il  est  corde; 
bâtez-vous  de  la  couper  si  vous  voulez  étayer  vos  mâts  et  armer 
vos  vergues  de  drisses  ;  sin*on,  la  corde  unie  â  la  corde,  l'aussière 
a  l'aussière,  serpentant  Tune  sur  l'autre,  en  deux  tours  de  roue, 
et  la  roue  ne  s'arrête  pas ,  vont  reparaître  tressées  en  grelin ,  corde 
épaisse  comme  le  bi-as;  dans  quelques  minutes  le  grelin  sera  câ- 
ble, un  câble  énorme,  capable  de  retenir  un  vaisseau  au  milieu 
des  brisans,  par  l'ouragan  des  équinoxes  qui  soulève  la  mer  et  dé- 
chire le  ciel  ;  mais  le  câble  est  a  bord  du  vaisseau ,  roulé  en  spi- 
rale, et  déjà  son  ancre   se  forge. 

Entendez-vous  la  forge  ?  elle  luit  la-bas  dans  ces  cavités  ardentes, 
le  grincement  monte  jusqu'à  nous.  Ces  hommes  noirs  qui  se  bais- 
sent ,  ramassent  des  poignées  de  vieux  fer  ;  ces  hommes  noirs  qui 
soufflent,  le  font  rougir  et  le  pétrissent;  ces  hommes  noirs  dont 
nous  ne  distinguons  que  le  dos  en  sueur ,  le  découpent  comme  du 
papier.  Ceux-ci  façonnent  des  ancres,  ceux-là  coulent  des  canons, 
qui  roulent  enflammés  jusqu'à  la  mer,  oii  ils  s'éteignent.  Mais 
notre  ancre  est  forgée. 

Tout  est  prêt  maintenant  :  chaque  industrie  a  mis  la  dernière 
main  au  vaisseau  ,  toutes  en  ont  vécu,  toutes  en  vivront;  le  char- 
pentier, le  négociant,  le  forgeron  qui  l'a  prémuni  contre  la  tem- 
pête ,  et  l'assureur  qui  garantit  l'œuvre  du  forgeron  et  en  répond 
contre  la  destinée.  Pour  Marseille,  chaque  vaisseau  est  l'Arche, 
car  tous  ses  habitans  y  ont  un  espoir  embarqué. 

Admirable  création  des  hommes  ,  adieu  !  Le  vaisseau  neuf 
va  partir,  il  partira  au  soleil  levé,  quand  la  brise  sera  fraîche  et 
viendra  de  la  terre.  La  brise  souffle,  et  le  soleil  est  rouge  :  il  part. 
Comme  il  glisse,  voyez!  au  pied  de  ces  tours,  de  celle  où  nous 
sommes  qu'il  salue  avec  le  canon  ,  auquel  la  cloche  répond  ; 
respect   ici,  bénédiction  la-bas.  Voila  l'œuvre  du  voilier  et  du 

10. 


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â^ 


I   |S 


REVUE    DE    PARIS. 


forgeron!  ou  plutôt  l'œuvre  puissante,  progressive,  immortelle 
de  l'industrie  et  du  commerce.  Et  cet  homme  qui  attendait  la 
nuit  pour  se  noyer,  vous  l'avez  deviné,  c'est  le  commerce.  Des- 
cendu nu  et  pauvre  avec  un  bâton,  il  monte  au  vaisseau,  s'aven- 
ture, ose,  travaille,  souffre,  pense  ,  ne  se  décourage  pas,  aborde 
avec  lui  tous  les  rivages ,  échange  une  idée  pour  une  plume  d'au- 
truche en  Afrique,  vend  la  plume  d'autruche  aux  Cafres  pour 
un  peu  de  poudre  d'or,  échange,  "a  l^inq  cents  lieues  de  la, 
la  poudre  d'or  pour  un  sac  de  perles ,  porte  ses  perles  à 
Java  et  y  reçoit  en  retour  cent  tonneaux  de  poivre;  revient 
avec  ses  tonneaux,  riche  du  monde  qu'il  sait,  des  langues 
qu'il  a  apprises,  rentre  au  port  sur  un  vaisseau  a  lui,  dont 
il  est  maître  après  Dieu,  jette  l'ancre,  et,  considéré  de  tous, 
il  monte  les  escaliers  de  maibre  de  la  Bourse,  capitole  de  la 
fortune. 

On  prétend  que  l'intercession  de  la  Vierge  noire  était  autrefois 
pour  beaucoup  dans  ces  prospérités  acquises  sur  les  rives  étran- 
gères parles  Marseillais.  Allons  la  saluer  dans  son  caveau  sombre 
et  humide.  D'ailleurs,  je  vous  l'ai  dit ,  reconnaissance  ou  respect, 
le  mercredi  des  cendres  est  le  jour  de  l'année  où  l'on  se  souvient 
encore  d'elle. 

Elle  n'est  plus  riche;  sa  rivale,  Notre-Dame-de-la-Garde ,  l'a 
saintement  dépouillée  des  poissons  d'argent,  des  petits  vaisseaux 
votifs  en  vermeil,  des  œufs  d'autruche,  des  ancres  marines  en  dia- 
mant, dont  elle  aimait  a  se  parer  jadis;  seulement  elle  est  restée 
bonne  et  noire  dans  le  malheur.  L'obscurité  de  sa  retraite  n'est 
réjouie  que  par  une  bougie  verte  qui  brûle  à  ses  pieds ,  funèbre 
lueur  qui  éclaira,  il  y  a  quelque  cinquante  aiis,  une  scène  dont  la 
tradition  a  conservé  la  terrible  moralité. 

Le  carnaval  finissait ,  il  était  fini  même.  Minuit  avait  sonné  à 
Saint- Victor;  l'abbaye  était  en  prières;  repentans  de  leurs  folies 
de  la  veille ,  les  fidèles  s'humiliaient  a  deux  genoux ,  dans  le  ca- 
veau, pour  recevoir  la  cendre  qui  fait  souvenir  d'où  l'on  vient  et 
rappelle  où  l'on  ira.  La  sinistre  bougie  verte  promenait  sa  lueur 
sur  des  visages  blêmes  de  fatigue  et  de  contrition.  La  moins  morte 


RKVUE    DE    PARIS.  I    |() 

de  tous  était  la  Vierge  noire  de  Saint-N  ictor.  De  son  doigt  funé- 
raire le  prêtre  touchait  les  vivans  avec  la  poudre  des  morts.  Folie 
ou  sacrilège,  parmi  ces  personnages  il  en  était  un  qui  était  resté 
masqué.  La  Vierge  noire  semblait  le  regarder  et  porter  sa  lueur 
verte  sur  lui,  sur  le  carton  jaune  et  hideux  qui  le  comprimait.  Potn- 
le  sauver  de  la  damnation  éternelle,  elle  inspira  a  quelques  gens 
pieux  ridée  de  lui  dire  combien  cela  était  mal  et  dangereux.  11  ré- 
sista, et  on  entendit  même  un  ricanement  odieux  derrière  le  masque. 
S'étant  approché  pour  lui  effleurer  le  front,  le  prêtre  recula  de 
terreur;  il  dit  a  l'impie  d'ôter  le  masque  :  un  signe  négatif  ré- 
pondit. Alors  le  prêtre  imprima  sur  le  carton  athée ,  au  milieu  de 
l'effroi  général,  la  cendre  qu'il  destinait  au  visage  du  chrétien- 
La  ne  s'arrête  pas  la  tradition. 

Au  sortir  de  l'église,  quand  le  libertin  chercha,  dans  son  trouble, 
à  retirer  sou  masque  pour  respirer  plus  librement,  une  force  in- 
vincible, un  ciment  qui  faisait  corps  avec  la  peau,  l'avait  collé 
au  visage.  Ses  efforts  furent  vains;  ses  doigts  se  fatiguèrent  a  cette 
tâche  ;  ils  se  crispèrent  contre  cette  surface  glissante,  ils  eurent  du 
sang  :  le  masque  resta  ;  il  s'était  fait  chair.  Et  cet  homme ,  con- 
damné a  ne  plus  voir,  "a  ne  plus  sentir,  a  ne  plus  respirer  qu'a  tra- 
vers ce  visage  de  quelque  monstre;  condanmé  a  un  éternel  traves- 
tissement et  a  un  carnaval  dont  il  devait  traîner  le  supplice  a  table 
et  au  lit,  triste  ou  souffrant,  devint  fou,  et  il  mourut  déchiré  par 
ses  propres  ongles. 


A  propos  du  carnaval,  dont  l'ivresse  remplit  Paris  et  demande 
une  place  k  toutes  nos  préoccupations,  nous  avons  écrit  ces  quel- 
ques lignes  très-imparfaites  sur  un  pays  que  nous  aimons.  Un  pré- 
texte frivole  a  servi  d'occasion  a  un  épanchement  vrai.  Nous  se- 
rions désolé  du  ton  de  légèreté  qu'il  nous  a  fallu  piendre  dans  le 
cours  de  cet  article,  si  le  véritable  motif  qui  ik)us  l'a  dicté  n'é- 
tait pas  compris.  Ce  n'est  pas  quand  un  fléau  terrible  éclaircit  les 
rangs  de  nos  amis  et  leur  fait ,  a  eux  aussi  ,  un  masque  livide ,  que 
nous  aurions  l'insouciance  coupable  d'être  possédé  par  un  autre 


i:)0  REVUE    DE    PARIS. 

sentiment  que  celui  d'une  tristesse  profonde.  Allez  au  bal,  vous 
autres,  car  vous  avez  eu  aussi  les  mêmes  douleurs;  allez ,  le  cœur 
gai,  les  mains  pleines  de  fleurs,  aux  samedis  fabuleux  de  M.  Mira  ; 
mais  pour  nous  qui  ne  sommes  pas  d'ici ,  —  pas  de  bal ,  point  de 
fêtes. — Prions. 


Léon  Goxlan. 


CHRONIQUE. 


M.  Drouineaii  se  meurt!  M.  Drouineau  est  mort  !  Un  jour  cette  ru- 
meur se  répand  dans  Paris,  et  ce  jour-là  le  maréchal  Lobau  assiste ,  comme 
d'habitude,  à  la  parade  des  Tuileries j  le  ]:)Ourdon  de  Notre-Dame  reste 
muet,  les  théâtres  ne  sont  pas  fermes,  des  courriers  ne  sont  pas  expe'diës  sur 
les  routes  de  Londres  et  de  Pétersbourg ,  pas  un  pigeon  n'est  lâche'  pour  en 
porter  la  nouvelle  à  Anvers  I  Les  amis  de  M.  Drouineau  pleurent  sa  mort, 
et  c'est  bien  légitime.  On  peut  avoir  e'crit  des  romans  assez  mauvais  ,  et  en 
assez  grand  nombre  ,  s'être  livré  aux  nébulosités  d'un  néochristianisme  , 
avoir  trempé  dans  la  rédaction  du  Constitutionnel  ,  journal  des  com- 
merces politiques  et  littéraires ,  de  M.  Etienne,  puis,  quand  Dieu  vous 
appelle  à  lui ,  passer  sans  bruit  comme  une  étoile  qui  file. 

Néanmoins  la  gent  littéraire  ne  laisse  pas  ainsi  mourir  un  des  siens  sans 
jeter  les  hauts  cris,  sans  injurier  le  sort  qui  vient  frapper  à  plaisir  nos 
jeunes  gloires  (il  y  a  en  France  cent  mille  jeunes  gloires  !)j  il  faut 
apitoyer  cet  indifférent  public  qui  n'est  sensible  qu'aux  impôts j  il  faut 
dire  pourquoi  la  jeune  gloire  a  été  enlevée  aux  lettres  dont  elle  était  l'or- 
nement; il  faut  jeter  des  fleurs  ,  des  couronnes  d'immortelles,  tressées  de 
laurier ,  sur  la  tombe  de  |la  jeune  gloire.  Cette  fois,  c'est  une  jeune  gloire 
qui  a  été  arrêtée  dans  sa  course  par  une  méchanceté  de  M.  Jouslin  de  la 
Salle,  qui,  espérant  plus  d'un  Don  Juan  d'Autriche  de  M.  Casimir 
Delavigne,  a  renvoyé  aux  calendes  grecques  un  autre  Don  Juan  de 
M.  Drouineau.  Un  ami ,  un  de  ces  amis  intimes  qui  ne  voient  leurs  col- 
lègues qu'à  leurs  derniers  momens,  se  charge  d'apprendre  que  M.  Droui- 
neau est  mort  en  chrétien  et  en  homme  de  lettres.  «  Rien  ne  peut  tra- 
))  duire  son  attitude  courageuse  à  cet  instant  suprême  et  la  délicatesse 
»  de  ses  dernières  pensées.  J'ai  recueilli  le  dernier  souffle  du  poète ,  je 
))   vous  l'apporte.  » 

La  commission  des  auteurs  dramatiques  s'est  donc  reunie  pour  pleurer 


1  ■)  >.  HEVUK     UK    l'AKIS. 

le  jnembre  défunt.  M.  Casimir  Dclavigne  ,  honnête  homme  ,  s'il  en  fut  a 
tant  ])lciirë  qu'il  a  sacrifie  son  Don  Juan  ,  et  exige  la  priorité  pour  celui 
de  M.  Drouineau.  La  Comédie-Française  a  pleuré  sur  cette  dure  néces- 
sité, et  pendant  trois  jours  M.  Etienne  a  très-mal  joué  aux  dominos.  Que 
h  terre  lui  soit  légère  I  jusque-là  le  métier  d'auteur  mort  réussissait  assez 
à  M.  Drouineau  ;  mais  les  pleurs  de  la  commission  dramatique,  les  larmes 
de  M.  Delavigne,  les  gémissemens  de  la  Comédie-Française,  les  distrac- 
tions de  M.  Etienne,  qui  mettait  un  double  six  à  côté  du  double  zéro, 
tout  cela  ne  faisait  pas  le  compte  de  la  jeune  gloire  si  tôt  moissonnée  ;  c'é- 
tait de  la  nécrologie  qu'il  lui  fallait  ;  la  nécrologie  ,  cette  industrie  oisive, 
curieuse ,  inopportune ,  bavarde  et  indiscrète ,  qui  analyse  les  rois  et  les 
comédiens ,  qui  vit  de  princes  allemands  et  de  souffleurs  de  théâtre  ,  la 
nécrologie  négligeait  Drouineau  ,  dont  le  nom  ,  dépouillé  du  monsieur, 
appartenait  désormais  à  l'histoire. 

Deux  mois  s'étant  passés ,  et  l'article  nécrologique  n'affluant  pas  ,  une 
autre  rumeur  se  répandit  dans  Paris  :  feu  M.  Drouineau  vit  encore.  En- 
nuyé de  faire  le  mort ,  il  joue  au  revenant ,  et  cette  incroyable  lettre  paraît 
dans  tous  les  journaux  ,  même  dans  le  Constitutionnel  ,  qui  serre  ufl 
peu  ses  annonces  de  racahout  pour  lui  donner  place. 

«  Ln  Rochelle,  29  janvier  1835. 
»  Monsieur, 

»  Je  me  trouve  fort  heureux  de  pouvoir  détruire  par  quelques  lignes 
les  Ijruits  qui  ont  couru  relativement  à  ma  mort  présumée.  Je  me  suis  ré- 
fugié dans  une  solitude  où  je  m'efforce  d'oublier  des  chagrins  que  m'ont 
suscités  mes  écrits.  Des  travaux  étrangers  au  théâtre  ne  m'avaient  pas  per- 
mis de  songer  à  mon  drame  de  don  Juan  d'Autriche  ;  mais  je  suis  charmé 
d'avoir  l'occasion  de  remercier  vivement  MM.  les  membres  de  la  commis- 
sion des  aut€urs  dramatiques ,  et  en  particulier  M.  Casimir  Delavigne  de 
leur  bienveillance  pour  un  confrère  absent ,  qui  sait  garder  souvenir  des 
services  qui  lui  sont  rendus.  Les  intentions  de  la  Comédie-Française  me 
sont  précieuses ,  et  j'espère  pouvoir  en  profiter.  G.  Drouineau.  » 

Nous  ne  ferons  pas  observer  que  cette  lettre  est  à  peine  écrite  en  français  : 
il  est  permis  aux  fantômes  d'oublier  la  syntaxe;  il  faut  s'attacher  seule- 
ment aux  charmantes  intentions  qu'elle  renferme ,  et  la  considérer  comme 
l'expression  de  senlimens  éprouvés  dans  la  tombe  ;  ma  foi ,  les  spectres 
sont  bien  doucereux  et  l>icn  malins. 

M.  Diouineau  (qui  i éprend  désormais  le  monsieur)  est  heureux  de  dé- 
mentir le  hruil  de  sa  mnrl.  Heureux  ?  —  Je  le  crois,  on  le  serait  à  moins; 
et  tikhc  d'oublier  des  chagrins  que  lui  ont  suscités  ses  écrits  ;  ces  cha, 


RKVUK    DK    PARIS.  IJ.^ 

grins  ,  nous  ne  les  connaissons  pas.  A  moins  que  ce  ne  soient  ces  intermi- 
nables querelles  que  vouS  apporte  la  mauvaise  luimeur  d'un  libraire  en- 
combre d'exemplaires  non  vendus.  Les  travaux  étrangers  au  théâtre! 
tout  le  monde  sait  qu'il  s'agit  là  du  néochristianisme  dont  la  propagation 
était  confiée  à  l'apostolat  du  pseudo-feu  M.  Drouineau.  Ce  bon  revenant 
se  propose,  dit-il  dans  son  langage  tumulaire,  de  remercier  les  auteurs  drama- 
tiques et  M.  Casimir  Delavigne.  J'engage  d'abord  ces  messieurs  à  se  signer 
trois  fois  quand  ces  remercicmens  viendront  frapper  à  leur  porte.  Jusque-là 
on  peut  dire  encore  de  M.  Drouineau  :  Les  esprits  dont  on  nous  fait  peur 
sont  les  meilleures  gens  du  monde.  Mais  voici  venir  la  malice  ;  Les  in  ■ 
tentions  de  la  Comédie-Française  sont  précieuses  à  M.  Drouineau  . 
et  il  espère  pouvoir  en  profiter ,  c'est-à-dire  qu'il  jouira,  revenant,  feu 
follet,  fantôme  qu'il  est,  du  tour  de  faveur  accorde'  à  son  ombre,  à  sa 
jeune  gloire  si  tôt  moissonne'e  :  pas  si  bcte  pour  un  mort  !  On  prétend  que 
M.  Casimir  Delavigne  lui  dira  :  «  Monsieur,  votre  mort  m'a  fait  pleurer  ; 
votre  résurrection  me  fait  rire;  reprenez  votre  linceul,  ou  je  reprends  mon 
tour. 

Au  reste,  la  Comédie-Française  a  bien  d'autres  affaires  sur  les  bras;  si 
elle  est  obligée  de  tenir  envers  M.  Drouineau  ,  revenant ,  la  parole  chevale 
resque  qu'elle  a  donnée  à  M,  Drouineau  mort,  elle  n'en  a  pas  moins  à  ses 
trousses  un  auteur  bien  vivant,  bien  remuant,  qui  n'a  pas  recours  aux  sub- 
terfuges du  tombeau  ,  mais  qui  marche  bien  en  règle  avec  huissiers , 
agréés  et  gens  de  loi.  S'il  avait  connu  le  procédé  Di'ouineau,  M.  Emile 
Vanderburck  aurait  essayé  peut-être  aussi  de  faire  le  mort  pour  obtenir  la 
représentation  de  son  Jacques  ii;  mais  les  bonnes  idées  ne  viennent  pas  à 
tout  le  monde  ;  et  M.  Vanderburck  a  prosaïquement  assigné  M.  Jouslin 
de  La  Salle  devant  le  tribunal  de  commerce. 

Un  fait  a  été  révélé  à  l'audience ,  au  milieu  des  plaidoiries  de  ces 
hommes  à  petit  collet  qu'on  nomme  agréés,  et  à  travers  les  interruptions 
acres  et  plaisantes  de  l'auteur  poursuivant  :  à  saA'^oir  que  la  Comédie-Fran- 
çaise a  reçu  depuis  trente  ans  un  si  grandnorabrede  pièces  qu'elle  en  avait 
en  arrière  cent  cinquante  qu'il  faudrait  jouer  sur  les  poursuites  des  auteurs  ; 
(jue  le  Richelieu  de  M-  Lemercier,  dont  l'admission  remonte  à  vingt  ans  ; 
que  le  Chatterton,  de  M.  de  Vigny  ,  un  drame  de  M.  Victor  Hugo  ,  et 
enfin  le  don  Juan  d'Autuiche  de  M.  Drouineau  ,  devaient  avoir  le  pas 
sur  Jacques  ii. 

M.  Vanderburck  a  répliqué  que  ce  que  voulait  M.  Jouslin  de  Lasallc , 
c'était  de  gagner  l'été  pour  étouffer  son  drame  dans  les  chaleurs. 

Ce  dernier  trait  a  tellement  touché  le  tribunal  consulaire  ;  il  a  jnis  tel- 
lement en  pitié  le  pauvre  Jacques  ii,  que  M.  Jouslin  de  Lasallc  veut 
asphyxier,  sien  le  laisse  l'aiiT  ,  qu'il  a  coiidaumé  la  Coinédie-Françaisc  à. 


lî)i\  REVUE    DE    PARIS. 

représenter  Jacques  ii  dans  le  délai  de  deux  mois ,  sinon  de  payer  100  l'r. 
par  chaque  jour  de  retard. 

Voilà  Jacques  ii  échappé  aux  horreurs  de  la  canicule;  il  n'a  plus  à 
craindre  que  les  giboulées. 

—  Les  habitués  de  notre  élégant  Théâtre-Italien  ont  remarqué  la  pré- 
sence assidue  d'une  dame  qui  se  passionne  pour  tous  les  succès  de  cette 
scène  musicale.  Favorisée  par  la  nature  d'une  voix  splendide  ,  et  douée 
d'un  talent  de  premier  ordre ,  elle  ne  porte  pas  aux  représentations  de 
MosÈ  et  d'I  PuRiTANi  un  enthousiasme  de  convention  ,  une  admiration  de 
mode.  L'exécution  d'un  bel  opéra  est  pour  elle  un  objet  d'étude ,  une 
jouissance  d'artiste;  aussi  les  plus  célèbres  chanteurs,  M"*  Sontag , 
M""'  Malibran ,  M"*"  Grisi ,  Garcia  ,  Rubini ,  Tamburini  ,  Lablache  ,  ont 
brigué  l'honneur  de  lui  être  présentés;  et  leurs  talens  éprouvés  par  les 
luttes  de  la  scène  n'ont  pas  fait  pâlir  le  talent  de  l'amateur  dans  les  brillans 
concerts  qui  les  réunissaient. 

Samedi  dernier  ,  M"'"  la  comtesse  Merlin  ,  car  c'est  d'elle  que  nous  par- 
lons ,  a  donné  une  grande  soirée,  où  se  sont  rencontrés  les  premiers  chan- 
teurs de  la  salle  Favart  et  l'élite  de  la  société  de  Paris;  la  plus  étourdis- 
sante, la  plus  merveilleuse  musique  ,  a  rempli  une  grande  partie  de  cette 
fête ,  délicatement  ordonnée  ,  remarquable  surtout  -par  le  choix  des  mor- 
ceaux exécutés  :  les  femmes  les  plus  élégantes  ,  des  ministres,  des  person- 
nages diplomatiques ,  M.  le  duc  d'Orléans,  s'étaient  rendus  aux  invitations 
de  M""^  Merlin.  Vers  une  heure  du  matin  ,  les  salons  ont  été  désertés  peu 
à  peu  par  les  jiersonnes  assez  malheureuses  pour  avoir  plusieurs  engagemens 
dans  la  même  soirée.  Alors  a  commencé  un  autre  concert ,  un  concert  sans 
façon  ,  et  l'on  s'est  mis  à  faire  de  la  musique  intime.  Assez  de  jolies  femmes 
encore  ,  entre  autres  M™*^  d'Orsay,  assez  d'auditeurs  jélégans  et  attentifs  , 
entouraient  le  piano,  pour  entendre  M"'*"  Merlin  et  sa  fille  chanter  des  pe- 
tits airs  italiens,  des  boléros  à  plusieurs  voix.  Ces  dames  étaient  secon- 
dées par  l'admiralîle  talent  du  prince  Belj.... ,  cet  aimable  réfugié  italien 
qui  dit  aussi  bien  les  chansonnettes  de  son  pays  que  les  airs  d'OxELLO ,  de 
r.A  Straniera  et  de  Guillaume  Tell  ,  et  qui  charme  nos  salons  par  l'é- 
clat d'une  voix  qui  ferait  la  fortune  d'un  théâtre. 


THEATRE    DU   PALAIS-ROVAL.  LES    DEUX    NOURRICES. LE   FILS  DE 

IRIBOULET. — Quand  vous  voyez  dans  la  rue  deux  lattes  en  croix  se  ba- 
lancoi'  au  bout  d'une  longue  corde,  prenez  garde,  les  couvreurs  sont  là- 
liaut  qui  vous  envoient  des  tuiles  et  des  bricpies;  des  corniches  tout  en- 
tières vont  vous  tomber  sur  la  lèlc;  il  pleut  des  cheminées  :  passez  a» 
lajgc.  Passez  an  large  aussi,  (|ii,nul  le  Palais-Royal  vide  ses  cartons  bour- 


REVUE    DE    PARIS.  1^5 

rés  de  vaudevilles  moisis  ,  rances  ,  gâte's;  c'est  une  infection  qui  désole  le 
quartier.  Toutes  ces  pièces ,  qui  sentent  le  renferme'  comme  le  buffet  d'une 
vieille  femme  avare ,  arrivent  coup  sur  coup  ,  prennent  le  public  à  la  gorge 
et  l'empoisonnent.  Quand  le  Palais -Royal  vide  ses  cartons ,  passez  au 
large  !  car  c'est  le  tlie'àtre  de  miséricorde  ,  c'est  la  dernière  espérance  du 
vaudevilliste  qui ,  ayant  assoupi ,  abruti ,  ennuyé  dix  comités  de  lecture 
par  son  dialogue  d'huissier  et  ses  couplets  de  petit  clerc,  mesure  de  l'œil 
la  hauteur  du  pont  des  Arts,  ou  marchande  un  boisseau  de  charbon.  11  se 
rappelle  alors  qu'il  existe  un  théâtre  bon  garçon  ,  qui  reçoit  tout  ce  qu'on 
bii  apporte  ,  acteurs,  pièces,  musique,  de'cors,  tout,  pourvu  que  ce  soit 
bête,  insipide,  de  mauvais  goût  et  à  bon  marche.  Ces  conditions  étant  fa- 
ciles à  remplir  et  n'excédant  pas  les  forces  du  commun  des  littérateurs  di-a- 
matiqucs ,  il  en  résulte  des  engorgemens  de  répertoire  dont  rentre]n-ise  ne 
peut  se  délivrer  qu'en  se  saignant  deux  ou  trois  fois  dans  une  semaine. 
C'est  une  de  ces  opérations  salutaires  pour  le  théâtre ,  mais  fort  repous- 
santes pour  le  public,  qui  nous  a  valu  ,  à  deux  jourà  d'intervalle,  les 

DEUX  NOURRICES  et   LE  FiLS  DE  TrIBOULET. 

Je  ne  sais  à  quel  préjugé  attrilmer  l'usage  qu'ont  adopté  les  théâtres  de 
réserver  pour  le  carnaval  les  pièces  les  plus  étrangement  niaises.  Je  parle 
en  général ,  car  le  Palais-Royal  n'en  a  guère  d'autre  sorte  à  offrir  dans  tout 
le  cours  de  l'année.  Ce  serait ,  au  contraire ,  le  moment  de  faire  preuve 
d'esprit ,  si  ce  n'était  pas  une  marchandise  trop  rare.  Nos  directeurs  ont  l'air 
de  croire  que  pendant  deux  mois  le  public  se  promène  ,  la  bouche  béante , 
le  front  déridé ,  le  sourire  fixe  sur  les  lèvres  ,  riant  de  tout  comme  un  im- 
bécile. Cependant  le  public  n'éprouve  pas  des  accès  d'hilarité  si  sponta- 
nés ,  de  tels  sentimens  d'indulgence,  qu'il  se  laisse  prendi'e  à  des  parades 
de  la  force  des  Deux  Nourrices.  Il  siffle  très -bien  une  mauvaise  farce 
dont  tout  le  sel  consiste  dans  un  travestissement.  Voyez  le  bel  effort  de  gé- 
nie I  Le  mari  d'une  nourrice  s'habille  lui-même  en  nourrice  pour  venir 
voir  sa  femme  chez  ses  maîtres.  Or  M.  Patouillet ,  apothicaire ,  ami  de  la 
maison ,  vient  de  conseiller  l'expulsion  de  la  nourrice  Marie  ,  parce  qu'elle 
a  résisté  à  ses  efforts  de  séduction.  Il  trouve  parfaitement  à  son  goût 
son  époux  Grimouille ,  qu'il  ne  reconnaît  pas  sous  ses  habits  de  pay- 
sanne bretonne.  Il  lui  propose  la  place  de  nourrice  sur  lieu  ,  et ,  séance  te- 
nante, Grimouille  accepte,  moitié  par  bêtise  ,  moitié  par  malice.  Tous  deux 
restant  seuls ,  Patouillet  entame  le  premier  chapitre  de  ses  galanteries  , 
c'est-à-dire  qu'il  pince  le  bras  de  Grimouille  ,  puis  son  menton  ,  puis  sa 
taille,  A  bas  les  pâtes  I  et  à  l'instant  Patouillet  est  asphyxié  sous  la  grèk' 
de  coups  que  lui  administre  la  virile  nourrice.  Voilà  le  plaisant  et  le  neui'  : 
un  homme  éreinté  par  son  semblable  déguisé  en  femme  ;  et  pour  rendre  la 
farce  plus  délicate,  Alcide  Toiise/, ,  grossissant  sa  voix  faiibourirnne  sous 


l5()  REVUE    DE    PARIS. 

le  l)avolet  (le  Saint-Malo  :  Alcide  Tousez  fait  rire  quelquefois;  tant  mieux 
pour  lui.  11  ne  faut  pas  moins  le  ranger  parmi  les  cinq  à  six  cents  corai- 
rjucs  sans  art,  sans  e'tudc,  qui  e'gaient  la  banlieue,  Paris  et  les  dëparte- 
inens  ,  seulement  avec  un  nez  défectueux  ,  des  yeux  de  travers  ,  de  gros 
pieds ,  des  manches  d'habit  idéalement  courtes ,  un  organe  éraille'  par  le 
rogomme  et  une  grande  affectation  d'idiotisme. 

Des  deux  pièces  que  le  Palais-Royal  nous  a  servies  à  la  hâte,  comme 
font  les  garçons  de  restaurant  pour  des  dominos  qui  viennent  souper ,  je 
]n"e'fèrc  encore  les  Deux  Nourrices  ,  avec  leur  niaise  stupidité' ,  au  Fils 
DE  Trieoulet  ,  orne'  de  pre'tentions  historiques ,  de  langage  local  et  de 
couplets  sans  pointe.  Le  roi  des  ribauds  et  le  fils  de  Tribouletont  fait  un 
pari.  Il  s'agit  de  dissiper  l'ennui  de  François  l":  tous  deux  se  flattenl 
d'y  parvenir. 

Le  roi  des  ribauds ,  d'après  l'avis  d'un  ne'cromancien  ,  veut  faire  endos- 
ser au  roi  la  chemise  d'un  homme  heureux.  Il  trouve  bien  l'homme  ,  mais 
l'homme  n'a  pas  de  chemise.  Est-ce  que  les  chausses  n'auraient  pas  pro- 
duit le  même  effet  ? 

De  son  côté ,  le  fils  de  Triboulet  présente  à  François  P''  la  duchesse  d'É- 
tampes  sous  le  costume  d'une  villageoise.  Le  roi  de  France  s'amuse ,  et  le 
roi  des  Ribauds  est  vaincu.  Ce  vaudeville  appartient  à  la  raison  sociale 
Burat  et  Gogniard  frères,  qui  remplit  l'univers  de  sa  renommée. 

—  BALS  MASQUÉS  DE  l'opÉra.  —  Chacuu  de  ces  bals  attire  une  af- 
fluence  plus  grande.  Par  sa  singularité,  l'affiche  de  samedi  dernier  n'avait 
pas  médiocrement  allumé  la  curiosité  publique.  Une  jeune  fille  en  lote- 
rie !  Quelle  horreur  I  Allons  voir  pourtant.  Mais  l'autox-ité  n'a  permis  de 
rien  voir  ;  et  elle  a  voulu  que  les  choses  eussent  lieu  de  la  manière  suivante. 
Une  roue  est  sortie  du  plancher,  escortée  d'un  enfant  aux  yeux  bandés  et 
d'un  monsieur  en  habit  noir,  la  face  couverte  d'un  masque  noir.  L'enfant 
a  tiré  de  la  roue  le  n"  219  ,  et  le  monsieur  a  pro(;lamé  que  la  jeune  fille 
était  dans  l'instant  même  clouée  dans  le  foyer  ;  car  c'était  une  jeune  fille 
en  peinture  ,  une  tcte  de  Creuze  d'une  bonne  facture ,  et  voilà  tout,  au  lieu 
de  la  houri ,  de  la  bayadère  que  rêvaient  quelques  imaginations  passable- 
ment dépravées ,  il  faut  en  convenir.  Une  pancarte  affichée  à  côté  du  ta- 
])leau  prévenait  le  gagnant  qu'il  serait  libre  de  troquer  sa  capture  conti-e 
un  billet  de  1 ,000  francs.  1 ,000  francs  par  le  prix  courant  des  bayadères 
et  des  sylphides!  La  réalité  aurait  peut-être  valu  moins  que  l'image  ,  mais 
on  l'cùl  préférée. 

Il  nous  faut  pourtant  expliquer  le  prograimue  de  la  surprise  que  l'ad- 
«uinistralion  nous  ménageait ,  au  lieu  de  cette  loterie  honnête  et  pudibonde. 

Après  le  lirage  cbi  numéro  ,  un  monsieur  devait  fendre  la  foule  en  criant  : 


RKVUE    DE    PARIS.  l  J~ 

«  J'ai  gagne!  «  11  devait  pousser  ce  cri  avec  un  accent  particulièrement  co- 
mique, et  se  pre'senter  dans  un  costume  soigneusement  original.  C'e'tait 
Odry.  «  J'ai  gagne'  !  »  répondait  un  second  d'une  voix  nazillardc.  C'e'tait 
Lepeintre  jeune  j  à  quoi  re'pliquait  un  troisième  :  «J'ai  gagne  I  »  C'etiit 
Arnal ,  e'galement  mêlé  à  la  foule  des  spectateurs.  Là-dessus  de'bat ,  que- 
relle, dispute,  lazzis  ,  bons  ou  mauvais  mots.  La  jeune  fille  dcTinitivement 
adjugc'e  à  Odry,  cet  infâme  libertin  s'avançait  vers  elle,  allait  la  saisir  , 
quand  cet  ange  de  beauté  disparaissait  et  faisait  place  à  un  singe  ,  un  chat 
ou  un  chien ,  qui  rendait  la  vie  dure  à  Odry ,  et  finissait  par  lui  e'corcher 
son  nez  triangulaire.  » 

Nous  voudrions  avoir  à  parler  de  l'Ope'ra  sous  d'autres  rapports  que 
celui  de  la  danse  ;  mais  le  moyen  !  Que  nous  reste-t-il  à  dire  du  Phil- 
tre ,  de  LA  RÉVOLTE  AU  SERAIL  ,  ct  dc  LA  TempÊte  ?  Et  si  nous  ne 
disons  rien  dc  la  Tempête  ,  de  la  Révolte  au  sérail  et  du  Philtre  , 
que  dirons-nous  de  l'Opéra  en  lui-même  ? 

Ses  abonnes  ,  rassasie's  de  ces  chefs-d'œuvre ,  commencent  à  se  deman- 
der impatiemment  si  l'on  ne  voit  pas  venir  de  l'horizon  quelque  autre 
chose.  Ce  n'est  pas  qu'on  ose  espe'rer  maintenant  de  la  musique  à  ce  the'â- 
tre  .  après  ce  qu'il  a  fait  du  chant  dans  la  Tentation  ,  et  plus  re'cem- 
ment  encore.  La  musique  n'est-elle  pas  décidément  rele'gue'e  au  second 
plan  ?  Mais  par  grâce,  qu'on  nous  donne  donc  alors  un  peu  de  danse  nou- 
velle et  de  nouveau  spectacle,  et  que  ce  ne  soit  pas  à  perpétuité'  les  mêmes 
tours  de  force  de  M"''  Elssler.  Vienne  quelque  ballet  moins  niaisement 
inepte  que  Natalie  et  la  Révolte  au  sérail  ,  et  où  il  soit  possible  dc 
voir  sans  impatience  M"*^  Taglioni ,  notre  seule  danseuse  I  Vienne  enfin 
l'œuvre  nouvelle  qu'on  est  à  enfanter  depuis  tant  de  mois  ,  et  qui  variera, 
nous  l'espe'rons,  un  peu  le  régime  de  l'immuable  répertoire  de  la  direction. 

Au  surplus ,  il  paraît  que  le  contingent  de  cette  grande  armée  de  la 
Juive  est  presque  au  complet ,  cavalerie  et  infanterie.  On  a  essayé  les  pre- 
mières manœuvres ,  et  il  y  a  eu  déjà  une  répétition  des  armures.  L'em- 
pereur de  la  Juive  aurait,  dit-on,  récemment  passé  en  personne  une  re- 
vue générale  de  ses  troupes  caparaçonnées,  entouré  de  tout  l'ctat-major,  de 
ses  aides-de-camp ,  et  Sa  IMajesté  se  serait  montrée  fort  satisfaite  de  la 
belle  tenue  de  ses  différens  corps.  Nous  verrons  ,  nous,  ce  qu'il  en  faut 
penser ,  dans  peu  de  jours  ;  car  si  l'Opéra  renonce  à  l'art ,  l'art  ne  re- 
nonce pas  à  l'Opéra. 


l58  REVUE    DE    PARIS. 


PUBLICATIONS    NOUVELLES. 


—  Le  Dictionnaire  de  la  Conversation  et  de  la  Lecture  se  dis- 
tingue de  la  foule  des  Dictionnaires.  La  disposition  actuelle  des  esprits  doit 
faire  rechercher  avec  empressement  cette  encyclopédie ,  philosophiquement 
pense'e,  philosophiquement  e'crite ,  et  qui  se  tient  en  dehors  des  passions  po- 
litiques, des  prëjuge's  de  sectes  et  des  intérêts  de  coterie.  Nous  citerons  par- 
rai  les  articles  remarquables  des  A'olumes  parus  :  Académie,  par  M.  Tis- 
sot,  de  l'Académie  5  Duchesse  d'Angoulême,  par  M.  Jules  Janin; 
Beaumarchais,  par  M.  Saint-Marc  Girardin  ;  Bonaparte,  par  M.  de 
Salvandyj  Charlemagne ,  par  M.  Guizot. 

—  Le  bibliophile  Jacob  vient  de  publier  la  suite  de  ses  Soirées  de 
Walïer  Scott,  sous  un  nouveau  titre ,  le  bon  vieux  temps.  L'ouvrage 
forme  deux  volumes  in-S". 

—  M.  de  Barbe'-Marbois  avait  fait  imprimer  à  un  petit  nombre  d'exem- 
plaires, pour  ses  amis,  son  Journal  d'un  Déporte  non  jugej  le  succès 
que  l'ouvrage  a  obtenu  dans  le  monde  a  engage'  deux  libraires  à  en  faire 
une  édition  publique  j  elle  vient  d'être  mise  en  vente. 

—  M.  Fe'lix  Davin  vient  de  publier  chez  le  libraire  Werdet  un  roman 
sous  ce  titre  :  Histoire  d'un  Suicide.  Nous  en  rendrons  compte. 

—  Il  a  manque'  long-temps  au  Commerce  un  recueil  qui  lui  pre'sentât  , 
avec  me'thode  et  de  manière  à  être  facilement  retrouve's ,  tous  les  docu- 
mens,  tous  les  faits  de  natui'e  à  l'intéresser.  Les  Archives  du  Commerce, 
fondées,  en  janvier  1855,  par  M.  Henrichs  ,  attaché  au  ministère  des  af- 
faii'es  étrangères,  nous  paraissent  devoir  compléter  cette  lacune.  Les  né- 
gocians  français  et  étrangers  trouve,  ont,  dans  la  partie  officielle  de  ce  l'e- 
(iieil,  entre  autres  documens  précieux,  les  tarifs  et  réglemens  dédouanes  des 
États-Unis,  de  l'Amérique  centrale,  du  Brésil,  du  Chili,  du  Mexique,  de 
la  Nouvelle-Grenade ,  de  la  Prusse ,  de  la  Belgique ,  du  Portugal  ;  les 
nouvelles  ordonnances  et  circulaires  de  douane ,  modifiant  le  tarif  fran- 
çais, etc.,  etc. 

—  La  libraiiic  médicale  de  Crochard  fils  vient  de  publier  deux  ou- 
vrages qui  s'adressent  aux  gens  du  monde  :  l'un  est  le  Précis  analytique 
DU  Système  de  Lavatek  ;  l'autre,  celui  du  docteur  G. vll.  Les  deux  ou- 
vrages soni  ornés  de  giavurcs  an  trait,  pour  l'explication  des  signes. 


REVUL    DE    PAKIS.  I  D() 

—  Les  petits  traitc's  de  la  Bibliothèque  a  2  sous  chaque  ouvrage,  sont 
d'utiles  publications.  Trente  ont  paru,  et  forment  déjà  une  petite  encyclo- 
pédie qui  contribue  à  populariser  l'instruction. 

—  Une  de  nos  premières  maisons  de  librairie,  celle  de  MM.  Rey  et 
Gravier,  nous  prie  d'annoncer  que  c'est  à  tort  qu'on  a  imprime  dans  un 
prospectus  récemment  publie',  que  l'ouvrage  si  justement  estimé,  et  qui 
a  fait  la  réputation  de  Dupuis,  I'Origine  de  tous  les  Cultes,  man- 
quait au  commerce  de  la  librairie ,  et  était  devenu  rare  et  d'un  prix 
très-élevé. 

MM.  Rey  et  Gravier  sont  pioprietaires  de  plusieurs  centaines  d'exem- 
plaires de  la  belle  édition  de  1822,  la  meilleure  connue  jusqu'à  ce  jour, 
et  à  laquelle  M.  Auguis  ,  aujourd'hui  députe' ,  a  fait  d'importantes  amélio- 
rations. Cette  édition  ,  mise  à  Vindex  sous  la  restauration  ,  n'a  dû  qu'à 
cette  circonstance  le  faible  débit  qu'elle  a  euj  car  ,  loin  de  l'offrir  au  pu- 
blic, il  a  fallu  en  nier  l'existence. 

Aujourd'hui  qu'une  édition  pittoresque  du  même  ouvrage  porte  à  croire 
qu'il  n'existe  plus  d'exemplaires  de  leur  édition,  MM.  Rey  et  Gravier  se 
décident  à  la  publier  par  livraisons  ,  en  en  réduisant  le  prix  total  à 
35  francs  ,  et  en  offrant  gratis  aux  souscripteurs  un  bel  Atlas  dressé  et 
gravé  par  nos  premiers  artistes. 

—  Le  libraire  Mansut  vient  de  publier  la  cinquième  édition  du  Ma- 
nuel des  Aspirans  AU  baccalauréat  Ès-lettres  ,  de  M,  Ponellc;  les 
quatre  premières  éditions  de  cet  ouvrage,  justement  estimé,  ont  été  épui» 
sées  en  peu  de  temps. 

—  Nous  recommandons  à  nos  lecteurs  la  belle  édition  de  I'Histoire  de 
I'Ancien  et  du  Nouveau  Testament  ,  par  Royaumont,  ornée  de  700  gra- 
vures sur  bois  ,  que  publie  l'éditeur  Crunmer. 

—  Pour  faire  suite  à  leur  belle  édition  de  Berquin  ,  les  éditeurs  Astoin 
et  Renduelvont,  dans  quelques  jours,  faire  paraître  les  premières  livraisons 
des  Contes  des  Fées  ,  par  Perrault ,  M""*^  Leprince  de  Beaumont  et  Fé~ 
nelon.  Comme  le  premier  de  ces  ouvrages,  cette  publication  sera  ornée  de 
vignettes  sur  bois,  par  nos  premiers  artistes,  et  exécutée  sur  le  même 
plan . 

—  Les  éditeurs  Fuine ,  Gosselin  et  Perrotin  ,  continuent  avec  un  succès 
qui  s'accroît  tous  les  jours,  leur  belle  édition  des  OEuvres  complètes  de 
W  alter  Scott  ,  )>ar  Défaut  onpret  ,  avec  gravures ,  cartes  et  plans.  Les 
livraisons  XIX  et  XX  ont  paru  cette  semaine. 


ïGo  UKVUK     l)K     PAItlS. 

—  Parini  nos  meilleurs  ouvrages  sur  le  Code  civil ,  nous  signalons  et 
nous  recommandons  l'excellent  traite  de  MM.  Boileux  et  Poncelet ,  ayant 
pour  titre  :  Commentaires  situ  le  Code  civil  ,  et  contenant  l'explication 
de  chaque  article. 

—  Le  libraire  Furue  publie  en  ce  moment,  sur  le  modèle  de  sa  belle 
édition  des  OEuvres  de  M.  de  Chateaubriand ,  une  nouvelle  e'dition  des 
OEuvRES  de  J.-J.  Rousseau  ,  qui  foiinera  quatre  beaux  volumes  in-8",  oi- 
ne's  de  belles  vignettes.  La  collection  ,  divise'e  en  livraisons  à  50  centimes, 
ne  reviendra  ,  complète  ,  qu'à  AO  francs.  Le  même  éditeur  publie ,  en  outre 
et  sur  un  plan  semblable ,  une  autre  édition  des  OEuvres  de  Beaumar- 
chais ,  e'galement  avec  gravures  ,  et  aussi  à  raison  de  50  centimes  la  li- 
vraison. 

—  Parmi  les  publications  à  bon  marché ,  il  faut  distinguer  celles  qui  , 
rédigées  avec  peu  de  prétention  ,  n'ont  pour  but  principal  que  de  répandre 
dans  le  public  des  connaissances  générales  et  variées.  En  restant  dans  cette 
ligne ,  elles  pourront  éveiller  successivement  dans  l'esprit  d'un  grand 
nombre  de  personnes  le  goût  de  la  lecture  et  le  désir  de  s'initier  plus 
promptement  aux  travaux  de  nos  meilleurs  écrivains.  Sous  ce  rapport,  nous 
rappelons  à  l'attention  de  nos  lecteurs  le  Magasin  pittoresque  ,  qui  con- 
tinue à  poursuivre  avec  goût  et  avec  convenance  le  but  annoncé  par  ses 
fondateurs 5  il  se  maintient  à  la  portée  du  plus  gi-and  nombre,  en  abordant 
néanmoins  des  sujets  d'une  importance  réelle  ;  et  tandis  qu'il  se  fait  en- 
tendre des  jeunes  intelligences  que  les  circonstances  de  la  vie  avaient  pri- 
vées d'éducation,  il  invite  les  personnes  graves  et  instruites  à  le  feuilleter 
pour  y  ranimer  leurs  souvenii'S.  Nous  ne  ferons  pas  l'éloge  de  leurs  vi- 
gnettes :  tout  le  monde  les  connaît ,  et  chacun  peut  apprécier  par  lui-même 
l'heureux  emploi  du  crayon  et  du  burin  dans  cette  forme  nouvelle  d'édu- 
cation générale  et  populaire. 

—  Une  nouvelle  édition  de  l'ouvrage  du  général  Foy  sur  la  guerre  de  la 
Péninsule ,  se  publie  maintenant  chez  le  libraire  Houdaille.  Cette  publi- 
cation, ornée  de  gravures  ,  cartes  ,  plans,  etc.,  formera  quatre  volumes 
in-S",  divisés  par  livraisons  à  50  centimes.  Le  public  a,  depuis  long- 
temps ,  reconnu  dans  l'ouvrage  de  l'illustre  orateur  le  talent  dont  l'im- 
pression est  encore  vivante. 

—  Le  nicme  éditeur  vient  aussi  de  publier  une  nouvelle  édition  de  l'ou- 
vrage de  M.  de  Ségur  sur  la  campagne  do  Russie,  dont  on  se  rappelle  le 
])rillant  succès. 


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LE  COMTE  DE  BAGNERES. 


§    1".    —   PARIS. 

Au  dernier  bal  de  M.  d'Ofalia  (ce  bal  eut  lieu  quelques  jours  avant  les 
e'vénemens  de  1 850  ) ,  je  fus  te'moin  d'une  scène  qui  ne  sortira  jamais  de 
ma  mémoire. 

î^ous  e'tions  encore  dans  l'un  des  salons  de  l'ambassade  lorsque  cinq 
heures  du  matin  sonnèrent.  La  fête  avait  été'  magnifique.  Ceux  qui  assis- 
tèrent à  ce  bal  se  souviendront  sans  doute  que  la  cour  de  l'iiôtel  avait  e'té 
transformée  en  salle  de  danse  comme  par  un  coup  de  baguette;  Cice'ri 
l'avait  décorée  des  piliers  moresques  et  des  fruits  de  l'AIbambra.  Des 
nègres  aux  colliers  d'or,  figurés  sur  les  balustres  ,  pareils  aux  nains  em- 
pressés de  Paul  Véronèse  ,  relevaient  en  grimaçant  les  draperies  de  cette 
belle  salle.  Les  citronniers,  plus  blonds  par  la  lueur  des  bougies,  les 
fleurs  ,  les  grenades ,  faisaient  de  te  bal  un  véritable  pasëo  ,  un  jardin  co- 
quet ,  un  grand  parterre  émaillé  des  plus  jolies  femmes  de  la  diplomatie 
française  et  espagnole.  Ces  deux  natures  s'y  ti-ouvaient  partout  confon- 
dues. Ici  l'expression  parisienne  et  indolente  des  belles  comtesses  de  la 
rue  de  Bourbon,  le  turban  sublime  d'HerJjault ,  les  nœuds  à  l'épaule  et 
l'étiquette  élégante  du  faubourg  Saint-Germain  qui  trônait  alors ,  et  qui 
avait  le  pas  sur  la  Banque  ;  plus  loin,  et  par  forme  de  rivalité  galante  les 
suaves  contours  de  vingt  figures  castillanes  brunes  et  dorées  de  chauds  re- 
flets comme  les  fruits  de  ces  arbres  mouvans ,  si  doucement  agités  iiar  les 
brises  de  la  valse  ,  et  sous  lesquels  dansaient ,  aux  gerbes  des  lustres  les 
péris  de  cette  magique  soirée. 

TOME    XIV.       FÉVRIER.  ^^ 


if)).  nKVUF.     DE    PARIS. 

J'aime  à  croire,  pour  icxcuse  de  ceux  qui  rcslaienl ,  cju'aucune  des 
considérations  ordinaires  qui  peuvent  retenir  un  danseur  ou  un  coureur  de 
bals  jusqu'à  cinq  heures  du  matin ,  ne  leur  manquait.  Beaucoup  d'entre 
eux  avaient  sans  doute  de  vagues  amours  à  poursuivre ,  une  contredanse  en 
retard  ,  quelque  jolie  femme  à  reconduire  ,  ou  bien  une  revanche  à  pi'endre 
au  Avhist.  Quelques-uns  soupaient ,  d'autres  causaient  politique.  C'est  une 
chose  triste  qu'un  grand  bal  à  l'agonie!  Lorsque  vous  verrez  l'archet  s'ar- 
rêter, les  mères  jeter  l'e'charpe  au  cou  de  leurs  fdles  ,  et  les  grands  parens 
chercher  leur  claque _,  dites-vous  que  toute  votre  joie  s'en  va!  Alors  une 
inévitable  tristesse  vous  prend  au  cœur,  à  voir  cette  décomposition  subite. 
Adieu  les  galops  promis  ,  les  feuilles  de  came'lias  qui  se  de'tachent ,  et  que 
l'on  ramasse ,  les  romans  d'amour  cre'e's  au  souffle  de  Tolbecque ,  les 
brouilles  charmantes,  les  innocens  rendez-vous!  Adieu  ce  parfum  et  ces 
anges  de  poe'sie!  L'inexorable  grand-père,  qui  survient  alors,  gâte  tout; 
le  grand-père  tue  le  bal,  comme  un  vieux  tyran  de  me'lodrame  ,  d'un  air 
sournois  et  galant.  Une  fois  de'sert ,  le  bal ,  si  joyeux  quelques  heures  aupa- 
ravant ,  vous  épouvante  ;  alors  vous  apparaissent  les  monstrueux  deTîris  du 
souper  iMvagë  par  tant  de  mains ,  ces  cadavres  de  ce'tacees ,  dont  les  arêtes 
formidables  vous  répugnent  à  l'égal  d'un  tableau  trop  A'rai  de  natures 
mortes,  ces  gazons  factices  qui  masquent  à  peine  d'énormes  poêles,  ces 
banquettes  de  velours  à  crépine  d'or  dépeuplées  et  veuves  de  leurs  dan- 
seuses; alors  vous  entendez  le  cliquetis  des  fourchettes  à  l'office,  car 
l'office  dîne  à  son  tour;  les  fontaines  glacées,  où  dort  le  Champagne,  ne 
coulent  plus  que  pour  la  livrée;  les  tables  d'écarté  rassemblent  quelques 
habitués  de  la  maison,  le  cercle  des  joueurs  est  pressé  ,  les  paris  énormes  , 
tant  on  a  hâte  d'en  finir;  car  le  jour,  déjà  bleu,  glisse  à  travers  les  drape- 
ries ,  le  givre  des  fenêtres  se  fond  aux  premiers  rayons  de  l'aube.  Encore 
quelques  heures  ,  et  il  ne  restera  de  ce  grand  bal  qu'un  vague  parfum ,  et 
un  glorieux  article  dans  le  Moniteur! 

Il  n'est  personne  qui ,  s' étant  attardé  jusqu'au  jour  dans  un  raout , 
n'ait  remarqué  la  tristesse  de  ce  contraste.  Dans  le  splendide  hôtel  de 
l'ambassade  d'Espagne  ,  les  sons  de  l'orchestre  venaient  de  s'éteindre  ,  il 
ne  restait  guère  que  douze  joueurs  aux  tables  d'écarté.  Le  major  de 
N...  tenait  les  cartes  en  bâillant,  personne  ne  se  présentait;  le  major  ve- 
nait de  battre  trois  auditeurs  au  conseil  d'état ,  un  colonel  russe  et  un 
député.  Tout  à  coup  un  jeune  homme  se  présenta... 

Rien  qu'à  son  air  gauche  et  à  sa  manière  de  mêler  les  cartes  ,  confus  et 


UEVUE    m:    PARIS.  iG.^ 

rouge,  les  juges  du  camp  reconnurent  bientôt  son  manque  d'babitudej  il 
jouait  vraiment  d'une  manière  impardonnable.  Pour  ma  part ,  je  fus  pris 
d'un  véritable  effroi  en  le  voyant  brouiller  ëtourdimcnt  ses  rois  et  ses 
dames  :  il  allait  en  homme  insensé'  à  ce  jeu  d'escrime  et  de  science.  Cepen- 
dant le  sort  le  favorisa  tellement  qu'il  gagna  cette  partie.  \  int  une  seconde, 
une  troisième ,  une  quatrième  ;  il  passa  enfin  dix-sept  fois.  D'abord  il  n'a- 
vait hasarde'  qu'un  louis,  ensuite  il  avait  double'  cet  enjeu;  maintenant  il 
avait  ses  deux  mains  pleines.  Il  se  leva  en  effet,  et,  à  notre  grande  sur 
prise ,  ramassant  brusquement  sur  le  tapis  sa  poignée  d'or,  en  essuyant  de 
larges  gouttes  de  sueur  qui  perlaient  son  front ,  il  se  leva  sans  avoir  perdu 
et  après  un  jeu  d'atouts  ,  c'est-à-dire  quand  c'eiit  e'te'  à  son  adversaire  de  se 
lever.  Evidemment  il  n'e'tait  connu  d'aucun  des  joueurs.  La  timidité'  de  ce 
jeune  homme  et  son  peu  d'usage  du  monde  e'taient  visibles  :  il  avait  au  plus 
vingt  ans.  Quand  il  eut  ramasse'  précipitamment  ses  pièces  d'or,  il  sortit  bien 
vite ,  et  ne  salua  pas  même  l'assemble'e.  La  seconde  d'après  nous  enten- 
dions les  pièces  rouler  sur  les  marches  de  l'escalier.  «  Prenez ,  prenez 
tout  î  »  avait-il  dit  aux  laquais.  Ceux-ci  ne  se  fixent  pas  re'pe'ter,  et  il  sortit 
comme  un  fou  par  le  péristyle ,  aussi  de'sespe're'  qu'un  homme  qui  aurait 
perdu. 

Véritablement  nous  demeurâmes  hébétés.  Nous  avions  à  peine  remar- 
qué ce  jeune  homme  au  milieu  de  ceux  qui  nous  enloui'aient  j  il  était  venu 
comme  tout  le  monde  et  à  l'heure  de  tout  le  monde ,  c'est-à-dire  sur  les 
dix  heures.  11  portait  un  frac  noir  et  des  gants  blancs;  c'était ,  je  vous 
l'ai  dit,  un  ti'ès-jeune  homme,  de  manières  douces  et  polies.  Moi ,  qui 
l'avais  vu  lever  ses  cartes  ,  j'avais  compris  bien  vite  qu'il  n'était  ni  fils  de 
pair  de  France ,  ce  qui  signifiait  alors  quelque  chose  ,  ni  auditeur  au  con- 
seil d'état ,  ce  qui  n'a  jamais  rien  signifié.  Ce  devait  être  au  plus  un  mo- 
deste étudiant ,  dans  la  poche  duquel  se  trouvait  une  carte  signée  du  pro- 
fesseur Delvincourt;  il  me  souvenait  encore  de  l'avoir  vu  danser  une 
galope  avec  la  marquise  de  M... 

Par  malheur,  il  n'y  avait  là  ni  crâniologiste  ni  médecin  homœopathique 
capable  de  l'examiner;  ce  qui  nous  fit  conclure  naturellement,  et  d'après 
son  action  ,  qu'il  était  fou. 

Dans  un  salon  de  Paris,  il  se  rencontre  rarement  de  pareils  diamts;  le 
jeu ,  ce  grand  théâtre  parisien  qui  enrôle  les  provinciaux ,  les  trouve  le 
plus  souvent  et  d'un  seul  coup  au  niveau  de  sa  hauteur;  l'absence  d'é- 
tudes et  l'inexpérience  de  ces  novices  se  compensent  par  leur  sang-froid. 


l()4  REVUK     DK     PARIS. 

Ici,  au  contraire,  le  jeune  homme  ajiti-parisieti  s'était  trahi.  Evidem- 
ment il  ne  devait  avoir  vécu  qu'en  Sologne;  il  n'avait  joue' qu'au  loto  chez 
un  percepteur  du  Berry,  aussi  lourd  que  ses  moutons.  Comment  expliquer 
sans  cela  une  aussi  brusque  sortie?  Comment  absoudre  de  ce  crime  de 
lèse-politesse  la  conscience  de  ce  joueur  singulier? 

J'allais  me  perdre  dans  un  de'dale  d'hypothèses ,  lorsqu'un  petit 
homme  ,  qui  avait  à  la  lettre  quatre  pieds  cinq  pouces  _,  me  coudoya.  11 
marchait,  bigarre  de  plusieurs  ordres,  dans  son  maillot  de  pygme'ej  on 
m'apprit  que  c'e'tait  un  grand  d'Espagne  de  première  classe.  Ce  titre  ma- 
gnifique contrastait  singulièrement  avec  sa  taille.  Quoi  qu'il  en  soit ,  nous 
liâmes  conversation.  Gil  Blas  est  la  cause  de  mon  amour  respectueux  pour 
les  grands  d'Espagne.  Le  seigneur  (jil  Blas  de  Santillanc  les  a  si  bien  vus; 
il  les  fait  si  doctes  ,  si  èlëgans  ,  si  polis ,  si  charmans  seigneurs  quand  ils 
ne  veulent  plus  être  grands  seigneurs  î  Celui-ci  conquit  donc  mon  amitié'. 

—  Monsieur ,  me  dit-il  en  se  rongeant  les  ongles  d'un  air  méditatif  et 
secouant  son  makouba  sur  l'ordi'e  du  Christ  qu'il  avait  au  côté  gauche, 
pensez-vous  que  ce  jeune  homme  ait  bu  du  punch  ? 

—  Je  vous  avoue  que  je  ne  l'ai  guère  suivi. 

—  A  quoi  attribuez-vous  son  action  ? 

—  Mais ,  je  pense ,  à  sa  libéralité.  Il  aura  voulu  payer  en  grand  les 
valets  de  l'ambassade. 

—  Ce  jeune  homme  n'a  jamais  joué? 

—  Il  est  de  ma  force  ,  c'est-à-dire  qu'il  tient  à  peine  ses  cartes. 

—  J'aime  à  voir  que  vous  ne  lui  faites  pas  l'affront  de  le  soupçonner. 
Puisqu'il  en  est  ainsi ,  monsieur,  je  veux  bien  vous  dire  que  je  le  con- 
nais. J'avais  les  yeux  sur  lui ,  dans  l'angle  même  de  ce  grand  salon, 
oii  j'observe  tout  en  philosophe  ,  c'est-à-dire  en  ambassadeur  émcrite,  car 
à  cette  heure,  c'est,  hélas  !  tout  ce  que  je  suis.  Nous  autres  vieux  diplo- 
mates, c'est  notre  métier  d'étudier.  Ce  jeune  homme,  qui  est  de  Bordeaux, 
habite  depuis  hier  l'étage  d'un  hôtel  voisin  du  mien ,  rue  Saint-Paul;  cet 
étage  il  l'a  fait  gratter,  blanchir  à  la  chaux  et  recrépir  à  ses  frais,  pendant 
huit  grands  jours  ,  avec  autant  de  soin  et  de  précaution  que  s'il  devait  y 
loger  une  maîtresse.  L'autre  nuit ,  je  dictais  quelques  lettres  pour  Barce- 
lone, à  mon  secrétaire,  quand  j'ai  vu  se  projeter  à  la  persionne  deux 
grandes  ombres.  Il  n'habite  donc  pas  seul  son  petit  appartement.  Mainte- 
nant, pourquoi  a-t-il  joué  ce  soir,  et  pourquoi  a-t-il  si  ino])inément  quitte  la 
table  de  jeu?  C'est  là  ,  monsieur,  une  de  ces  énigmes  «Unit  vous  chercheriez 


REVUE    DE    PARIS.  I  ()5 

vainement  la  ciel",  si  je  n'avais  lu  pendant  un  quart  d'heure,  avec  ma 
vieille  expérience  ,  sur  ce  jeune  front.  Cette  expérience  ,  je  vous  la  livre  ; 
elle  ne  m'a  jamais  trompe.  Ce  jeune  homme  est  dans  le  monde  de  Paris  de- 
puis hierj  il  est  venu  à  ce  bal ,  il  a  joué ,  gagné ,  il  a  passé  dix-sept  fois 
devant  des  gens  qui  lui  étaient  inconnus.  Vous  remarquerez  qu'il  a  passé 
ces  dix-sept  parties,  confus  et  rouge  comme  une  cerise.  La  sueur  baignait 
ses  joues ,  et  sous  la  table  ses  genoux  tremblaient.  Plus  les  regards  sem- 
blaient se  fixer  sur  lui,  plus  son  alarme  était  grande;  il  aura  craint  sans 
doute  d'être  flétri  du  nom  de  fripon  dans  la  conscience  des  spectateurs;  son 
bonheur  l'aura  glacé.  Le  vertige,  un  vertige  réel,  eTjlouissant ,  l'aura 
pris.  Je  suis  trop  vieil  enfant  de  ma  nature  et  trop  jaloux  déjuger  vite  les 
hommes,  de  les  fusiller  dans  mon  opinion  ou  de  les  relever  d'un  seul 
coup  ,  pour  vous  cacher  que  je  l'ai  suivi.  Oui,  je  l'ai  suivi  jusqu'au  bas 
de  l'escalier.  En  s'enfuyant  et  en  jetant  l'or  aux  domestiques ,  il  s'est 
écrié  :  Quel  malheur  l  quel  malheur  d^  avoir  gagné  !  Cela  fait,  il  s'est 
jeté  dans  un  fiacre. 

Maintenant ,  continua  mon  interlocuteur  en  tirant  sa  montre ,  je  vous 
quitte  ,  monsieur  ;  il  est  six  heures  ,  et  je  loge  île  Saint-Louis. 

Ce  récit,  ou  plutôt  cette  confidence  du  grand  d'Espagne  en  retraite,  fit 
sur  moi  l'effet  d'une  noble  apologie;  la  nature  timide  et  farouche  de  ce 
jeune  homme  m'intéressa.  Ce  digne  seigneur  d'Espagne  avait  rempli  près 
de  moi  l'office  d'Asmodée ,  j'étais  ce  Cléofas  auquel  on  explique  les  che- 
minées de  Madrid.  Du  premier  coup,  je  m'étais  senti  blessé  au  cœur  pour 
ce  jeune  homme;  j'aurais  tout  donné  pour  être  son  défenseur  et  plaider 
sa  cause.  Je  le  comprenais  donc  enfin  cet  inexplicable  mouvement  de  co- 
lère ,  cette  rage  intime ,  cette  honte  honnête  et  pure  ;  je  voyais  ce  pauvre 
novice  au  milieu  de  vingt  figures  pressées  et  moqueuses  à  cette  table  de 
jeu ,  retournant  sa  première  carte  d'un  air  timide ,  et  comme  si  son  roi 
devait  être  illégitime;  puis,  tout  d'un  coup  favorisé  du  hasard  ,  à  l'égal 
d'un  vieux  joueur  poussé  par  ee  qu'on  nomme  la  veine ,  libre  de  saisir  en 
vrai  pirate  son  butin  de  pièces  d'or.  Je  m'identifiais  avec  ce  beau  carac- 
tère qui  nie  promettait  de  larges  et  nobles  passions.  Certainement  j'irais 
trouver  ce  jeune  homme,  je  l'empêcherais  de  jouer  une  autre  fois  et  de  je- 
ter l'or  aux  domestiques  d'ambassade;  j'irais  le  voir  et  lui  demander  son 
amitié. 

Délicieuses  sympathies  d'une  ame  jeune  ,  rêves  ébauchés  et  détruits  par 
un  même  coup  de  vent ,  intimité  d'une  heure  dans  laquelle  on  se  complaît , 


i6() 


l'.EVUK     DI-:     PAfUS. 


^:^0^ 


•v.?*^ 


sans  qu'il  vous  soit  permis  par  le  hasard  de  l'accomplir!  Un  mois  après, 
Olivier  m'e'tait  encore  inconnu. 

La  vie  de  Paris  est  féconde  en  de'sirs  et  en  oublis  de  cette  nature.  Vous 
rencontrez  une  jeune  et  vive  intelligence,  une  e'ioquence passionne'e,  élec- 
trique d'ide'es  comme  de  paroles,  une  de  ces  âmes  sœurs  de  la  vôtre,  grave 
ou  folle  comme  la  votre,  mais  faite  sur  votre  moule,  étant  enfin  votre 
moi,  d'après  la  suave  définition  de  Montaigne.  Eh  bien  I  cette  ame,  il  fau- 
flra  vous  en  séparer ,  admettre  entre  elle  et  vous  les  hasards  et  les  dis- 
tances ,  renoncer  à  ses  reflets  et  à  son  commerce.  Paris ,  le  grand  classifi- 
cateur,  le  veut  ainsi  ;  il  a  prescrit  à  chaque  organisation  comme  à  chaque 
douleur  ses  limites  et  son  cercle  ;  il  s'est  arrogé  le  droit  de  diviser  ce  qui 
devait  être  réuni ,  d'isoler  les  cœurs  au  lieu  de  les  fondre  :  de  là  ces  dé- 
couragemens  solitaires,  ces  isolcmens  pleins  de  tristesse  et  d'ennui.  Tel 
homme  qui  aurait  pu  tendre  la  main  à  un  autre ,  ne  s'informera  pas  de  sa 
vie ,  dès  qu'elle  n'a  i-ien  de  commun  avec  la  sienne  j  les  tristesses  hu- 
maines s'enveloppent  d'un  froid  silence  ,  les  douces  sympathies  s'exilent , 
on  est  égoïste  par  le  fait  même  de  la  société. 

Ceux  qui  comprennent  le  regret  sensible  qu'on  éprouve  à  quitter  un  beau 
portrait  de  Van  Dyck  que  l'on  n'a  fait  qu'entrevoir,  apprécieront  ma  tris- 
tesse en  ne  retrouvant  plus  Olivier.  J'avais  aimé  ce  jeune  homme  l'espace 
de  cinq  minutes;  son  souvenir  ne  me  quittait  plus.  Ce  que  m'en  avait  dit 
l'ex-ambassadeur  était  devenu  pour  moi  le  motif  d'une  insurmontable 
curiosité.  Olivier  habitait  un  quartier  perdu,  cela  est  vrai;  mais  j'y  allais 
passer  de  longues  heures  dans  un  atelier  voisin.  J'essayai  un  jour  de  faire 
causer  son  concierge.  La  maison  se  trouvait  soumise  à  de  nombreuses  ré- 
parations ,  ce  qui  en  facilitait  l'entrée  ,  et  donnait  carte  blanche  au  pre- 
mier venu.  La  tactique  de  M.  Prudhomme  m'était  connue ,  mais  elle 
échoua  près  du  concierge  :  il  me  dit ,  il  est  vrai ,  que  M.  Olivier  Dumont 
habitait  une  partie  de  cet  hôtel  avec  une  dame;  mais  quand  je  l'interro- 
geai sur  le  nom  et  l'âge  de  cette  personne  ,  il  répondit  en  homme  à  qui  l'on 
a  fait  d'avance  la  leçon;  c'est  dire  que  je  ne  pus  rien  savoir.  M.  Olivier 
était  un  jeune  homme  bien  mis  ,  au  dire  du  gantier  qui  faisait  l'angle  de 
la  rue  ;  l'autre  printemps  il  avait  un  tilbury.  Depuis  quelques  mois  il 
allait  au  bal  plus  rarement;  il  travaillait  et  ne  sortait  guère  de  chez  lui. 
Ces  différens  aveux  me  coûtèrent  5  fr.  50  cent. ,  prix  d'une  paire  de 
gants  de  Suède  fort  douteux  que  je  payai  au  marchand. 

J'avais  alors  la  rage  dos  armes  gothiques;  j'allais  partout  lirocanlanl 


REVUE     DE     l'AlUS.  iGy 

chez  Juste  ou  chez  Lesueur ,  enviaut  jusi^u'à  eu  perdre  le  sommeil  les 
belles  armures  de  M.  le  marquis  de  Livry ,  les  yataglians  de  mon  ami 
Honore  de  S...,  cet  antiquaire  dandy  de  la  Monnaie,  les  cuirasses  et 
les  heaumes  de  M.  Dussomerard.  C'était  encore  le  temps  des  bals  de 
M"""^  la  duchesse  de  Berry;  on  dansait  partout,  fraisé  et  gante  comme 
d'Épernon. 

La  révolution  de  1 830  interrompit  tellement  les  relations ,  et  le  boule- 
versement de  certains  salons  fut  si  grand ,  que  je  ne  revis  plus  Olivier.  A 
cettee'poque  commença  la  rage  des  aniionces.Vn  marchandrusse  trouva  donc 
prudent  de  se  faire  annoncer  comme  arrivant  de  Saint-Pe'tersbourg.  Il  s'in- 
titula :  Xat>ier*** ,  marchand  d'ordres  et  de  jouets  d'enfans;  il  demeu- 
rait l'ue  de  Seine,  au  coin  des  Quatrc-iSalions.  Son  commerce  consistait  bien , 
à  la  lettre,  en  de'corations^petites  et  grandes,  en  plaques  diamantees,  e'toiles 
et  brochettes  de  tous  les  pays  et  de  toutes  les  cours.  11  vendait  aussi  des  pou- 
pe'es  et  des  hussards  de  la  mort  à  cheval  sur  des  moutons  mérinos;  mais  il 
trafiquait  surtout  de  mille  autres  objets  plus  relevés ,  et  je  suis  fondé  à 
croire  qu'il  brocantait  en  homme  fort  instruit.  Les  belles  dames  de  la  rue 
de  Tournon  avaient  leur  pliant  chez  ce  juif;  il  leur  vendait  des  pastels  et 
des  éventails.  Ayant  réussi  dans  ce  commerce  au-delà  de  ses  espérances  de 
marchand,  il  afficha  dans  tous  les  journaux  sa  retraite  définitive;  il  of- 
frait pour  ladernière  fois  son  médaillierde  bagues  et  de  croix,  ses  fauteuils 
et  ses  moutons  aux  amateurs.  L'affluence  fut  très-grande.  Il  se  vendit  ce 
jour-là  de  fort  belles  choses  ;  les  caiTosses  eux-mêmes  prenaient  la  file  à  la 
porte  du  marchand.  Cette  boutique  offrait  au  premier  coup  d'œil  un  mé- 
lange qui  pouvait  répugner  à  l'orgueil  aristocratique;  le  tablier  blanc  des 
bonnes  d'enfans,  attirées  par  la  vente  des  joujous,  tranchait  assez  impcr- 
tinemment  avec  les  robes  à  fleurs  et  les  petits  manchons  des  belles  mar- 
quises; le  marchand  avait  annoncé,  comme  il  arrive,  qu'il  accepterait 
aussi  les  échanges  ;  mais  nul  amateur  ne  se  présentait.  Tout  à  coup  un 
murmure  s'éleva. 

La  porte  à  sonnette  de  la  boutique  venait  de  tinter ,  une  femme  s'avan- 
çait vers  le  comptoir  du  marchand.  A  la  démarche  tremblante  de  cette 
personne,  plus  encore  qu'à  la  timidité  de  sa  voix  ,  les  curieux  pressentaient 
déjà  le  motif  de  sa  visite  :  elle  venait  sans  aucun  doute  proposer  quelque 
objet  de  trafic  à  ce  marchand.  Le  juif,  comme  un  empereur  païen  ,  joyeu\ 
de  raffiner  un  supplice  ,  n'allait  pas  même  au-devant  de  sua  embarras;  il 
attendait  qu'elle  parlât  plus  haut,  et  riait  avec  les  voisins.  Lorsque  celle 


i(j8 


HKVUE     DE    PARIS. 


femme  entra,  les  regards  se  portèrent  naturellement  sur  elle:  sa  mise  e'tait 
des  plus  simples,  et  complétait  à  la  première  vue  la  tristesse  que  son 
visage  inspirait.  Si  la  finesse  des  proportions  et  des  signes  décèle  une  ve'- 
ritable  noblesse  de  race,  l'aristocratie  la  moins  douteuse  pouvait  aussi  bien 
s'applaudir  d'avoir  forme  ces  mains  nobles  et  délicates  ,  que  la  souffrance 
de  les  avoir  flétries  et  sillonnées  de  grandes  veines  bleues  ,  afin  d'en  faire 
mieux  ressortir  toute  la  pâleur.  Ses  cheveux  servaient  à  voiler  ses  joues,  dont 
le  contour  était  déprimé.  Elle  portait  une  robe  noire,  un  chapeau  et  un  sac 
de  même  couleur,  si  bien  que  tout  cela  ressemblait  à  un  deuil;  elle  était 
d'ailleurs  si  raide  et  si  étriquée  dans  ce  costume  ,  que  ses  vètemens  avaient 
tout  l'air  de  pleurer.  Était-ce  une  suite  d'économie  ou  de  misère  que  cette 
toilette?  La  foule  pouvait  croire  également,  ou  que  cette  femme  était 
pauvre  ,  ou  qu'elle  ne  voulait  point  sembler  riche.  Dans  ce  dernier  cas, 
elle  se  serait  trahie  par  quelques  restes  d'élégance  et  de  grandeur.  Une 
dentelle  de  Bruges  des  plus  fines  formait  son  voile,  elle  était  gantée  co- 
quettement ;  le  soin  le  plus  minutieux  avait  présidé  à  l'ajustement  de  ses 
épingles.  En  un  mot ,  et  malgré  la  maturité  de  son  visage ,  elle  donnait 
encore  lieu  aux  versions. 

—  Quelque  veuve  de  colonel  ou  de  général  tué  à  Moscou ,  dit  sagace- 
mcnt  à  l'oreille  de  son  voisin  un  opticien  du  quai  des  Lunettes, 

—  Dites,  s'il  vous  plaît,  une  comtesse  de  la  rue  du  Cherche-Midi;  elle 
va  aux  conférences  de  M.  d'Hermopolis  et  titnt  à  la  main  son  Euco- 
loge. 

—  As-tu  vu ,  Justine  ,  le  bel  anneau  de  noces  qu'elle  a  !  Sont-elles  heu- 
reuses ,  les  duchesses  î 

Ah  !  bien  oui ,  duchesse  I  c'est  une  revendeuse  à  la  toilette  ;  vous  ver- 
rez I  une  femme  de  rien  ,  qui  vend  à  ces  dames.  Ces  reines-là  sont  mises 
comme  vous  et  moi. 

Pendant  que  l'on  faisait  ainsi  l'examen  de  sa  pex-sonne  ,  la  dame  s'était 
approchée  du  marchand  ,  et  après  quelques  mots  d'hésitation  ,  avait  tiré 
précipitamment  de  son  enveloppe  une  magnifique  giberne ,  ornée  de  fili- 
granes d'or  ,  comme  on  en  trouverait  encore  à  grand'peine  près  d'Alger,  et 
qui  devait  provenir  au  moins  de  la  campagne  d'Egypte.  Ce  fut  pourtant 
avec  une  voix  tremblante  qu'elle  en  demanda  six  louis.  Le  marchand  , 
trouvant  sans  doute  son  compte  à  cette  affaire,  les  lui  donna.  Elle  fendit 
la  presse  d'un  air  aussi  gêné  qu'auparavant ,  et  tenant  son  voile  rabattn 
sur  son  visage. 


••^•^W 


i^K 


REVUE    UK    PARIS.  l6ç) 

—  En  voilà  du  diôlo ,  iit  l'homme  en  examinant  sa  nouvelle  acq\iisi- 
tion  ,  un  portrait  dans  cette  giberne  !  sans  doute  quelque  oubli  I 

La  giberne  ouverte,  un  portrait  venait  re'ellement  d'en  tomber.  Cette 
miniature  représentait  un  homme  de  trente  anne'es ,  le  front  de'couvert , 
avec  une  seule  mèche  de  cheveux  avançant  sur  le  front ,  comme  il  e'tait  de 
mode  sous  l'empereur  ,  qui  affectionnait  ce  genre  de  coiffure.  Le  personnage 
du  portrait  avait  un  uniforme  de  fournisseur ,  tel  qu'en  devaient  porter  , 
en  1807,  les  adjudans  de  M.  Ouvrard.  C'était  une  assez  mauvaise  pein- 
ture. Le  cercle ,  de'chàssc  du  me'daillon  ,  donnait  à  penser  qu'on  avait  déjà 
commercé  de  ses  brillans  et  de  ses  perles. 

— Encore  une  qui  vend  son  oncle!  vous  verrez  î  Dites  donc  ,  la  Lié- 
geoise, c'est  comme  chez  ce  bon  M.  Marty  de  la  Gaieté  I  Dieu  de  Dieu  ! 
s'en  consomrae-t-il  des  oncles  dans  les  vaudevilles  où  ce  que  M.  Parent 
joue  î 

—  La  miniature  est  jolie,  dit  un  amateur. 

—  Oui ,  un  gros  père  ,  et  qui  devait  être  un  laridoiidé  dans  ses  jours 
gras. 

—  Je  le  donne  pour  cent  sousî  dit  le  marchand. 

Les  rires  redoublèrent  alors  à  un  tel  point ,  qu'il  devint  impossible  de 
s'entendre  dans  la  boutique  j  un  hasard  bouffon  les  déchaînait.  Imaginez 
qu'au  moment  où  chacun  envisageait  ce  médaillon ,  le  commentant  et  le 
retournant  sans  trop  de  respect ,  dans  tous  les  sens ,  im  nouvel  acteur  se 
présenta  ,  comme  pour  assumer  à  lui  seul  les  regards  et  les  gorges-chaudes 
de  l'assemblée.  Ce  personnage  avait  une  si  grande  ressemblance  avec  celui 
du  portrait ,  que  chacun  s'en  tint  les  côtes.  Il  était  drapé  d'un  manteau 
bordé  de  velours  cramoisi ,  sur  lequel  retombait  une  grosse  torsade  à  glands 
d'or.  Quand  le  manteau  s'entr' ouvrit,  il  laissa  voir  des  jambes  très-fines, 
bien  prises  dans  un  pantalon  demi-collant.  Au  lustre  intact  de  ses  escarpins, 
à  son  petitjonc  surmonté  d'une  pierre  d'une  très-belle  eau,  aussi  bien  qu'à 
la  vague  senteur  de  musc  qu'il  exhalait ,  on  aurait  pu  affirmer  sans  crainte 
que  le  porteur  du  manteau  revenait  en  voiture  de  la  chambre  des  pairs  ; 
mais  ses  prédispositions  n'étaient  alors  aucunement  politiques.  Il  regardait 
tout  ce  monde  avec  une  charmante  fatuité ,  promenant  d'un  air  assuré  son 
lorgnon  sur  les  figures.  Le  plus  habile  physionomiste  eût  été  bien  embar- 
rassé de  donner  ime  date  à  ce  personnage ,  tant  l'art  avait  effacé  chez  lui 
la  trace  des  années.  Dès  qu'il  entra  ,  le  marchand  courut  à  sa  rencontre  en 


170  /5KVUK     DE     PAU. 

s'approchant  d'uu  air  empressé j  et,  après  avoir  donné  un  tour  do  clct  à 
V original  vendu  : 

—  L'écrin  est  prêt ,  dit-il  en  le  saluant  très-bas. 

—  C'est  bien.  Je  vous  rappelle  les  autres  envois  que  vous  devez  nie 
faire  dans  la  journée.  Voici  votre  argent ,  prenez. 

L'acheteur ,  s'étant  fait  apporter  le  médaillier,  choisit  ensuite  quelques 
bagues  et  plusieurs  décorations.  Cela  fait,  il  tira  de  sa  poche  un  petit  rou- 
leau de  papier  gris ,  se  lit  donner  sa  facture  et  se  retira.  Le  marchand  l'ac- 
compagna respectueusement  jusqu'à  sa  voiture. 

—  Il  paraît  que  le  monsieur  est  un  homme  riche  I 

—  Qui  pis  est,  un  décoré I  As-tu  vu  les  croix  qu'il  s'est  choisies? 

—  C'est  égal ,  le  tour  est  bon  :  vendi-e  ce  petit  vieux-là  !  Madatnc 
son  épouse  j  à  ce  qu'il  paraît,  veut  s'en  défaire.  Après  les  diamans,  le 
mari  :  c'est  dans  l'ordre. 

—  Doit-il  être  heureux,  l'amant  de  celle-là l  Ils  s'en  vont  manger  à 
eux  deux  le  vieux  requin  ! 

Ces  conjectures  injurieuses  de  cuisinières  n'auraient  peut  -  être  pas  dis- 
continué sans  un  grand  tumulte  qui  s'éleva  subitement  à  la  porte  même  de 
la  boutique.  La  calèche  du  monsieur ,  attelée  de  deux  mecklembourgeois 
assez  lourds ,  venait  pourtant  de  faire  ce  qu'on  appelle  un  malheur.  Au 
petit  tournant  du  guichet  de  l'Institut ,  une  femme ,  n'ayant  pu  se  garer 
assez  vite ,  avait  trébuché  devant  les  pieds  des  chevaux.  C'était  la  dame  qui 
venait  de  vendre  le  portrait  et  qui  regagnait  sans  doute  en  ce  moment  sa 
demeure. 

Ceux  qui  l'avaient  vue  s'arrêter  au  milieu  de  la  rue  pour  considérer  le 
personnage  qui  passait  la  tête  à  la  portière  pouvaient  attribuer  à  la  frayeur 
du  danger  qu'elle  courait  l'espèce  de  fascination  dont  cette  femme  avait 
manqué  de  devenir  la  victime;  mais  en  examinant  avec  plus  d'attention  le 
bouleversement  douloureux  de  ses  traits  ,  on  eût  reconnu  facilement  la  trace 
de  quelque  chagrin  profond ,  blessure  à  peine  cicatrisée ,  rouverte  par  celle 
rencontre  imprévue. 

Le  regard  que  la  dame  laissa  tomber  sur  le  propriétaire  de  la  calèche 
exprima  plus  d'angoisses  que  je  n'en  saurais  décrire  dans  une  longue  série 
de  pages;  mais  cette  expression  ,  empreinte  de  mépris  et  de  pitié  tout  à  la 
fois  ,  passa  comme  un  é(-lair ,  ne  laissant  après  elle  que  des  nuages  impéné- 
traljlcs.  Le  monsieur,  lui ,  ne  montra  aucune  altération  sur  le  miroir  poli 
«le  son  visage;  à  peine  fronça-t-il  légèrement  le  sourcil  en  reprochant  à  son 


IIEVL'E     DE     l'AKI.S.  I7I 

cocher  une  maladresse  qui  retardait  sa  marche  de  pUisicius  minutes  j  puis 
la  calèche  reprit  son  essor  rapide ,  pendant  qu'un  jeune  homme ,  que  le 
hasard  avait  sans  doute  amené  là ,  relevait  la  pauvre  femme  dans  ses  bras  , 
et  lançait  un  coup  d'œil  insultant  à  cet  impassible  e'craseur  de  gens. 

Le  jeune  homme  transporta  la  dame  chez  le  brocanteur ,  donnant  des 
signes  de  tristesse  tellement  n-ais  que  la  foule  perdit  le  courage  de  le  plai- 
santer. Je  me  trouvai  seul  dans  la  boutique  du  marchand,  lorsqu'il  entra. 
Dans  ce  jeune  homme  je  reconnus  Olivier.  Olivier  e'tait  pâle  encore  plus 
que  cette  femme;  il  arrivait  de  quelque  conférence  savante  qui  devait  avoir 
eu  lieu  dans  le  quartier  des  études ,  car  il  jeta  vivement  sur  la  table  un 
dossier  qu'il  rapportait. 

Olivier  avait  demandé  en  vain  la  cause  de  cet  évanouissement  fatal  : 
personne  n'avait  pu  la  lui  apprendre.  Il  baisa  alors  respectueusement  les 
mains  de  la  dame  et  lui  fit  respirer  un  flacon  de  sels.  Nous  demeurions 
seuls  ;  car ,  excepté  moi ,  le  marchand  avait  renvoyé  tout  le  monde  de  la 
boutique.  C'était  la  seconde  fois  que  je  me  trouvais  vis-à-vis  de  ce  singu- 
lier jeune  homme.  J'ignorais  les  liens  qui  pouvaient  l'unira  cette  femme, 
cette  femme  encore  belle  et  qui  prit  bien  vite  avec  lui  un  air  de  tendresse, 
soutenu  d'une  véritable  autorité.  Quand  elle  fut  revenue  à  elle ,  elle  ne  lui 
dit  rien  de  l'accident  ;  elle  attribua  tout  à  un  malaise.  Olivier  ne  put  savoir 
non  plus  ce  qu'elle  était  venue  faire  dans  cette  boutique.  Lorsque  le  mar- 
chand voulut  partir,  elle  lui  fit  un  signe  de  silence  en  collant  son  doigt  à 
ses  lèvres.  Olivier  et  cette  femme  se  parlèrent  alors  à  voix  basse.  Olivier 
était  aussi  assidu  à  prévenir  ses  moindres  mouvemens  de  souffrances  qu'à 
contenir  les  siens.  Il  bassina  les  tempes  de  la  dame  d'un  air  empressé;  il 
lui  ragrafa  ses  socques.  Tous  deux  se  parlèrent  ensuite  avec  charme  et  pas- 
sion. Je  ne  pouvais  entendre  ce  qu'ils  disaient,  me  tenant  à  distance ,  en 
homme  qui  sait  le  monde  5  mais  je  vovais  bien  qu'Olivier  serait  mort  pour 
empêcher  cette  femme  de  mourir.  Olivier ,  auprès  d'elle  ,  me  parut  parfai- 
tement jeune  et  beau.  Elle  le  regardait  avec  une  sensible  tristesse.  Olivier 
lui  alla  chercher  à  boire ,  et  elle  but  :  c'était  un  simple  verre  d'eau.  En  vé- 
rité ,  l'on  eût  dit  que  ce  jeune  homme  accomplissait  un  service ,  qu'il  était 
le  familier  à  gages  de  cette  femme;  il  avait  pour  elle  la  politesse  et  l'effu- 
sion d'un  vieil  intendant.  Il  me  parut  encore  tellement  obséquieux  en  la 
faisant  remonter  en  fiacre ,  un  fiacre  qu'il  alla  chercher  lui-tnême ,  qu'il 
me  vint  d'étranges  idées.  Je  dois  le  dire  avec  une  franchise  qui  me  fait 
honte,  je  soupçonnai  le  caractère  de  ce  jeune  homme  ;  je  crus  ses  relations 


l")  RKYUE    DE    PARIS. 

Cl  ses  e-npressemens  d'amour  moins  généreux.  Notre  société  est  lellemenl 
féconde  en  ciommerces  cachés  de  cette  nature ,  elle  fait  si  bon  marché  du 
déshonneur ,  que  je  n'hésitai  pas  à  croire  Olivier  le  héros  d'un  roman  bâtard, 
roman  exploité  par  tant  de  jeunes  gens  sans  fortune,  roman  d'impudeur, 
dont  le  héros  se  cache  ou  se  baffoue  lui-même  en  plein  jour  j  je  crus  enfin 
ce  jeune  homme  esclave  d'un  lien  qu'il  avait  tout  intérêt  de  tenir  obscur. 
La  vente  du  portrait  faite  par  la  dame  elle-même  valida  mes  présomptions. 
V École  du  scandale  et  les  romans  du  dix-huitième  siècle  avaient  depuis 
long-temps  façonné  mes  résistances  pudiques  à  cette  manière  de  vendre  ses 
proches.  L'argent  de  ceux  qu'on  n'aime  pas ,  employé  à  enrichir  ceux 
([u'on  aime,  me  paraissait  l'explication  la  plus  naïve  de  ce  trafic  féminin. 
Je  n'avais  pas  entendu  les  mauvais  propos  de  la  foule,  et  déjà  je  pensais 
comme  la  foule.  Olivier  en  était-il  là?  Spéculait-il  sur  quelque  maîtresse 
éprise?  était-il  l'amant  d'une  douairière,  eniin?  Je  connaissais  plus  d'un 
bh)nd  jeune  homme,  moins  timide  ou  aussi  courageux  que  lui  dans  de  sem- 
blables relations.  C'est  là  une  des  mille  faces  de  notre  société  stupide  et  mal 
faite  ,  que  de  ne  pas  savoir  imprimer  le  signe  de  la  vertu  ou  de  la  honte  au 
front  des  siens,  de  manière  que  l'on  ne  s'y  méprenne  pas;  un  de  ses  torts 
graves,  que  de  présenter  le  monde  au  monde  comme  une  énigme,  livre 
immense  ,  composé  de  pages  sans  nul  sens ,  de  chapitres  humains  sans  tra- 
ducteurs I 

J'étais  donc  ébranlé  dans  ma  croyance,  je  soupçonnais  Olivier.  Le  mys- 
tère dont  il  s'entourait  me  paraissait  le  fruit  d'un  désordre.  Il  m'en  coûta 
d'abord  singulièrement  de  renoncer  à  mes  sympathies  d'estime  pour  ce 
jeune  homme.  Olivier  avait  au  front  je  ne  sais  quelle  grâce  triste  ;  il  por- 
tait sans  doute  au  fond  du  cœur  un  secret  douloureux;  il  ne  pouvait  pas 
être  le  jeune  homme  des  folles  joies,  des  orgies  tumultueuses;  sa  vie  de- 
vait se  concentrer  dans  un  malheur  ou  dans  un  amour.  Je  voulais  con- 
naître cette  tristesse  lente  qui  prenait  sa  vie ,  afin  de  la  sécher  dans  sa  fleur, 
l'aimer  tout  à  l'aise  et  le  consoler.  Mais  ,  je  dois  le  dire  ,  j'éprouvais  une 
certaine  inquiétude  à  me  rendre  complice  de  cette  existence  parisienne  ,  à 
fouiller  ce  roman  nouveau.  J'avais  peur  d'y  rencontrer  de  grandes  taches 
à  côté  de  grandes  vertus.  Mes  forces  répugnaient  à  ce  fardeau. 

Des  circonstances  assez  indifférentes  ,  mais  qui  me  semblaient  alors  pré- 
cieuses pour  mon  diagnostic  moral ,  me  mettaient  à  même  cependant  de 
rencontrer  Olivier  dans  quelques  cercles  ,  notamment  chez  M"'"  la  baronne 
de  R La  charmante  Tliébaido  (|u'occupait  alors  à  l'Abbaye-aux- 


RKVUE     DE     PARIS.  l'^'S 

Bois  cette  femme  remai-quable ,  son  cercle  d'intimite's  illustres  et  son  par- 
fum d'anecdotes  attiraient  merveilleusement  Olivier.  11  ne  manquait  pas 
une  seule  de  ses  soirées.  Là  sans  doute ,  au  milieu  de  ces  étranges  soli- 
taires ,  de  ces  gens  du  monde  si  gais  dans  ce  salon  asce'tique ,  Olivier  ou- 
bliait de  vifs  chagrins  j  il  vivait  un  quart  d'heuie  de  la  vie  paisible  du 
cloître.  A  ces  réunions  il  venait  seul ,  et  dès  qu'il  parlait ,  ces  hommes 
graves  et  forts  se  surprenaient  eux-mêmes  à  l'écouter.  Sa  parole  et  lit  puis- 
sante avec  modestie;  il  entraînait  avec  un  grand  charme.  Olivier  apparte- 
nait évidemment  à  cette  classe  d'esprits  jeunes  et  chaleureux  qui  ne  mar- 
chandent pas  avec  les  principes  ,  quand  même  ces  derniers  blesseraient 
leurs  affections  ;  il  voyait  les  choses  en  homme  arrête  et  invariable  dans 
ses  croyances.  C'était  l'applaudir  que  l'écouter ,  tant  on  éprouvait  le  be- 
soin de  correspondre  avec  son  ame  généreuse  I  La  restauration  a  été  fé- 
conde en  organisations  de  cette  nature  ;  organisations  brisées  et  devenues 
inutiles  à  l'heure  qu'il  est  et  dans  le  tripot  d'aujourd'hui,  parce  qu'elles 
ne  sauraient  trouver  un  monde  où  se  dépenser,  et  que  la  seule  conscience  de 
l'improbité  du  siècle  les  tue.  Olivier  demeurait  comme  un  survivant  ingé- 
nieux de  cette  époque ,  époque  instruite  ,  élégante  et  résumée,  à  notre  sens, 
par  l'esprit  singulièrement  exquis  de  l'un  de  ses  ministres  ,  M.  de  Mar- 
tignac.  Olivier  comprenait  les  exigences  du  monde  nouveau  et  les  opinions 
arriérées  de  l'ancien.  Mais  ce  courage  spirituel  et  vif ,  ce  génie  inflammable 
comme  celui  des  méridionaux ,  était  devenu  pour  lui  d'une  gTande  inuti- 
lité :  il  n'avait  ni  place  ni  ambition;  il  jugeait  les  hommes  tristement  et 
sainement ,  avec  cette  amertume  de  poète  qui  souffre  et  regarde  passer  son 
siècle.  Singulièrement  délicat  et  probe ,  il  vivait  d'une  vie  pâle ,  sans  au- 
tres études  que  celles  du  droit ,  études  qui  lui  répugnaient  étrangement. 
Tel  était  le  profil  d'Olivier  aux  yeux  du  monde. 

Pour  sa  vie  intérieure,  j'ai  dit  qu'elle  était  murée.  Sans  doute  que  la 
femme  que  je  n'avais  fait  qu'entrevoir  en  avait  le  parfum  et  le  secret. 
Quoi  qu'il  en  fût ,  la  physionomie  d'Olivier  était  à  Paris  une  teinte  neutre 
sur  ce  grand  tableau  où  tout  est  tranché.  Je  le  voyais  bien  au  spectacle , 
aux  cours  de  di'oit ,  quelquefois  encore  chez  un  de  nos  premiers  peintres. 
Entre  autres  talens ,  il  avait  celui  de  causer  admirablement  peinture.  Il 
avait  lui-même  un  talent  réel  d'amateur.  Enfin  le  hasard  et  un  arbitrage 
d'architecte  nous  rapprochèrent.  Un  litige  s'éleva ,  à  quelques  mois  de  là , 
entre  la  ville  et  l'un  de  mes  parens  ,  propriétaire  de  terrains  contigus  à 
l'hôtel  où  demeurait  Olivier.  A  ce  sujet ,  nous  tînmes  quelques  conférences 


I'^/|  REVUE    DE    PARIS. 

pour  nous  ontcnrlrc,  Olivier  par.iissait  craindre  surtout  que  ces  contesta- 
tions ne  troublassent  la  paix  de  sa  solitude  en  lui  amenant  des  visites.  La 
saillie  du  bâtiment  qu'il  haijitait ,  bâtiment  qui  formait  le  coin  de  la  rue 
Saint-Paul ,  devait  être  détcrmine'e,  réglée  pour  la  plus  grande  gloire  de 
monsieur  le  préfet  de  police  et  l'agrandissement  du  quai  de  l'Arsenal. 
Grâce  à  cet  incident ,  je  me  vis  donc  amené'  plusieurs  fois  dans  ce  quartier, 
où  l'on  trouve  encore  de  beaux  restes  d'hôtels ,  et  qui  rivalise  quelquefois, 
en  fait  de  bals ,  avec  les  rues  les  plus  re'pute'es  du  Marais.  Cependant  la 
maison  du  jeune  homme  m'e'tait  fcrrae'e.  A  force  de  voir,  de  me  mettre 
en  quête  ,  d'interroger  ,  j'appris  insensiblement  et  au  jour  le  jour  à  pene'- 
trer  adroitement  chaque  mystère  de  sa  retraite,  et  je  m'en  applaudis 
comme  d'une  re'elle  conquête. 

Le  lieu  qu'habitait  Olivier  avait  lui-même  quelque  chose  de  la  bizarre- 
rie qui  distinguait  si  e'minemment  cet  incompre'hensible  jeune  homme. 
C'e'tait  un  petit  pavillon  isolé ,  à  l'extrémité  de  la  rue  Saint  -  Paul ,  et  sé- 
paré de  la  voie  publique  par  un  mur  d'enceinte  ,  percé  d'une  petite  porte 
sombre.  Son  toit  pointu,  surmonté  d'une  girouette  de  cuivre;  les  volets 
de  ses  fenêtres ,  incrustés  de  bois  exotiques  ,  des  restes  de  peintures  qu'on 
apercevait  du  dehors  sur  les  murailles  intérieures  du  rez-de-chaussée, 
lorsque  d'une  maison  voisine  la  vue  pouvait  planer  sur  le  bouquet  d'arbres 
qui  masquait  à  demi  le  bâtiment,  laissaient  deviner  que  cette  habitation 
avait  été  construite  autrefois  pour  abriter  quelques  bonnes  fortunes  de 
grand  seigneur ,  au  temps  ;des  grands  seigneurs  et  des  bonnes  fortunes; 
mais  on  voyait  clairement  aussi  que  ce  séjour  de  délices,  semblable  à  une 
coquette  sur  le  retour ,  regrettait  la  fraîcheur  de  sa  beauté  première. 

Le  fard  de  satin  et  de  velours  dont  les  maîtres  tapissiers  de  1 760  s'é- 
taient plu  à  relever  la  monotone  blancheur  de  ses  délicates  parois ,  était 
injurieusement  tombé  ,  et  laissait  à  découvert  des  plâtres  déchirés  ,  rha- 
billés de  rouleaux  de  papiers  peints  ,  que  détachait  à  plaisir  l'humidité  de 
l'atmosphère.  Des  fauteuils  de  drap  imprimé  et  des  calicots  à  2  francs 
l'aune  avaient  détrôné  les  tissus  de  Lyon  ,  les  crépines  et  les  effilés  d'ar- 
gent. L'acajou  plaqué  et  le  marbre  poekilose  usurpaient  la  place  des  bois 
dorés ,  des  malaquites  et  des  lapis-lazzuli.  Plus  de  ces  riches  et  moelleux 
tapis  à  sujets  historiés ,  que  des  pieds  de  marquises  avaient  sans  doute  plus 
d'une  fois  foulés ,  le  bouquet  au  corsage  et  des  parfums  dans  les  cheveux  ; 
plus  de  ces  portraits  de  femmes,  enfermés  dans  des  cadres  ovales,  si  bien 
enrubannées  et  poudrées ,  si  lascivement  décolletées ,  la  bouche  en  cœur , 


KEVUE     DE     PARIS.  I  n5 

et  qui  semblent  dire  à  tout  vcnaiU  :  Je  vous  aime!  Point  d'orgie  de  la- 
quais à  l'office  ,  ni ,  sur  la  rampe  ,  de  manteau  couleur  de  muraille;  pas 
de  chevaux  à  l'écurie ,  de  carrosse  sous  la  remise ,  pas  même  une  chaise 
dans  la  petite  cour  ,  avec  ses  porteurs  en  tenue  d'aventure. 

Hélas  I  plus  rien  de  cela.  Pas  même  une  simple  bonne  dans  la  maison 
une  bonne,  ce  vulgaire  représentant  de  la  servitude  réduite  à  sa  plus 
simple  expression,  que  le  plus  libéral  des  électeurs  n'a  pas  encore  jugé  à 
pi'opos  de  se  refuser,  attendu  que  le  chapitre  de  la  bonne  n'est  pas  compris 
dans  les  Droits  de  l  Homme  et  du  Citoyen. 

Du  reste ,  la  maison  d'Olivier,  quoique  mesquinement  garnie  de  meubles 
et  dépourvue  de  ces  riens  de  prix  qui  font  le  luxe  de  nos  appai'temens  mo- 
dernes ,  n'en  était  pas  moins  tenue  avec  la  plus  exquise  propreté.  Des 
parquets  luisans  comme  des  miroirs,  selon  l'expression  pittoresque  du 
portier,  des  lithographies  encadrées  dans  des  passe-partout  de  bois  de 
citronnier,  des  aquarelles  lavées  par  le  jeune  homme  lui-même  ,  et  expo- 
sées chaque  matin  à  la  vue  des  passans  lorsque  la  femme  de  ménage  ve- 
nait ouvrir  les  fenêtres  donnant  sur  la  rue  Saint-Paul ,  faisaient  dire  aux 
commèi'es  du  quartier ,  quand  on  les  questionnait  sur  cet  intérieur ,  que 
c'étaient  des  gens  à  leur  aise,  mot  élastique,  vaste  manteau  parisien,  re- 
couvrant à  la  fois  la  richesse  économe  du  bourgeois  et  la  pauvreté  habile 
qui  sait ,  à  force  de  privations  personnelles ,  sauver  l'apjjarence  aux  gens 
du  monde. 

L'une  des  pièces  de  l'appartement ,  la  plus  petite  ,  servait  de  cabinet  de 
travail  à  Olivier;  elle  confinait  à  une  chambre  à  coucher  fort  modeste ,  et 
était  garnie  de  rayons  de  sapin  fort  propres ,  lesquels  figuraient  une  bi- 
bliothèque. Sur  un  bureau,  placé  au  milieu  de  ce  cabinet,  on  remar- 
quait des  livres  de  jurisprudence ,  entre  autres  les  Pandectes,  commentées 
en  marge ,  et  tout  auprès  du  Code  de  Justinien ,  une  thèse  imprimée, 
avec  le  nom  d'Olivier ,  qui  devait  la  subir  très-prochainement  en  la  Fa- 
culté de  Droit  de  Paris. 

La  pièce  principale  paraissait  décorée  avec  plus  de  soin  que  toutes  les 
autres;  il  y  régnait  même  un  certain  parfum  de  coquetterie.  Elle  renfer- 
mait un  beau  lit  d'acajou  ,  à  cuivi-es  et  à  colonnes^  sur  lequel  retombaient 
des  rideaux  de  soie  bleu  clair.  En  face  du  lit  on  voyait  une  armoire  à 
glace ,  et  sur  la  commode  et  la  cheminée ,  quelques-uns  de  ces  colifi- 
chets qui  attestent  la  présence  d'une  femme.  Un  châle  déplié  négligem- 
ment sur  le  lit,  quelques  chiffons  de  dentelles,  restes  demi-usés  d'une 


l^^J  REVUE    DE     PARIS. 

somptueuse  parure ,  eussent  trahi  le  scciet  d'Olivier,  s'il  est  vrai  qu'il  eût 
dissimule  ce  fait ,  bien  connu  de  tous  les  gens  du  quartier ,  c'est-à-dire 
qu'une  femme  habitait  avec  lui.  Que  de  jeunes  gens  cette  circonstance,  in- 
signifiante au  premier  coup  d'œil ,  a-t-elle  arrêtés  et  perdus ,  quand  la  for- 
tune semblait  ne  pouvoir  leur  e'chapper!  Que  de  projets  d'avenir  avorte's  , 
que  d'existences  flétries  dans  leur  fleur  ,  que  de  mariages  manques ,  que 
de  malheurs  de  toute  espèce  forgés  sur  cette  enclume ,  au  feu  du  préjugé  , 
souvent  attisé  par  la  calomnie  I 

Olivier  vitrait  donc  avec  une  femme ,  selon  l'expression  consacrée. 
Elle  pai'tageait  sa  taille ,  son  appartement.  Ici  s'arrêtaient  les  certitudes  et 
commençaient  les  suppositions.  Il  est  vrai  dédire  que  tout  entier  à  d'autres 
pensées,  il  ne  s'inquiétait  guère  de  la  traduction  assez  peu  littérale  qu'on 
ne  manquait  pas  de  faire  de  ses  moindres  démarches  ,  de  chacune  de  ses 
actions.  Cependant ,  soit  qu'il  eût  en  effet  à  rougir  de  sa  liaison  ,  soit  qu'un 
secret  motif  dictât  cette  singulière  conduite  ,  il  sortait  toujours  seul ,  il  se 
montrait  seul  dans  les  salons  et  dans  les  promenades.  Le  visage  triste  et 
préoccupé  qu'il  apportait  dans  ces  réunions  par  lui  fréquentées  avec  l'as- 
siduité d'un  homme  qui  aurait  aimé  le  plaisir  et  le  bruit ,  établissait  une 
anomalie  que  nous  ne  savions  expliquer.  Ce  chagrin  inconnu  ne  pouvait 
être  causé  par  un  dérangement  de  fortune ,  car  Olivier  ne  se  jetait  dans  au- 
cune dépense  folle  ;  il  évitait  les  occasions  coûteuses  et  n'avait  pas  usé  une 
seule  fois,  même  par  forme  d'emprunt,  delà  ])ourse  de  ses  amis.  Afin  de 
ne  pas  égarer  mon  lecteur  dans  le  dédale  d'hypothèses  qu'il  me  fallut 
battre  en  tout  sens  pour  arriver  à  la  pénétration  de  ce  mystère  ,  et  aussi 
afin  de  ne  pas  laisser  planer  plus  long-temps  d'odieux  soupçons  sur  le 
plus  loyal  jeune  homme  que  j'aie  jamais  connu ,  je  dois  raconter  im  inci- 
dent qui  arriva  dans  la  maison  d'Olivier,  à  peu  près  à  cette  époque,  inci- 
dent que  j'appris  plus  tard  de  sa  bouche,  et  qui  devint  comme  le  nœud  de 
cette  vie  intriguée  à  la  façon  des  comédies  de  Beaumarchais. 

Un  soir  ,  Olivier  était  sorti  pour  assister  à  un  concert  à  l'ambassade  de 
Russie  ;  à  peine  entré  dans  les  magnifiques  salons  de  l'Excellence  moscovite, 
un  de  ces  violens  chagrins  qui  naissent  quelquefois  de  l'ame  tout  à  coup  et 
sans  prétexte  apparent ,  lui  fit  désirer  de  rentrer  chez  lui.  Quittant  brus- 
quement la  fête ,  il  prit  un  fiacre  et  se  fit  descendre  dans  la  rue  Saint- 
Paul. 

11  oiivrit  lui-même  la  porte  de  sa  maison ,  et  il  arriva,  sans  éveiller  le  moin- 
dre bruit,  jusqu'à  la  chambre  aux  rideaux  de  soie  bleue  donl  nous  avons 


REVUE     DE    PAIUS. 


177 


parle.  Une  dame  assise  dans  un  fauteuil  s'était  endoriiiie  auprès  d'un  guéri- 
don sur  lequel  on  voyait  une  cassette  ouverte  et  une  foule  de  petits  papiers 
imprime's,  ranges  avec  le  plus  grand  ordre  et  enfiles  dans  une  faveur  rose. 
Il  y  avait  aussi  deux  flambeaux  sur  la  table.  Dans  le  premier,  brûlait  une 
chandelle,  ce  qui  surprit  Olivier,  car  il  laissait  d'habitude  l'usage  de 
cet  ignoble  luminaire  à  la  femme  de  ménage  chargc'edu  soin  de  sa  cuisine- 
dans  l'autie  flambeau ,  une  bougie  éteinte  attendait  sans  doute  l'arrivée  du 
jeune  maître  du  logis.  Olivier  soupira  en  voyant  la  dame  endormie.  II  ve- 
nait de  surprendre  une  partie  du  secret  qu'on  lui  cachait  depuis  long-temps- 
c'e'tait  sans  aucun  doute  pour  ménager  les  faibles  ressources  pécuniaires 
de  la  maison  que  cette  compagne  de  sa  solitude  lui  taisait  ainsi  les  priva- 
tions qu'elle  s'imposait.  Olivier  se  pencha  doucement  vers  la  dame,  et  lui 
donna  sur  le  front  un  respectueux  baiser. 

Puis  il  parcourut  négligemment  des  yeux  les  papiers  disséminés  sur  la 
tabkj  il  y  reconnut  des  mémoires  de  tailleurs  et  de  gantiers  acquittés  et  dû- 
ment en  règle.  Les  chapeliers  et  les  bottiers  figuraient  aussi  dans  ce  congrès  de 
marchands,  à  côté  des  parfumeurs  et  du  caissier  de  l'école  de  droit ,  quit- 
tançant Olivier  de  ses  dépenses  du  semestre.  Olivier  rougit  en  voyant 
cela  comme  s'il  eût  eu  honte  de  lui-même.  Il  poursuivit  son  inventaire  ,  et 
tous  ses  membres  tremblèrent  à  la  fois  lorsque ,  non  loin  de  ces  mémoires 
de  ses  fournisseurs ,  il  découvrit  une  liasse  de  bordereaux  sur  lesquels 
était  écrit  en  belles  lettres  imprimées  :  «  Mont-de-Piéte.  Bureau  N"  1 2, 
Engagement  d'un  écrin,  5,000  francsj  prêté  sur  un  collier  1 ,200  francsj 
sur  des  dentelles  ,  1 50  fiancs  j  sur  une  bague ,  60  francs  I  »  Et  tout  cela , 
c'était  pour  lui  !  c'était  pour  assouvir  ses  folles  fantaisies  de  jeune  homme 
qu'une  femme  résignée  et  souffrante  lui  jetait  ainsi  sa  vie ,  pièce  à  pièce  , 
à  son  insu  ,  comme  on  jette  des  brins  de  paille  au  feu  I 

Un  cri  sourd  et  étouffé  s'échappa  des  lèvres  d'Olivier  après  cette  fatale 
découverte.  Les  deux  mains  collées  à  son  front ,  le  teint  pâle  et  les  yeux 
ardens ,  il  semblait  s'accuser  lui-même  de  n'avoir  pas  plus  tôt  soupçonné 
ce  sacrifice.  Son  désespoir  était  si  menaçant  que  la  dame  qui  s'était  éveillée 
tout  à  coup,  ne  reconnut  pas  Olivier. 

Lorsqu'elle  fut  remise  de  son  effroi ,  elle  pressa  vivement  sur  son  cœur 
Olivier  qui  pleurait  de  rage  autant  que  de  douleur  ,  et  posant  un  doigt  sur 
la  bouche  du  jeune  homme  ,  elle  le  suppliait  du  regard  de  ne  pas  l'acca- 
bler de  ses  reproches;  mais  Olivier  n'y  tint  pas. 

—  Mon  Dieu!  mon  Dicul  s'écria-t-il ,  que  vous  ai-je  fait  pour  m'hu- 

TOME    XIV.       SUPPLÉMENT.  42 


I-S  liEVUfc:     I)K     PARIS. 

milicr  de  la  sorte  ?  Voulez- VOUS  que  j'expire  de  honte!  En  sommes-nous 
donc  re'duits  à  ce  point  que  le  pain  que  je  mange  doive  être  pétri  de  vos 
larmes!  Pourquoi  me  forcer  à  courir  le  monde,  les  concerts,  les  fêtes, 
tous  ces  rassemblcmons  d'oisifs  et  d'indiffcrens  qui  ne  m'accueillent 
que  parce  qu'ils  me  croient  à  l'abri  du  besoin  ?  Qu'ai-je  à  faire  avec 
ces  heureux  du  jour?  Et  pourquoi  m' affubler  de  ces  colifichets  dorés 
que  je  méprise  et  que  je  hais  puisque  chacun  d'eux  nous  doit  coûter  une 
larme? 

Et  en  disant  ces  mots  ,  Olivier  brisait  entre  ses  doigts  une  chaîne  d'or 
passée  autour  de  son  cou. 

—  Oh  !  pardonnez-moi ,  reprit-il  d'une  voix  plus  douce ,  en  baisant  les 
ràains  de  la  dame  qui  le  regardait  avec  une  morne  stupeur.  Pardonnez  à 
mon  indignation  bien  naturelle.  Merci  !  merci  de  vos  projets  d'avenir!  La 
richesse  n'est  pas  nécessaire  à  un  homme  comme  moi  :  le  bonheur  de  ma 
mère  suffirait  au  mien  !  Mon  Dieu  ,  jwurquoi  ai-je  usé  mes  jours  dans  4e 
vains  et  futiles  travaux?  Pourquoi  n'avoir  pas  fait  de  moi  un  simple 
ouvrier?  J'eusse  gagné  ma  vie  et  la  vôtre  !  Mais  vous  pleurez  !  J'ai  tort  ! 
j'ai  tort  sans  doute.  Votre  ambition  pour  moi  va  plus  loin.  Vous  voulez 
me  voir  briller.  Ah  !  si  j'étais  riche  un  jour  ,  quelle  satisfaction  de  vous 
rendre  cette  fortune  que  vous  regrettez!  Je  ferai  ce  que  vous  voudrez,  ma 
mère  5  dans  quelques  jours  je  passe  ma  thèse  d'avocat.  Eh  bien  !  le  bar- 
reau mène  quelquefois  à  la  fortune.  Je  puis  aussi ,  dans  mes  heures  per- 
dues ,  travailler  dans  un  atelier  de  peintre.  J'ai  déjà  fait  quelques  portraits 
qu'on  a  eu  la  bonté  de  trouver  passables.  Allons ,  ne  pleurez  plus ,  mais 
avant  tout ,  je  vous  supplie ,  n'exigez  pas  de  moi  phis  long-temps  que  je 
taise  le  lien  qui  unit  mon  existence  à  la  vôtre.  Permettez  à  votre  fils  de  vous 
appeler  publiquement  sa  mère.  Ne  vous  condamnez  plus  à  cet  isolement 
cruel ,  sous  le  prétexte  que  vos  dépenses  devraient  réduire  les  miennes.  Si 
pour  faire  mon  chemin  dans  le  monde  il  faut  causer  votre  ennui ,  ma  Iwnne 
mère,  je  renonce  à  tout  avec  joie,  et  je  consacre  à  vous  seule  les  jours  que 
le  ciel  m'a  comptés. 

—  Mon  Olivier  ,  fit  la  dame  en  passant  ses  doigts  dans  les  cheveux  du 
jeune  homme,  va  ,  nous  ne  sommes  pas  entièrement  ruinés.  Je  consei've 
même  l'espoir  d'effectuer  quelques  recouvrcmens,  tristes  débris  de  ma  for- 
tune passée.  Aie  bon  courage  ,  mon  enfant ,  le  temps  viendra  où  nous  pour- 
rons rentrer  ensemble  dans  le  monde  comme  nous  devons  y  paraître.  Mais 
comment  irais-je  m'y  présenter  aujourd'hui  poiu-  subir  la  pitié  de  ceux  que 


P.EVLi:    UE    PAIUS.  179 

je  protégeais  jadis  !  Non.  Il  vaut  mieux  que  je  me  condamne  encoie  à  la 
retraite  dans  ce  ijuartier  perdu  où  personne  ne  viendra  me  deviner.  Pen- 
dant ce  temps ,  toi ,  grâce  à  l'économie  que  j'apporte  dans  notre  petit  rac'- 
nage  ,  tu  peux  te  montrer  partout  lionoral^lement.  Nous  vivons  dans  une 
époque  où  le  mérite  personnel  est  tout  dans  le  monde,  et  où  le  préjugé  ne 
(ait  plus  peser  sur  les  fils  les  fautes  de  leurs  parens;  embrasse-moi,  mon 
pauvre  Olivier. 

Et  la  malheureuse  mère  pletnait  encore  |ihis  fort  en  embrassant  son 
fUs. 

—  Ainsi  donc,  ma  mère,  reprit  le  jeune  homme,  vous  doutiez  assez 
de  mon  courage  pour  me  cacher  l'état  de  nos  ressources  ;  vous  ne  vouliez 
pas  me  permettre  de  partager  avec  vous  les  privations  que  la  nécessité 
nous  impose  !  Ah  !  c'est  mal  de  n'avoir  pas  eu  de  confiance  dans  votre  en- 
fant !  Vous  ne  savez  donc  pas  que  cet  aveu  va  doubler  mes  forces  I  Le  pre- 
mier argent  que  je  gagnerai  sera  d'abord  employé  à  racheter  ces  parures 
dont  votre  sollicitude  pour  moi  vous  a  privée.  Vos  diaraans  ,  votre  vais- 
selle ,  je  vous  rendrai  tout.  Et  je  commencerai ,  ajouta  le  jeune  homme  en 
tirant  un  objet  contenu  dans  une  triple  enveloppe  de  papier  Joseph ,  je 
conmaencerai  par  vous  rendre  cette  précieuse  giberne  de  filigi-ane  d'ar- 
gent que  mon  père,  m'avez-vous  dit,  rapporta  de  sa  campagne  en  Egypte. 
J'ai  pensé  que  ce  souvenir  d'un  ami  que  nous  avons  perdu  ,  hélas  I  lorsque 
j'étais  trop  jeune  encore  pour  apprécier  ses  vertus  ,  ne  devait  pas  sortir  de 
nos  mains  pour  payer  mes  folies  de  jeunesse.  Je  l'ai  rachetée  aAcc  le  gain 
d'une  soirée  de  jeu. 

Madame  Dumont  pâlit  en  revoyant  entre  les  mains  de  son  fils  le  précieux 
joyau  qu'elle  avait  vendu  huit  jours  auparavant  au  brocanteur  russe  de  la 
rue  de  Seine.  Elle  ouvrit  la  giberne  précipitamment  et  d'une  main  trem- 
blante ,  comme  pour  y  chercher  quelque  chose  qui  l'intéressait  ;  mais , 
trompée  dans  son  attente  ,  elle  demanda  timidement  à  son  fils  s'il  n'avait 
})as  trouvé  un  portrait  dans  cette  gibei'ne. 

Sur  la  réponse  négative  d'Olivier  ,  M"""  Dumont  fît  mine  de  sortir  pour 
aller  réclamer  la  miniature  qu'elle  n'avait  jamais  entendu  vendre  au  mar- 
chand. Mais  Olivier  l'arrêta  en  lui  annonçant  que  cet  homme  avait  quitté 
Paris  le  matin  ,  après  avoir  vendu  une  grande  partie  de  sa  rit;he  col- 
lection. 

31"""  Dumont  parut  vivement  affectée  de  ce  malentendu ,  et  Olivier  n'in- 
sista pas  davantage  sur  ce  point,  car  il  connaissait  parfaitement  ce  portrait, 

12. 


l8u  REVUE    DE    PARIS. 

«t  ii  avait  rcinaniue  que  sa  mère  ne  pouvait  le  contempler  sans  que  les  lar- 
inos  lui  vinssent  aux  yeux.  11  ne  conçut  aucune  mauvaise  pense'e  sur  cette 
Ijizari'e  recherche  d'une  assez  me'diocre  peinture  :  le  cœur  d'un  fils  a  sa 
pudeur  naïve  comme  celui  d'une  jeune  fille. 

Olivier  laissant  sa  mère  se  retirer  dans  une  pièce  voisine  ,  alla  s'asseoir 
lires  d'une  fenêtre  qu'il  ouvrit.  Cette  fenêtre  dominait  un  magnifique  jar- 
din dépendant  de  l'hôtel  d'un  banquier  qui  faisait  alors  beaucoup  d'af- 
faires avec  les  colonies  ,  et  qui  possédait  une  riche  maison  à  Bordeaux. 
I/hôtcl  de  M.  N...  étalait  somptueusement  sa  façade  à  colonnes  corin- 
thiennes au  fond  du  jardin  ,  et  du  pavillon  d'Olivier  on  pouvait  apercevoir 
les  lustres  qui  éclairaient  les  salons  du  rez-de-chaussée.  L'élite  du  haut 
commerce  parisien  dansait  ce  soir-là  chez  M.  N. 

Pendant  qu'Olivier  reposait  ses  regards  sur  ces  allées  sablées  si  bien  gar- 
nies d'arbres  et  de  fleurs,  on  entendit  une  chaise  de  poste  s'arrêter  dans- 
la  ruelle  voisine,  vers  l'une  des  petites  j)ortes  du  jardin.  Le  postillon  des- 
cendit et  sonna  une  clochette  grêle  qui  fit  accourir  un  domestique  auquel 
le  voyageur  renfermé  dans  la  chaise  ordonna  d'aller  quérir  secrètement  son 
maître,  pour  recevoir  une  révélation  importante  que  quelqu'un  avait  à  lui 
faire.  Le  domestique  revint  bientôt  avec  le  banquier  en  costume  de  bal , 
tête  nue  et  gants  beurre  frais  aux  mains.  M.  N. ,  d'un  air  maussade  et 
boudeur,  accueillit  au  seuil  de  la  petite  porte  un  homme  en  manteau  de 
voyage ,  qui  du  premier  abord  se  mit  à  lui  parler  à  l'oreille,  accompagnant 
son  discours  de  gestes  animes. 

Mais,  c'est  une  horreur  I  s'écria  le  banquier!  Une  affaire  de  Cour 

d'Assises  qui  le  mènerait  tout  droit  aux  galères  !  Il  est  chez  moi  à  cette 
heure,  au  milieu  de  mon  bal,  arrivé  ce  matin  de  Boideaux. 

Je  le  sais  ,  continua  le  voyageur.  Voilà  50,000  francs  de  ces  créances 

simulées  qu'il  m'a  remises,  en  me  proposant  d'en  partager  le  profit  avec 
moi.  Reprenez-les  ,  monsieur  j  vous  pensez  bien  qu'en  homme  d'honneur, 
j'ai  dû  refuser  de  telles  offres  et  accourir  de  Boideaux  pour  vous  avertir 
ce  qui  se  tramait  contre  vous.  Si  vous  tardez  un  instant ,  votre  homme 
nous  échappe;  il  fuit  le  faire  saisir  au  milieu  de  votre  fête;  on  trou- 
vera ur  lui  des  preuves  de  ce  que  j'avance.  Plus  de  400,000  francs  de 
valeurs  sur  l'étranger  sont  contenus  dans  son  seul  portefeuille.  Quant  à 
moi ,  pernuîttez  que  je  me  retire  et  que  je  coure  en  hàle  requérir  la  force 

armée  ! 

Le  vovageur  rcuioula  ilans  sa  cliaisc,  laissant  le  l).iu(iuier  ton!  (■l)alii  de 


REVUE    DE     PARIS.  |Sl 

ce  qu'il  venait  d'entendre.  Olivier  ,  penché  sur  sa  fenêtre  et  cache  par  un 
rideau  de  lilas  ,  derrière  lequel  s'étendait  encore  un  treillage  couvert  de 
vignes  et  de  chèvrefeuilles  ,  avait  entendu  tout  ce  qui  s'était  dit  dans  le 
jardin.  Sa  curiosité'  devenait  pour  ]e  moins  égale  à  la  terreur  du  bancjuier. 
Il  entrevoyait  déjà  sur  cet  heureux  visage,  encore  radieux  des  joies  du  bal, 
le  chagrin  hâve  et  poignant ,  la  terreur  d'une  banqueroute  imminente,  un 
reflet  de  misère  et  d'infamie  tout  à  la  fois.  M.  N.  resta  quelques  minutes 
immobile  ,  ne  laissant  échapper  de  sa  poitrine  haletante  que  de  vagues  gé- 
missemens  qu'on  aurait  pris  pour  le  râle  d'un  homme  qu'on  égorge.  Puis 
soudain  le  banquier  se  mit  à  courir  comme  un  forcené  à  travers  la  pelouse 
qui  aboutissait  au  perron  de  son  hôtel.  Sur  les  marches  de  ce  perron  ,  il 
rencontra  un  autre  homme  qu'il  saisit  par  le  bras  avec  un  geste  de  fureur 
concentx'ée  ,  et  tous  deux  disparurent  un  instant  dans  la  plus  sombre  allée. 
Olivier  entendit  des  voix  qui  s'approchaient,  et  le  banquier  N.  se  montra 
de  nouveau,  étreignant  toujours  le  bras  de  l'homme  qu'il  avait  rencontré 
sur  le  perron  de  l'hôtel. 

—  Monsieur,  lui  disait-il  avec  un  accent  de  rage  mal  étouffée,  j'exige 
que  vous  uie  remettiez  sur-le-champ  le  portefeuille  que  vous  avez  sur  vous. 
Il  faut  que  je  sache  à  quoi  m'en  tenir  sur  votre  conduite. 

—  Vous  êtes  fou  ,  mon  cher  associé  !  répondait  l'autre  d'un  air  calme 
en  cherchant  à  se  dégager  des  mains  du  banquier,  qui  s'attachait  obstiné- 
ment à  lui.  Il  est  impossible  que  Raimbert,  mon  caissier,  une  espèce  qui 
me  doit  tout,  vous  ait  fait  sérieusement  im  pareil  rapport.  Et  quand  il  au- 
rait été  assez  lâche  pour  me  calomnier  de  cette  façon ,  je  ne  vous  pardon- 
nerais jamais,  monsieur,  la  préférence  que  vous  accordez  aux  paroles  d'un 
tel  misérable. 

—  C'est  toi  qui  es  un  misérable  ,  répétait  M.  N...  en  secouant  forte- 
ment le  bras  de  son  interlocuteur.  Depuis  long-temps  je  soupçonnais  ta 
déloyauté;  aujourd'hui  j'ai  des  preuves  certaines  que  tu  as  tout  préparé 
pour  me  ruiner  et  m' entraîner  dans  la  banqueroute  frauduleuse  que  tu  mé- 
dites en  ce  moment. 

—  Monsieur,  de  semblables  suppositions  m'outragent ,  reprit  l'associé 
de  M.  N... ,  emporté  à  son  tour  par  un  accès  de  fureur  vraie  ou  simulée. 
Demain  ,  monsieur,  vous  me  rendiez  raison  de  cette  insulte ,  et  toute 
liaison  d'intérêt  cessera  d'exister  entre  nous.  Je  ne  demeure  pas  une  mi- 
nute de  plus  dans  cette  maison.  Laissez-moi  partir,  monsieur;  lâchcz-inoi  . 
ou  je  ne  réponds  pas  plus  long-temps  de  ma  patience. 


l8*J  REVUE    DE    PAr.IS. 

. —  Non  ,  lu  ne  m'échapperas  pas ,  infâme  ,  criait  de  son  côte  M.  N...  ; 
tu  vas  rentrer  dans  mon  salon ,  et  là  ,  devant  tout  le  monde ,  je  t'arracherai 
le  masque  et  je  te  flétrirai  du  nom  que  tu  as  mérite'. 

Cette  explication  à  l)rùle-pourpoints ,  accompagnée  d'éclats  de  voix  et 
de  gestes  menaçans ,  se  faisait  précisément  devant  la  fenêtre  d'Olivier.  Ce 
jeune  homme  demem-ait  comme  pétrifié  en  présence  d'un  si  singulier  spec- 
tacle. Il  plaignait  bien  sincèrement  le  sort  de  M.  N...  A  ce  point  de  la 
discussion  où ,  les  paroles  ne  suffisant  plus  à  l'insulte ,  oti  en  vient  d'ordi- 
naire à  de  plus  énergiques  argumcns  ,  les  deux  disputeurs  s'étaient  saisis 
mutuellement  par  le  collet  de  leur  habit  j  et  tandis  que  l'un  cherchait  à  se 
débarrasser  de  son  adversaire  ,  l'autre  employait  tous  ses  efforts  pour  en- 
traîner son  ennemi  dans  la  direction  de  l'hôtel.  La  force  brutale  devait 
seule  trancher  cette  question  ,  espèce  de  jugement  de  Dieu  oîi  comljattaient 
corps  à  corps  le  crime  et  la  loyauté. 

L'animation  était  égale  des  deux  parts,  mais  M.  N...  ,  vieillard  moins 
robuste  que  son  antagoniste ,  perdait  du  terrain  à  chaque  pas.  Lorsqu'il  se 
vit  acculé  dans  l'angle  du  mur  formant  l'extrémité  du  jardin  ,  il  appela 
du  secours  à  grands  cris,  voulant  empêcher  le  fugitif  de  s'évader  par  la 
petite  porte  qui  donnait  sur  la  ruelle.  Mais  celui-ci ,  dont  le  désespoir  sans 
doute  doublait  en  ce  moment  les  forces ,  renversa  le  banquier  par  une  im- 
jndsion  terrible.  L'infortuné  alla  donner  de  la  tête  contre  l'angle  de  marbre 
d'un  piédestal ,  et  il  roula  sur  le  saille  ,  baigné  dans  son  sang. 

Cependant  les  cris  de  M.  N...  avaient  jeté  l'alarme  dans  l'hôtel;  les 
danseurs  avaient  quitté  les  salons,  et,  confondus  avec  les  domestiques  et 
des  groupes  de  soldats  en  armes ,  ils  se  répandaient  dans  les  allées  du 
jardin  ,  qui  s'allumaient  des  clartés  de  mille  flambeaux. 

—  Par  ici  I  criait-on  j  emparez-vous  de  la  petite  porte  ,  c'est  la  seule 
issue. 

Le  meurtrier  essaya  vainement  d'ébranler  la  serrure  de  cette  porte.  La 
clef  en  avait  été  retirée. 

Le  cercle  marqué  par  la  lumière  des  flambeaux  se  rétrécissait  de  plus 
en  plus  ,  et  derrière  lui  le  fugitif  ne  voyait  pour  dernière  retraite  qu'une 
haiite  muraille  qui  lui  parut  inacessible.  Il  se  retrancha  pourtant  à  l'abri  du 
rideau  de  lilas  qui  tapissait  cette  muraille,  résolu  d'attendre  là  ceux  qu'il 
ne  pourrait  éviter.  Un  mouvement  d'Olivier  lui  fit  lever  la  tête.  Alors , 
mesurant  d'un  coupd'œilla  hauteur  qu'il  avait  à  franchir,  il  sauta  comme 
un  chat  sauvage  sur  le  treillis  du  mur,  et  il  grimpa  jusqu'au  niveau  de 


Ri:VIJl-;     DK    PARIS. 


183 


la  fenêtre  d'où  le  jeune  hyiiiine  le  contemplait  dans  l'iininoljilite  île  la  stu- 
peur. 

—  Cachez-moi  !  murmura  cet  homme  en  s'accrochant  avec  ses  ongles  au 
bras  qu'Olivier  avançait  pour  le  repousser. 

Et  en  suppliant  ainsi,  la  menace  sur  les  lèvres ,  il  sondait  d'un  œil  effare 
la  profondeur  des  taillis  voisins ,  où  bruissaient  les  voix  de  ceux  qui  le 
cherchaient. 

—  Non ,  répondait  Olivier ,  ce  serait  me  rendre  votre  complice. 

—  Sauvez  de  la  mort  et  de  l'infamie  un  faible  vieillard  qui  re'clame 
votre  pitië,  jeune  homme  ,  reprit  le  fugitif  en  serrant  le  bras  d'Olivier  à 
lui  briser  les  os ,  et  que  le  ciel  vous  rende  ce  bienfait ,  si  vous  avez  sur 
cette  terre  un  père  ou  une  mère  que  vous  chérissiez  ! 

—  Laissez-moi,  vous  dis-je^  retirez- vous ,  malheureux,  ou  j'appelle 
ces  gens. 

—  Les  voilà  qui  viennent  I...  Par  pitié'  pour  mes  cheveux  blancs  ,  per- 
mettez que  je  me  réfugie  dans  cette  chambre.  Prêtez  un  appui ,  ô  jeune 
homme  ,  aux  pas  chancelans  d'un  vieillard. 

En  parlant  ainsi,  le  fugitif,  avec  une  vigueur  incroyable,  sauta  d'un 
seul  bond  par-dessus  l'appui  de  la  fenêtre  ,  et  vint  rouler  dans  la  chambre 
avec  Olivier  renversé  par  ce  choc  inattendu. 

La  lueur  des  flambeaux  du  jardin  éclairait  en  ce  moment  la  petite  façade 
du  pavillon.  Un  cri  d'Olivier  suffisait  pour  attirer  du  secours. 

—  Tais-toi  I  lui  dit  tout  bas  la  voix  de  sa  mère. 

Et  M""^  Dumont  referma  aussitôt  la  fenêtre ,  sur  laquelle  elle  eut  soin 
de  tirer  avec  précaution  les  doubles  rideaux.  Olivier  ne  comprenait  rien  à 
cette  apparition.  Sa  mère  était  plus  pâle  et  plus  effrayée  que  le  fugitif  lui- 
même. 

—  Monsieur ,  lui  dit-elle  en  prenant  un  flambeau  dans  sa  main  trem- 
blante ,  ce  n'était  pas  ainsi  que  j'espérais  vous  i-evoir.  Quoi  qu'il  en  soit , 
je  lends  grâces  à  Dieu  qui  permet  que  je  sauve  aujourd'hui  l'honneur  de 
votre  nom.  Suivez-moi ,  monsieur  ,  je  vais  vous  faire  évader  avant  que  l'on 
ait  pu  soupçonner  votre  présence  dans  cette  maison. 

Olivier  resta  pendant  quelques  minutes  attéré  par  ce  qu'il  venait  de  voir 
et  d'entendre.  Quand  sa  mère  rentra  : 

—  Connaissez-vous  cet  homme?  lui  demanda-t-il. 

—  Je  le  connais ,  répondit  M""'  Dumont  en  baissant  les  yeux. . .  Mon 


l8z^^  KEVUE    DE    PARIS. 

fils,  mon  cher  Olivier,  la  faillite  de  M.  N...  ,  qui  va  sans  doute  se  de'cla- 
rer  demain ,  nous  enlève  nos  dernières  ressources.  Il  te  faut  maintenant 
travailler  pour  subvenir  à  tes  besoins.  Demain ,  mon  enfent ,  demain  tu 
devras  quitter  Paris.  Je  te  dirai  ce  que  tu  as  à  faire  et  oii  tu  dois  aller,  si  tu 
veux  que  ta  mère  soit  heureuse. 

RoGEK  Dii  Beauvoir. 

(  La  siiile  au  numéro  prochain.  ) 


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LES   MASQUES    PARISIENS 


AU  DIX-HUITIEME  SIECLE. 


,^  I- 


Vers  la  seconde  moitié  du  dix-huitième  siècle  ,  la  folie  prit  en 
France  un  caractère  tellement  national ,  que  les  historiens  de  la 
révolution,  grands  et  petits,  réformistes  ou  conservateurs,  gazet- 
tiers  ou  parlementaires,  ont  toujours  quelque  peu  rattaché  son 
origine  a  cette  physionomie  exceptionnelle  de  nos  mœurs.  Entre 
les  diverses  intronisations  de  la  folie ,  le  carnaval  du  dix-huitième 
siècle  ne  fut  ni  la  moins  piquante  ni  la  moins  sinistre  5  la  mode 
avait  fait  jadis  du  carnaval  un  usage ,  elle  en  fit  désormais  un 
besoin;  son  culte  annuel  devint  l'expression  d'une  frivolité  de 
jour  en  jour  plus  nécessaire,  et  insensiblement ,  pour  sa  part, 
frondeuse  et  destructive.  Le  carnaval  entreprit  d'abord  de  réveil- 
ler un  peuple  ennuyé  et  un  monarque  éreinté  ;  ensuite  il  voulut 
tuer  les  ridicules ,  puis  il  s'attaqua  aux  préjugés  ;  puis  plus  tard 
au  gouvernement ,  puis  enfin  a  la  monarchie.  Dans  ces  démo- 
litions successives ,  il  fut  constamment  logicien  et  français ,  rail- 
leur et  bon  enfant  ;  il  se  montra  charitable  envers  la  nation  ,  impi- 
toyable envers  les  rois  ;  il  amusa  jusqu'au  bout  les  esclaves,  et  il 


I  ^>()  lUiVUK     l»K     l'AlUS. 

persifla  les  maîtres  a  outrance  ;  il  expira  de  vieillesse ,  de  colère  et 
de  gaieté,  comme  cette  femme  nei^veuse  qui  mourut  si  dramatique- 
ment,  chatouillée  par  son  mari.  Mais,  nous  le  répétons,  durant 
la  débauche  sociale  des  cinquante  dernières  années ,  son  attribut  le 
plus  sérieusement  historique  fut  cette  même  déclivité  morale  si 
entraînante  qui  précipitait  ses  orgies,  escomptait  ses  ressources  et 
accumulait  dans  sa  marche  vers  l'abîme  les  parades,  les  gaudrioles, 
les  satires  et  les  travestissemens. 

Dans  cette  période ,  le  carnaval  fut  surtout  enivrant  de  souplesse 
et  de  variété.  Il  prit  tous  les  costumes  et  tous  les  langages;  il  avait 
autant  de  figures  et  de  sarcasmes  que  la  société  lui  exposait  de 
gangrènes  et  de  catégories  -,  pas  un  ridicule  n'esquiva  ses  huées , 
pas  un  dos  qui  n'ait  reçu  les  volées  de  sa  batte.  Il  était  jésuite  au 
milieu  du  clergé ,  pasquin  avec  la  canaille ,  balourd  chez  les  bour- 
geois ,  libertin  et  impie  chez  les  philosophes ,  cynique  a  Ver- 
sailles, insolent  sur  le  trône.  Les  Porcherons  avaient  leur  mardi- 
gras  a  eux,  comme  M'^e  de  Charolais  avait  le  sien.  Tandis 
que  le  chansonnier  Collé  jouait  a  Villers-Coterets ,  pour  le  duc 
d'Orléans  et  sa  maîtresse ,  des  proverbes  que  seul ,  et  au  coin  de 
votre  feu  vous  ne  liriez  pas  maintenant  sans  rougir ,  les  convul- 
sionnaires  donnaient  a  huis  clos  les  représentations  burlesques  de 
leur  crucifiement  dans  la  rue  de  Touraine  ,  au  Marais.  En  sortant 
du  cénacle  où ,  sous  la  figure  symbolique  et  nue  de  notre  père 
Adam ,  Cagliostro  enseignait  b  ses  néophytes  la  franc-maçonnerie 
égyptienne ,  les  femmes  du  bel  air  allaient  retremper  leurs  fibres 
et  tonifier  leurs  organes  au  baquet  mesmérien.  Nulle  passion  con- 
temporaine ,  nulle  originalité ,  nul  rare  ou  fort  esprit  ne  trompait 
ces  lois  de  la  mode  et  cet  entrain  de  l'époque. 

Ainsi ,  pendant  le  carnaval  de  i  774- ,  Beaumarchais  ,  en  habit 
de  velours  et  en  manchettes  de  dentelle,  ivre  encore  des  caresses 
et  du  Champagne  du  prince  de  Conti,  distribuait  lui-même  au 
public,  dans  le  foyer  de  l'Opéra,  des  exemplaires  de  son  fameux 
mémoire  contre  Goëzman.  Plus  tard,  en  -1781,  lorsque  sous  le 
premier  ministère  de  M.  Necker,  on  publia  un  règlement  sur  les 
tripots  de  Paris,  les  joueurs  consternés  enterrèrent,  avec  le  car- 


IIKYLE    DK     l'M'.IS.  187 

naval,  l'image  funèbre  de  leur  idole.  Dans  les  derniers  jours,  nu 
fiacre  gigantesque  parcourut  lentement  les  rues  du  quartier  Saint- 
Honoré,  empire  ténébreux  des  filles  et  des  tripots;  cette  voiture, 
drapée  de  noir,  tramait  un  mannequin  représentant  la  divinité  du 
pharaon  et  du  lansquenet  ;  autour  du  char,  marchaient  pêle-mêle , 
l'oreille  basse  et  le  chapeau  enfi)ncé  sur  les  yeux,  toutes  les  cen- 
turies de  l'association  des  joueurs ,  ceux-ci  portant  a  la  main  des 
caites  qu'ils  déchiraient  avec  rage  >  ceux-là  des  cornets  renversés 
qu'ils  brandissaient  au  nez  des  passans  ;  leurs  chemises  débraillées , 
leurs  jabots  souillés  de  tabac  et  d'huile,  leur  physionomie  livide, 
leur  perruque  sans  poudre  et  leurs  souliers  sans  boucles,  accu- 
saient une  profi)nde  amertume  ;  et  enfin ,  après  des  libations  solen- 
nelles a  la  porte  de  l'hôtel  d'Angleterre  et  des  génuflexions  multi- 
pliées devant  l'idole ,  son  mannequin  fut  jeté  dans  un  grand  trou. 
Les  tailleurs ,  les  croupiers  et  les  gobe-lius  pleurèrent  abondam- 
ment sur  sa  tombe.  Plus  tard  même,  dans  l'hiver  de  -1785,  un 
autre  char  traversait  Paris,  bariolé  d'emblèmes,  escorté  de  faua- 
tiques  et  promenant  cérémonieusement  une  image;  mais  cette 
image  était  noble,  populaire,  sainte  et  votive;  elle  portait  dans 
ses  flancs  d'osier  et  sous  son  masque  de  carton  peint ,  les  destinées 
de  l'avenir.  C'était  la  statue  colossale  de  la  liberté  naissante , 
enfant,  qui  visitait,  au  son  des  grelots  et  au  bruit  des  chansons, 
la  cité  où  ,  jeune  fille  implacable,  elle  devait,  après  dix  ans  révo- 
lus, stationner  sur  la  place  de  la  Révolution  pour  l'heure  des 
funérailles  et  des  holocaustes.  Treize  cariatides  soutenaient  l'idole 
figurant  les  treize  cantons  d'Amérique  récemment  émancipés, 
couronnant  la  statue  avec  les  treize  pavillons  des  Etats-Unis.  Les 
compagnons  d'annes  de  Washington  et  de  Lafajette  ne  deman- 
daient encore  aucune  iudeuuiité.  Ils  étaient  libres  par  la  France, 
intronisés  dans  son  carnaval  et  salués  a  l'Opéra.  La  nouvelle  répu- 
blique n'avait  de  créance  que  sur  notre  honneur,  nos  plaisirs  et 
notre  sang. 

Les  salons  de  la  bourgeoisie ,  les  soupers  de  la  cour ,  les  orgies 
delà  finance,  disputaient  au  peuple  parisien  le  laurier  un  peu 
fangeux  des  bacchanales.   Ici,  le  bailli  de  Fleurv  ,  ambassadeur 


l88  REVUE    DE    PARIS. 

de  Malte,  doanait  une  fête  magnifique  où  Tenler  était  convié 
avec  ses  rivières  de  feu ,  ses  tentateurs  crochus ,  ses  décorations 
virgiliennes  et  ses  tortures  expiatoires  ;  on  y  entrait  par  le  Ténare , 
on  y  voguait  sur  le  Phlégéton,  dans  la  barque  fabuleuse;  on  y 
combattait  des  monstres ,  on  y  séduisait  des  Chimères  et  des  jolies 
femmes  ;  on  en  sortait  ravi  et  légèrement  brûlé ,  par  l'Etna ,  dans 
un  fiacre.  Là,  notre  inépuisable  Beaumarchais  ,  traînant  en  laisse 
quarante  musiciens  faméliques  et  un  ballot  de  partitions ,  grimpait 
hardiment  dans  les  plus  modestes  ménages  de  procureur  ,  installait 
avec  sang-froid  ses  pupitres  ,  son  piano  et  ses  chandelles ,  présen- 
tait d'un  air  grave  aux  gens  de  la  maison  le  pauvre  Saliéri ,  et 
forçait  les  oreilles  parlementaires  a  goûter  sur  place  la  musique 
étrange  de  Tarare.  Dans  ce  bienheureux  siècle ,  le  carnaval  natu- 
ralisait en  France  des  usages  domestiques  pleins  de  succulence,  et, 
pour  l'époque,  merveilleux  d'imagination.   Le  café,  en   1765, 
était,  a  la  danse  près,  le  déjeuner-bal  de  1829.  Par  exemple  , 
on  y  faisait  peu  de  diplomatie ,   mais  on  y  faisait  beaucoup  de 
littérature ,  et  dans  une  soirée  plusieurs  indigestions  ;  on  tenait  un 
café  comme  de  nos  jours  on  donne  un  concert  ;  seulement ,  il  était 
indispensable  d'y  avoir,  pour  la  montre,  un  personnage  curieux 
que  la  maîtresse  du   logis  claquemurait  dans  son  comptoir,  en 
guise  d'attrayante  limonadière.  Ainsi  David  Hume ,  le  gros  histo- 
rien britannique,  dans  un  café  tenu  chez  M^^  de  Tessé,  joua  le 
rôle  d'un   sultan,  et,  accroupi  a  la  turque  sur  un  sofa,  présida 
la  réunion  entre  deux  odalisques  improvisées.  Dans  ces  raouts 
toujours  philosophiques ,  la  dame  avait  une  robe  simple  et  courte 
a  l'anglaise,  un  tablier  de  mousseline,  un  fichu  a  pointe  et  un 
chapeau  étroit;  son  comptoir  était  chargé  de  biscuits,  d'oranges, 
de  sorbets ,  de  liqueurs  et  de  gazettes ,  elle  vous  offrait  gracieuse- 
ment le  Paui're  Diable ,  avec  un  cure-dent.  Des  trictracs ,  des 
damiers  et  des  échecs  couvraient  une  foule  de  petites  tables  où  le 
bruit  des  dés,  le  rire  des  viveurs  et  le  bavardage  des  femmes  d'es- 
prit se  mêlaient  ensemble;   puis,  a  une  certaine  heure,  on  ne 
jouait  plus,  on  soupait.  Des  laquais  en  veste  blanche  et  en  bonnet 
de  coton  servaient  la  poule  au  riz.  Après  le  souper  et  durant  les 


REVUE    DE    PARIS.  1 8() 

parties,  on  exécutait  des  pantomimes,  on  représentait  des  pro- 
verbes, on  chantait  des  ariettes,  on  dansait  des  chaconnes.  Nos 
déjeuners  finissent  par  des  souscriptions ,  le  café  se  teraiinait  par 
une  lecture. 

Dans  le  monde  littéraire ,  le  carnaval  ne  déployait  pas  moins  de 
séduction  et  de  mobilité.  En  février  1778,  quelle  charmante  parade 
que  le  séjour  de  Voltaire  a  l'hôtel  du  marquis  de  Villette  '  Dès  la 
première  semaine ,  elle  revêtit  un  caractère  très-significatif  et  très- 
plaisant.  Lorsque  le  grand  homme,  enveloppé  des  fourrures  de  Ca- 
therine, la  tête  dans  sa  perruque  a  la  Bachaumont,  et  coiffé  d'un 
bonnet  de  velours  rouge ,  traversait  a  pied  le  quai  d'Orsay  le 
matin,  pour  rendre  visite  a  d'Argental,  les  polissons  le  suivaient 
en  hurlant  ce  cri  trivial  des  rues,  toléré  par  la  licence  du  mo- 
ment, et  que  nous  n'écrirons  pas.  Voltaire,  ainsi  accoutré,  était 
pour  la  canaille  le  Jeannot  le  plus  singulier  qui  eût  encore  bar- 
botté  dans  nos  carrefours.  Elle  rendait  d'ailleurs  au  patriarche  de 
Ferney  les  insultes  dont  elle  avait  déjà  couvert  l'habit  arménien  de 
Jean-Jacques.  A  l'égard  de  Voltaire,  le  carnaval  fut  même  plus 
impitoyable.  Dans  la  scène  où  l'auteur  de  la  Pucelle  imposa  ses 
longues  mains  décharnées  sur  la  blonde  chevelure  du  petit-fils  de 
Francklin,  en  prononçant  ces  suaves  paroles  :  Dieu,  liberté^ 
tolérance,  on  a  vu  une  prophétique  et  religieuse  bénédiction; 
mais  il  n'est  pas  défendu  d'y  reconnaître  également  une  excellente 
bouffonnerie. 

Le  carnaval  du  dix-huitième  siècle ,  tel  qu'il  était  représenté 
par  les  bals  de  l'Opéra,  prend  une  expression  particulière  de  fougue 
depuis  la  mort  de  Louis  XV.  Alors,  il  n'est  plus  simplement  la 
satire  en  aciion  d'un  monarque  et  d'un  règne  ;  il  est  maintenant 
le  bélier  qui  détruit  sans  relâche ,  le  ridicule  qui  frappe  de  mort 
le  sarcasme  qui  aiguise  le  couteau.  On  aperçoit  les  saturnales 
de  95  par-dessus  les  bacchanales  de  -1778.  Tout  s  y  mêle  et  s'y 
altère  dans  une  licence  étourdie  ;  tout  s'y  confond  par  un  nivelle- 
ment providentiel.  Qu'on  nous  pardonne  de  citer  ici  une  anec- 
dote rebutante  ;  mais  ce  document  est  précieux ,  même  dans  son 
infâme  calomnie ,  et  son  existence  est  encore  une  autre  preuve 


I()0  UEVUE    DE    PARIS. 

morale.  11  est  impossible  de  tronver  sur  l'époque  un  fragment  de 
libelle  qui  eu  peigne  plus  véridiquement  les  désordres.  Nous  res- 
pecterons le  pamphlet  jusque  dans  la  plate  incorrection  de  son 
style. 

(c  —  -4  mars  1778.  —  Un  masque  fort  extraordinaire  qui,  la 
nuit  du  jeudi-gras,  a  beaucoup  parlé  "a  la  reine  durant  le  temps 
qu'elle  a  été  dans  sa  loge  de  l'Opéra,  qui  a  singulièrement  réjoui 
sa  majesté,  au  point  d'être  observé  de  tous  les  spectateurs  et  de 
les  avoir  intrigués ,  est  encore  un  problème  a  l'ésoudre.  Ce  masque 
était  vêtu  comme  une  poissarde ,  avec  une  coiffure  déchirée  sur 
la  tête,  et  le  reste  de  l'habillement  h  proportion.  Dès  que  la  reine 
a  paru,  il  est  venu  au  bas  de  sa  loge  et  l'a  entreprise  avec  une 
familiarité  singulière,  l'appelant  Antoinette,  et  la  gourmandant 
de  n'être  pas  couchée  auprès  de  son  mari  qui  ronflait  en  ce  mo- 
ment. Il  a  soutenu  la  conversation  que  tout  le  monde  entendait 
sur  ce  ton  de  liberté.  Il  y  a  mis  tant  de  gaieté  et  d'intérêt,  que  sa 
majesté ,  pour  mieux  causer  avec  lui,  se  baissait  vers  lui  et  lui  fai- 
sait presque  toucher  sa  gorge.  Après  plus  d'une  demi-heure  de 
propos,  elle  l'a  quitté  ,  en  convenant  qu'elle  ne  s'était  jamais  tant 
amusée;  et,  sur  ce  qu'il  lui  reprochait  de  s'en  aller,  elle  lui  a 
promis  de  revenir,  ce  qu'elle  a  fait.  Le  second  entretien  a  été 
aussi  long  et  aussi  public,  et  cette  farce  a  fini  par  l'honneur  qu'a 
eu  l'inconnu  de  baiser  la  main  de  la  reine,  familiarité  qu'il  a 
prise  sans  qu'elle  s'en  soit  offensée.  Le  bruit  général  est  que  ce 
masque  était  le  ûexw  Du  gazon,,  de  la  Comédie-Française  ;  mais  on 
a  peine  a  se  le  persuader.  »  (  Mémoires  secrets.  ) 

Passons  "a  des  morsures  moins  déchirantes,  a  une  satire  active, 
mais  sans  dégoût  et  sans  venin.  Nous  retrouvons  dans  le  fait  sui- 
vant toute  la  malice  du  bal ,  tout  le  feu  de  la  caricature.  Pour 
l'intelligence  de  cette  pasquinade,  il  faut  se  rappeler  qu'en  1771 
le  duc  d'Orléans,  grand- père  de  Louis-Philippe,  blâma  vivement 
d'abord  l'érection  du  parlement  Maupeou,  et  puis  se  réconcilia 
bientôt  avec  le  chancelier.  Le  prix  de  sa  défection  fut  le  consen- 


UKVrK    DE    PARIS.  l()l 

tement  du  roi  à  son  mariage  secret  avec  M'"''  de  Montesson ,  sa 
maîtresse. 

((  —  8  mars  1775.  —  Une  plaisanterie  grave,  arrivée  au  bal 
le  lundi-gras,  intrigue  la  maison  d'Orléans  qui  fait  des  perquisi- 
tions pour  en  découvrir  l'auteur.  Cette  nuit-la  ,  entra  seul  dans  la 
salle  un  masque  déguisé  en  mannequin  ;  on  sait  qu'un  mannequin , 
en  terme  de  peinture,  est  une  figure  factice  d'osier ,  dont  les  mem- 
bres sont  mobiles  et  souples  a  tous  les  mouvemens  que  l'artiste 
veut  leur  donner.  Il  avait  la  tête  surmontée  d'un  moulin  a  vent, 
sur  lequel  était  une  petite  lanterne.  Ce  masque  fut  se  placer  sous 
la  loge  des  princes,  et,  au  moyen  d'une  ficelle  qu'il  avait  en  de- 
dans de  son  étui ,  il  faisait  aller  les  ailes  de  son  moulin  tantôt  a 
droite  et  tantôt  k  gauche  ;  il  éteignait  et  rallumait  tour  a  tour  sa 
lumière.  Ce  manège  excita  l'attention  de  quantité  de  spectateurs, 
et  le  duc  d'Orléans  sentant  l'épigiamme  sanglante  que  renfermait 
cette  pantomime ,  sortit  de  la  loge  et  vint  dans  la  salle  pour  recon- 
naître le  plaisant,  et  voir  si  c'était  bien  "a  lui  qu'on  en\oulait.  Le 
masque  aborde  en  effet  son  altesse  et  lui  fait  les  reproches  les  plus 
vifs  de  sa  défection,  et  sur  les  efforts  qu'elle  avait  faits  pour  sé- 
duire et  débaucher  le  prince  de  Conti.  Il  parlait  assez  haut ,  et  les 
spectateurs ,  qui  s'éloignaient  par  respect ,  sans  entendre  toute  la 
conversation,  en  ont  saisi  une  partie,  comme  celle-ci.  Le  duc 
d'Orléans,  encore  plus  intrigué,  et  voulant  absolument  savoir  qui 
a  pris  la  liberté  de  l'attaquer  ainsi ,  donne  ordre  h  quelqu'un  de 
suivre  le  masque  et  de  ne  le  pas  quitter.  Celui-ci ,  plus  fin  que  le 
prince,  s'approche  de  l'orchestre  des  musiciens  et  se  couche  au- 
près d'eux.  Il  reste  ainsi  toute  la  nuit.  Le  bal  finit,  le  monde  se 
retire,  et  le  mannequin  y  était  encore.  On  l'approche,  on  vient 
l'avertir  de  se  retirer,  mais  on  ne  trouve  que  le  panier.  Le  plai- 
sant s'était  échappé.  » 

Louis  XV  entendait  coquettement  les  mascarades  ;  la  politique 
et  l'égoïsrae  se  confondaient  toujours  dans  ses  parties  de  carnaval , 
de  manière  "a  ne  point  blesser  le  gouvernement  et  la  débauche  ;  il 


IQI  REVUE    DE    PARIS. 

exigeait  que  ,  même  dans  les  paroxismes  de  la  folie ,  on  respectât 
ses  jouissances  et  son  trône.  Mais  cet  admirable  compromis  entre 
le  devoir  et  la  licence  ne  résistait  pas  également  a  toutes  les 
épreuves ,  et  le  vin  délayait  souvent  les  préjugés  et  la  raison  du 
monarque  avec  une  si  grande  énergie ,  que  Ihomme  et  le  roi  dis- 
paraissaient ensemble  pour  faire  place  a  la  brute.  Sous  ce  rapport, 
je  ne  connais  rien  de  plus  terrible  que  l'histoire  de  ce  valet,  que, 
dans  un  moment  d'ivresse,  il  voulut  lui-même  juger,  condamner 
et  pendre. 

Il  y  avait  a  cette  grille  du  Luxembourg  qui  ouvre  sur  la  rue 
d'Enfer ,  une  fille  de  belle  humeur  nommée  Thérèse ,  maîtresse  du 
duc  d'Aumont.  Le  père  de  Thérèse,  concierge  de  la  grille  et  bon- 
ueau  du  comte  de  Clermont,  tenait  là  un  cabaret  dont  elle  était 
la  servante  et  la  Vénus.  La  jeune  fille  déploya  tant  de  grâce  sous 
la  tonnelle  du  concierge ,  que  bientôt  des  bras  du  prince  elle  passa 
dans  le  lit  du  courtisan.  Le  duc  d' Aumont ,  en  vérité ,  l'aimait 
beaucoup,  puisque,  dans  un  transport  de  jalousie,  il  la  frappa 
d'un  canif  à  la  tête.  Quelque  chose  transpira  de  cette  passion  fa- 
buleuse au  lever  du  roi ,  qui  voulut  en  connaître  l'objet.  Un  ma- 
tin, avant  le  jour,  Thérèse  décampa  dans  une  voiture  de  poste, 
et ,  conduite  par  Lebel ,  soupa  chez  le  monarque  en  petit  comité  ; 
le  duc  de  Duras,  le  maréchal  de  Richelieu,  le  comte  de  Saint- 
Florentin,  le  marquis  de  Chauvelin  et  le  duc  d'Aumont  encou- 
rageaient de  leurs  propos  le  maître  et  la  jeune  fille.  Jusque-là , 
l'histoire  nou.s  paraît  très- ordinaire;  mais  voici  bientôt  l'épisode 
qui  fait  d'une  orgie  royale  une  singularité  dans  la  procédure  cri- 
minelle. 

Le  duc  d'Aumont,  distrait  comme  nos  grands  seigneurs,  avait 
oublié  un  de  ses  laquais  dans  la  galerie  de  Versailles ,  sur  un 
canapé.  Ce  pauvre  diable,  recoquillé  sous  un  manteau  et  blotti 
dans  un  coin  ,  attendait  là  son  duc,  réfléchissant  à  l'inégalité  des 
conditions  humaines.  Ennuyé  de  sa  veille,  il  regarda  par  le  trou 
de  la  serrure  daus  la  chambre  du  festin  ;  il  aperçut  le  prince 
mélancolique ,  les  convives  babillards ,  Thérèse  noyant  son  orgueil 
dans  le  vin  ;  il  trembla  de  son  imprudence ,  mais  il  rcgjuda  long- 


UEVUF,    DE    PARIS.  Hp 

temps.  Le  domestique  du  duc  d'Amnont  entendit  les  plus  étianares 
discours  ,  si  bien  qu'il  crut  d'abord  que  ces  messieurs  jouaient  une 
parade  de  circonstance.  On  buvait  beaucoup,  mais  sans  éclat;  on 
riait  peu  ;  on  disait  sérieusement  de  gros  mots.  Cette  ivresse  tran- 
quille des  gens  comme  il  faut  bouleversa  les  idées  du  laquais  ; 
mais  lorsque  Louis  XV,  asseyant  Thérèse  sur  ses  genoux,  eut 
plaisanté  des  cardinaux  et  turlupiné  les  parlemens,  lorsque  le 
maréchal  de  Richelieu  eut  scandaleusement  mêlé  dans  ses  non- 
chalantes moqueries  les  rois  de  l'Europe  et  les  fdles  de  l'Opéra , 
lorsque  M.  de  Chauvelin  se  fut  étendu  sur  le  système  alimentaire 
des  bassets  avec  la  science  d'un  piqueur ,  le  valet  ahuri ,  se  sou- 
venant plus  que  jamais  des  licences  du  carnaval ,  imagina  fort 
naïvement  que  les  convives  étaient  travestis  ou  que  lui-même 
avait  le  cauchemar.  Rassuré  par  cette  alternative,  il  se  coucha 
sur  l'ottomane  et  s'endormit. 

Au   bout   d'une    heure ,    le   domestique  fut 

réveillé  par  le  bruit  d'une  porte  qu'on  ouvrait  doucement.  Sans 
se  déranger,   il  leva  un  peu  la  tête  et  aperçut  Louis  XV.  Les 
lustres  de  la  galerie  étaient  presque  tous  éteints,  l'air  vif  de  la- 
nuit  avait  rafraîchi  l'appartement,  on  voyait  dejii  luire  le  petit 
jour  sur  la  pièce  d'eau  des  Suisses.  Le  roi  jeta  d'abord  prudemment 
les  regards  à  droite  et  a  gauche ,  avançant  avec  hésitation  dans  la 
galerie  et  cherchant  a  percer  l'ombre  de  ses  }  eux  ;  enfin ,  persuadé 
qu'il  était  seul ,  il  marcha  avec  plus  d'assurance ,  se  promena  de 
long  en  large  et  s'arrêta  devant  une  glace.  Le  valet  ne  perdant 
aucun  de  ses  gestes  et  aucune  de  ses  paroles,  respirait  à  peine. 
Louis  toussait  de  temps  en  temps  ;  sa  voix  avait  l'enrouement  d'un 
homme  ivre,  et  il  paraissait  tellement  abruti  ou  rêveur  qu'il  heur- 
tait les  meubles.  Quand  il  se  fut  examiné  dans  le  trumeau,  il 
poussa  un  gémissement  profond.  Misérable!  se  dit-il  a  mots  entre- 
coupés, tu  te  tues  le  corps  et  Vavie!  Ici  le  malheureux  laquais  fit 
un  mouvement  ;  le  roi  tressaillit  et  se  retourna ,  mais  il  ne  vit 
rien,  et  après  quelques  minutes  de  silence,  il  répéta  comme  s'il 
sortait  d'un  songe  :  //  n'y  a  personne.  Et  puis  ses  allées  et  ve- 
nues, ses  soupirs,  ses  monologues  recommencèrent;  il  s'appro- 

TOME    XIV.       FÉVRIER.  iS 


IQ/^  HEVIJE    DE    PARIS. 

chait  de  la  fenêtre,  et  demeurait  Va  immobile,  regardant  d'un  air 
hébété  l'aube  qui  se  levait  derrière  Trianon.  Alors  le  reflet  encore 
pâle  de  l'horizon ,  se  confondant  sur  sa  figure  avec  la  lumière  ex- 
pirante des  bougies,  éclairait  d'une  manière  hideuse  le  délabre- 
ment et  la  fatigue  de  ses  traits.  Le  monarque  se  tâtait  avec  déses- 
poir les  joues,  les  cheveux,  le  menton. 

—  Tu  ne  mourras  pas  vieux,  tedis-je...  Et  l'enfer?...  l'enfer! 
Comme  on  gouverne  la  France  !  Ils  sont  Ta-dedans  une  demi-dou- 
zaine de  fats  qui  se  torturent  l'esprit  pour  m'amuser,  et  ils  ne  m'a- 
musent pas  du  tout...  Ohl  que  je  m'ennuie!  Comme  on  gouverne 
la  France!...  Messieurs,  vous  êtes  très -spirituels,  et  je  ne  doute 
pas  que  tôt  ou  tard  vous  ne  perdiez  fort  gaiement  le  royaume  ;  en 
attendant,  donnez-moi  du  neuf. — Et  cette  créature?  Passable,  je 
vous  l'accorde;  mais  rien  de  piquant,  rien  qui  m'agace,  qui  me 
réveille...  Autant  vaudrait  une  fille  sage  :  elle  m'eût  impatienté. 
Mais  c'est  toujours  la  même  chose ,  et  toujours  l'ennui  ! 

Louis  rentra.  Le  domestique  du  duc  d'Aumont  se  rendormit. 

Le  malin  venu  ,  tous  les  convives ,  a  l'exception  de  Thérèse , 
sortirent  en  chancelant  dans  la  galerie,  et  l'un  d'eux  s'en  alla 
presque  tomber  sur  le  dormeur.  A  sa  vue,  les  ivrognes  furent 
épouvantés.  Louis  1(V,  le  premier,  s'écria  :  Quoi!  il  y  a  ici  un 
homme?  Qu'on  l'arrête...  On  arrêta  le  domestique.  Plus  mort 
que  vif,  il  ne  fit  d'abord  aucune  résistance.  Toutefois,  quand  il 
eiit  distingué  l'ivresse  complète  et  l'exaspération  des  buveurs, 
quand  il  se  fût  aperçu  que  son  maître  même  ne  le  reconnaissait 
plus ,  le  malheureux  devint  pensif.  On  ne  lui  laissa  pas  le  temps  de 
la  réflexion.  Bégayant  d'une  manière  qui  eût  été  grotesque  dans 
une  autre  circonstance,  mais  qui  révélait,  a  ce  moment,  un  ef- 
frayant délire ,  les  courtisans  se  ruèrent  sur  le  valet  trop  curieux; 
on  le  saisit  a  la  gorge ,  on  l'accabla  de  questions.  Hors  de  lui,  le 
monarque  se  rappela  Damiens.  Un  de  ces  enragés  proposa  de  ju- 
ger le  coupable  k  l'instant  même  et  sur  le  lieu  du  délit.  A  cette 
idée,  on  battit  des  mains,  et  la  cour  de  justice  fut  improvisée 
avec  deux  banquettes.  Louis  XV  accepta  la  présidence;  l'instruc- 
tion s'ouvrit  avec  une  si  comique  gravité,  que  le  tribunal  riait  à 


REVUE    DE    PARIS.  1 9^ 

ses  propres  dépens.  L'accusé  riait  aussi;  mais  lorsque  l'arrêt,  so- 
lennellement formulé  et  récité  par  le  roi ,  prononça  sa  strangula- 
tion, il  fut  alanné.  Le  laquais  vit  le  maréchal  de  Richelieu  déta- 
cher avec  sang-froid  sa  jarretière;  il  sentit  qu'on  la  lui  passait  au 
cou  ;  il  recula  devant  le  monarque  transformé  de  président  en  exé- 
cuteur et  déjà  tirant  un  des  bouts  de  la  corde.  A  ce  dernier  détail 
de  la  toilette,  l'allusion  lui  parut  si  claire  qu'il  fut  sur  pieds  d'un 
seul  bond,  et  avec  deux  coups  de  poing  renversa  lestement  tout 
le  tribunal.  Les  juges  et  l'exécuteur  se  regardaient  encore ,  que 
le  patient  galopait  sur  la  route  de  Paris. 

Ce  fait  curieux  est  peut-être  ce  qui  nous  reste  de  plus  expressif 
sur  la  vie  familière  de  Louis  XV.  A  quelques  années  de  cette  pé- 
nible farce ,  dans  le  carnaval  de  i  775 ,  Versailles  fut  encore  le 
théâtre  où  se  joua  un  drame  moins  sérieux,  moins  vil,  et  plus 
convenable  aux  démences  annuelles  dont  il  couronnait  la  saison. 
Les  mémoires  du  temps  rapportent  une  poétique  fête  que  la  com- 
tesse Dubarry  donna,  pour  ainsi  dire  ,  à  l'agonie  de  son  gouver- 
nement, si  remarquablement  qualifié  par  Duclos  d'un  nom  que 
nous  ne  pouvons  plus  écrire  dans  notre  chaste  langue.  Cette  fête 
royale  de  Jeanne  Vaubernier  répond  au  souper  bourgeois  de  Thé- 
rèse ;  la  dégradation  du  monarque  n'avait  pas  été  ici  plus  complète 
que  ne  le  fut  là-bas  l'exaltation  de  la  favorite.  Ce  sont  vraiment  les 
deux  pôles  crapuleux  du  règne. 

André  Dei.uieu. 


{/m  suite  au  procJudn  numéro.  ) 


13. 


6»»«««»*0»9«e«»«««>«'9^dC«««c«f.SC«c«C4»«#«S9ftfi«l^*i«C«C«S 


DES  ARTS 


COIVSIDKRES  A  PARIS  COMME  OBJET  DE  I^ÉC.OCE. 


LETTRE    n'VK    AI.LKMAND    DF    PAttlS    A    lUS     ALLEMAND    RF.    DRF.SDE.  ('). 

Oui,  Théodore,  les Paiisicns  ont  le  goût  ilclicat,  la  inain  habile  ,  l'a 
mour  du  nouveau  ,  le  besoin  d'ctic  c'mus  ;  —  l'être  singulier  qui  se  nomme 
Amateur  n'est  pas  inconnu  dans  cette  ville  e'tourdissante ,  le  peintre  d'his- 
toire y  abonde  ;  —  le  peintre  de  portraits  y  est  plus  commun  que  l'herbe 
des  rues  désertes  à  Pise  ou  à  Vérone,  le  peintre  décorateur  y  fait  de  splen- 
dides  absurdités  qui  ne  ressemblent  à  rien  et  qui  se  moquent  fièrement  de 
la  nature;  — Paris  est  artiste  ,  les  lithographies  couvrent  ses  murs  ,  noir- 
cissent ses  vitres  ,  usurpent  ses  salons,  remplissent  ses  albums  ; — la  jeune 
fille  sait  ce  que  c'est  que  le  galbe  ,  le  chique  ,  \cJlou  et  l'empâtement  ; 
— vous  trouvez  des  aquarelles  sur  tous  les  pupitres,  et  des  dissertations  sur 
les  arts  dans  tous  les  journaux;  bien  ,  Théodore,  très-bien.  Mais  ajoutez 
qu'à  moins  d'un  miracle,  Paris  ne  sera  pas  de  long-temps  la  ville  où  l'art, 
proprement  dit ,  doit  c'clore  et  fleurir. 

(')  Nous  nous  gardons  bien  d'assumer  la  responsabilité  des  opinions  expriniéi's 
dans  le  fragment  que  nous  empruntons  à  une  revue  allemande  ,  consacrée  à  la  pein- 
ture des  mœurs  étrangères  à  l'Allemagne.  Quelle  que  soit  la  dureté  du  jugement  que 
porte  sur  l'état  de  nos  arts  l'écrivain  germanique  ,  il  y  a  là  de  bonnes  instructions , 
<l'uliles  enseignemens  à  recueillir.  Pour  mieux  comprendre  et  pour  excuser  en  par- 
tie la  sévérité  puritaine  et  exagérée  de  ces  opinions  ,  il  faut  se  souvenir  que  l'art,  en 
Allemagne,  est  l'objet  d'un  culte  austère  ;  que  l'école  allemande  ne  cherche  que  l'i- 
niitalion  des  maîtres  anciens;  qu'elle  dédaigne  le  prestige  de  la  couleur,  et  qu'elU- 
traite  avec  un  sérieux  vraiment  estéti(]ue  ,   toutes  les  questions  relatives  à  l'art. 


REVUE    DE    PARIS.  If)7 

On  a  voulu  laiie  de  Paris  une  Sparte  moderne;  on  a  trouvé  la  inélamor- 
phose  impossible.  Napoléon  est  venu  ensuite ,  (pii  a  dit  à  la  grande  cite 
gauloise  :  «  Tu  seras  Rome.  »  Paris  n'a  pas  voulu  devenir  Rome.  Aujour- 
d'hui ,  vous  lui  diriez  de  devenir  Athènes  :  elle  n'y  réussirait  pas  mieux. 

L'art  demande  un  certain  calme ,  un  repos  solennel ,  qui  se  trouve 
difficilement  dans  la  ville  du  monde  où  l'on  vit  le  plus  vite  ;  oîi  les  jouis- 
sances sont  les  plus  raffîne'es  et  les  plus  rapides  ;  où  le  sentiment  de  la  per- 
manence et  de  la  stabilité'  se  laisse  le  moins  comprendre  et  goûter  ;  où  l'on 
sait  le  mieux  briller  avec  de  petits  moyens  ,  faire  de  la  gloire  avec  de  pe- 
tits bruits  passagers  ,  e'baucher  sa  renommée  et  jeter  au  vent  son  chef- 
d'œuvre;  vivre  de  l'occasion  et  de  l'impromptu  ;  tourner  rapidement  dans 
un  cercle  étroit  d'idées  communes  :  sacrifier  tout  à  l'effet  extérieur  ;  jouer 
un  grand  rôle  à  peu  de  frais  ;  en  un  mot  emplover  ses  ressources ,  comme 
ces  maîtres  de  ballets  habiles  ,  qui ,  de  vingt  comparses  ,  tirent  une  armée 
entière  ,  et  les  forcent  de  passer  et  repasser  de  tous  les  côtés  de  la  scène  , 
par  groupes  différens.  C'est  dommage.  11  n'y  a  pas  de  vaUe  plus  éclairée, 
pas  de  foyer  de  civilisation  plus  actif;  mais  cette  grande  forge  d'où  jail- 
lissent tant  d'étincelles,  est  le  pays  du  monde  où  l'on  a  le  moins  de  pa- 
tience; et  quelques  changemens  extérieurs  que  l'ère  représentative  ait  in- 
troduits dans  la  société  française,  c'est  encore  la  société  française  d'autrefois. 

On  prétend  que  les  nationalités  s'effacent ,  que  l'Europe  se  fond  en  une 
masse  unique  et  homogène.  —  Bah  I  est-ce  que  l'Anglais  a  cessé  d'être  per- 
sonnel, ou,  comme  il  le  dit  lui-même,  comfortable?  L'Allemand  de  fu- 
mer? l'Italien  de  se  complaire  dans  sa  profonde  paresse?  et  le  Français  de 
faire  claquer  son  fouet? 

Paris  est  toujours  Paris  :  le  pays  où  l'on  imite  artistement  la  partie  cx- 
tériem-e ,  matérielle  et  industrielle  des  arts  ;  où  les  organes  ont  de  la  sou- 
plesse ,  de  l'activité  ,  de  la  finesse  ;  où  la  mode  des  tableaux  et  la  mode 
des  statues  peuvent  bien  tenir  leur  place  au  milieu  de  tous  les  travers,  de 
tous  les  caprices  qui  se  succèdent  ;  mais  où  le  sentiment  des  arts  n'est  pas 
vif ,  ardent,  brûlant ,  actif  ;  où  les  maîtres  se  sont  trop  fréquemment  montrés 
imitateurs  ;  où  le  présent ,  ses  intérêts ,  ses  passions  ,  l'emportent  infail- 
liblement sur  la  passion  du  beau.  Quand  la  vie  est  tr  es  -  sociable ,  et 
qu'elle  marche  par  petites  saccades  impétueuses  et  contradictoires ,  le  temps 
manque  pour  la  formation  de  la  pensée.  C'est  une  fleur  qui  éclôt  rarement . 
cx)mme  l'aloès ,  et  dont  la  quiétude  méditative  est  la  véritable  serre-chaude. 
Moi ,  Théodore  ,  je  crois  que  la  sociabilité  excessive  des  Français  a  perd^i 


198 


REVUE    DE    PARIS. 


leurs  arts.  11  n'y  a  peut-être  pas  de  peuple  mieux  doue;  mais  il  ne  sait  pas 
s'isoler  j  il  ne  peut  parvenir  à  goûter  et  à  comprendre  l'indépendance.  Il  a 
besoin  de  vivre  pour  les  autres  et  par  les  autres.  De  là  quelque  chose  de 
tlieatra) ,  de  médiocre  et  de  pre'tentieux  5  je  ne  sais  quel  art  mesquin  et  ré- 
tréci ,  suspendu  entre  la  faiblesse  et  l'affectation  ,  le  coloris  de  Jouvenet  et 
le  fracas  des  batailles  de  Lebrun.  Dans  ces  derniers  temps  Girodet ,  mais  sur- 
tout le  jeune  Géricault ,  ont  essayé  de  s'élever  à  de  plus  franches  et  de  plus 
mâles  inspirations.  Ingres  a  étudié  les  anciens  maîtres  de  Florence;  Delacroix 
a  étonné  les  Parisiens  par  l'audace  admirable  et  la  fougue  impétueuse  de 
sa  couleur  et  de  sa  pensée.  L'atmosphère  dans  laquelle  ces  hommes  ont 
vécu  ne  leur  a  pas  permis  d'arriver  à  ce  qui  est  grand ,  parfaitement  com- 
plet ,   parfaitement  beau. 

Les  grandes  fortunes  ont  été  détruites  ,  d'autres  fortunes  financières  se 
sont  faites  et  sont  encore  ,  pour  ainsi  dire  ,  militantes  j  les  maisons  sont 
petites,  la  distribution  des  appartemens  n'admet  pas  les  grands  tableaux; 
les  gouvernemens  harcelés  disposent  de  ressources  fort  restreintes. 
Puis  vient  la  vanité,  cette  peste  des  nations  très-civilisées,  quidit  aux  pères  : 
Faites  devusjils  des  artistes,  le  métier  d artiste  est  admirable!  Alors 
s'élance  une  nuée  d'apprentis-artistes  ;  il  y  a  plus  de  portraitistes  que  de 
portraits  à  faire ,  plus  de  paysagistes  que  d'arbres  dans  les  forêts.  Cette 
troupe  rivale  épuise  bientôt  les  ressources  du  domaine  qu'elle  exploite  :  ceux- 
ci  exposent  au  Musée,  dans  l'espoir  de  fixer  sur  eux  un  rayon  de  gloire ,  un 
fragment  de  l'attention  publique  ;  dans  l'espoir  que  l'on  parlera  d'eux  pen- 
dant trois  jours;  ceux-là  font  des  paravents,  vernissent  de  la  laque, 
peignent  des  éventails ,  descendent  jusqu'à  l'enseigne ,  exécutent  des  du- 
plicata de  tableaux,  et  l'on  doit  avouer  que  dans  cette  sphère  très-inférieure, 
l'adresse  des  artistes  parisiens  est  extrême. 

Mais  quel  malheur  pour  l'art  quand  ce  dernier  ne  vise  qu'au  pain  quo- 
tidien ,  quand  le  boulanger  et  le  pâtissier  sont  les  dieux  de  l'artiste,  quand 
ce  culte  grossier,  que  notre  Jean-Paul  appelle  Yartoldtrie,  s'établit 
sans  conteste!  L'innombrable  quantité  de  physionomies  bourgeoises  qui 
s'exposaient  elles-mêmes  aux  regards  et  à  la  raillerie  du  public  ,  dans 
le  dernier  Salon  ,  prouve  cette  tendance  vers  le  lucre.  Ajoutez-y  l'anarchie 
intellectuelle ,  le  conflit  des  écoles  les  plus  divergentes  ,  le  chaos  des  pen- 
sées les  plus  contradictoires,  des  imitations  de  toute  nature,  mais  toujours 
des  imitations,  ici  du  gothique  affecté,  là  des  vierges  bisantines;  enfin 
peu  d'inspiration  vraie  et  de  haute  originalité.  Quelques  artistes  se  sont 


FA'^^ 


REVUE    DE    PARIS.  IQQ 

rapprochés  très-habilement  de  l'école  flamande  ;  c'est  peut-être  la  partie 
de  l'art  en  France  qui  a  le  plus  d'avenir;  les  tableaux  de  genre  sont  quel- 
quefois excellens. 

Pourquoi  ne  s'est-on  pas  familiarisé  avec  la  grandeur  et  la  pureté'  de 
l'inspiration  artistique  ,  à  force  de  contempler  dans  les  Musées  de  France 
les  plus  nobles  produits  de  cette  inspiration  ?  C'est  que  les  intérêts  du  jour 
dévorent  tout  l'espace  et  ne  permettent  à  personne  cet  examen  reposé,  cette 
contemplation  réfléchie  qui  seule  conduit  à  une  appréciation  vraie  des  ta- 
bleaux et  des  statues.  Il  faut  encore  faire  la  part  des  révolutions,  des  chan- 
gemens ,  des  inquiétudes  et  des  mille  circonstances  qui  ébranlent  la  société 
française;  la  génération  actuelle  a  trop  souffert,  elle  a  trop  agi,  elle  a 
trop  vieilli  ;  le  loisir  lui  a  manqué  pour  se  créer  des  idées  fixes  et  des  prin- 
cipes certains  ,  pour  assurer  la  pureté  de  son  goût ,  la  sévérité  de  son  ju- 
gement et  pour  goûter  en  repos  ces  jouissances  fécondes.  Il  est  incroyable 
avec  quelle  légèreté  les  dii-ecteurs  même  des  Musées  achètent  des  tableaux 
équivoques ,  imposent  des  noms  arbitraires  et  nouveaux  aux  tableaux  an- 
ciens, et  se  laissent  diriger  en  tout  par  un  caprice  inconstant.  N'a-t-on  pas 
trouvé  à  Melos  une  belle  statue  qui  représente  évidemment  un  Génie  fé- 
minin inscrivant  des  faits  sur  des  tablettes; — et  de  ce  Génie,  le  Catalogue 
n'a-t-il  pas  fait  une  Vénus  ? 

11  n'y  a  dans  tout  Paris  qu'un  seul  homme  qui  fasse  un  grand  commerce 
de  bronzes,  vases  antiques,  et  pierres  gravées.  Tout  ce  qu'ont  produit  de 
])lus  beau  les  fouilles  de  Comelo ,  de  Viterbe  ,  de  Saturnie  ,  se  trouve  dans 
ses  galeries ,  dont  les  produits  rempliraient  une  aile  tout  entière  du  Louvre. 
Je  doute  que  beaucoup  de  Parisiens  connaissent  sa  demeure ,  qui  est  une 
des  curiosités  les  plus  piquantes  de  Paris  ;  il  habite  le  boulevart  Bonne- 
Nouvelle. 

L'art ,  devenu  gagne-pain ,  a  envahi  presque  toute  la  sphère  de  la  peinture 
et  de  la  sculpture.  A  Paris  ,  il  menace  de  se  concentrer  dans  les  lithogra- 
phies et  les  feuilles  d'album  ;  rien  de  plus  commun  que  de  louer  pour  un 
certain  temps  des  aquarelles  que  Ton  copie.  Par  cette  habitude  ,  les  idées 
se  rapetissent;  on  cesse  de  chercher  le  grandiose;  on  se  contente  des  scènes 
de  la  vie  privée  et  de  quelques  paysages  dont  l'effet  est  agréable  ou  piquant. 
M.  Giroux,  rue  du  Coq,  possède  un  grand  nombre  de  ces  aquarelles. 
C'est  aussi  la  coutume  d'exposer  les  productions  modernes  dans  des  en- 
droits fi-équentés  par  le  public ,  chez  les  encadreurs  et  marchands  de  ta- 
bleaux. Si  les  artistes  de  talent  trouvaient  des  patrons  et  des  protecteurs 


'>.00 


REVUE    DE    PARIS. 


enthousiastes  ,  une  telle  chose  n'aurait  pas  lieuj  on  ne  les  verrait  pas  se 
mettre  à  l'encan  j  les  riches  occuperaient  toujours  les  pinceaux  et  les 
crayons  des  hommes  de  mérite  ;  on  les  verrait  se  presser  dans  les  ateliers 
des  Tony  Johannot ,  des  Roqueplan  et  des  Isahey,  et  retenir  d'avance 
l'œuvre  qui  se  trouve  encore  sur  le  chevalet  du  maître.  De  la  manière 
dont  les  choses  sont  arrangées ,  le  marchand  ,  placé  comme  intermédiaire 
entre  le  public  et  l'artiste  ,  accapare  la  meilleure  part  des  produits. 

C'est  ainsi  que  le  lucre  et  le  négoce  se  sont  emparés  de  presque  toute  la 
civilisation  française  j  la  joaillerie ,  qui  avait  autrefois  ses  admirables  ar- 
tistes ,  est  retombée  dans  le  domaine  industriel  j  les  dessins  souvent  capri- 
cieux, prétentieux  même ,  des  vases,  des  pendules  ,  des  porcelaines  ,  des 
tapis,  n'annoncent  pas  un  véritable  bon  goût.  Un  seul  artiste  à  Paris, 
Wagner,  a  essayé  de  faire  remonter  l'orfèvrerie  et  la  ciselure  au  rang 
qu'elles  occupaient  autrefois.  Rien  de  plus  commun  d'ailleurs  que  de  rencon- 
trer des  objets  fort  chers  qui  sortent  des  ateliers  parisiens,  et  où  non-seule- 
ment tous  les  styles  se  trouvent  confondus  ,  mais  où  la  commodité  et  la  réa- 
lité se  trouvent  sacrifiées  à  la  fantaisie  et  à  l'affectation.  Rien  de  plus  com- 
mun que  de  voir  des  soucoupes  dans  lesquelles  il  est  impossible  de  rien 
placer;  des  vases  dont  les  anses  sont  chargées  d'ornemens  en  saillie,  et  que 
la  main  ne  peut  saisir;  des  candélabres  dont  la  forme  est  élégante  et  l'usage 
difficile;  partout  enfin  le  bon  sens  mis  en  oubli ,  et  une  certaine  apparence 
extérieure  dominant  le  reste.  L'art  -  gagne-pain  s'est  emparé  même  des 
tombes.  On  voit  chez  les  marbriers  des  centaines  de  cénotaphes  ,  des  mil- 
liers d'urnes ,  des  bataillons  de  pierres  sépulcrales  qui  n'attendent  qu'une 
épitaphe.  Tout  cela  est  fait  sur  le  même  modèle  ,  sans  goût ,  sans  oi'igina- 
lité,  sans  poésie,  sans  invention.  Cette  uniformité  matérielle  est  la  mort 
de  l'art. 

.  A  Paris ,  on  trouve  rarement  des  vases  et  des  bronzes  chez  les  anti- 
quaires ;  quant  aux  marbres ,  il  n'y  en  a  pas.  Les  médailles  et  anciennes 
monnaies  en  ce  genre  sont  communes  :  les  connaisseurs  et  amateurs  sont 
nombreux. 

Les  pierres  gravées  ne  se  rencontrent  que  chez  les  joailliers  ;  quelque- 
fois ,  mais  rarement  et  comme  par  hasard  ,  les  marchands  d'antiquités  en 
ont  de  précieuses. 

Paris  n'a  pas  d'ouvrier  supérieui'  ]iour  la  gravure  sur  pierres  dures.  On 
est  aussi  très-arriéré  ici  dans  la  réj)aration  des  marbres  antiques.  L'homme 
qui  possède  la  plus  belle  collection  on  ce  genre  est  M.  Pourlalcs  de  Neuf- 


HEVUE     DE     PAKIS.  201 

chatel.  Celui  qui  est  le  plus  riche  en  monumens  gothiques  est  M.  du  Som- 
raerard  (  hôtel  de  Cluny). 

Le  commerce  des  peintures  est  assez  actif  :  hommes ,  femmes  ,  nobles  , 
pleliéiens,  tout  le  monde  s'en  mêle  plus  ou  moins.  Un  Américain  du  Nord 
a  même  ouvert  à  ce  trafic  son  bazar,  rue  de  la  Chausse'e-d'Antin ,  n°  1 1 . 
Pendant  au  moins  huit  mois  de  l'année ,  des  ventes  de  tableaux  ont  lieu 
tous  les  jours  dans  la  salle  des  commissaircs-priseurs ,  place  de  la  Bourse 
(  autrefois  hôtel  de  Bullion  ) ,  ainsi  que  dans  la  salle  de  la  rue  de  Cléry  , 
sans  compter  une  foule  d'autres  petites  ventes  qui  ont  lieu  sur  tous  les 
points  et  dans  tous  les  quartiers  de  Paris.  La  dernière  exhibition  remar- 
quable a  ctë  celle  du  célèbre  facteur  d'instrumens  Erard. 

Ces  ventes  ne  se  font  pas  comme  à  Londres.  On  expose  les  tableaux  et 
on  en  distribue  le  catalogue  la  veille  j  l'adjudication  est  annoncée  pour  une 
heure ,  mais  s'ouvre  rarement  avant  deux  heures ,  à  moins  que  les  per- 
sonnes chargées  de  la  vente  n'aient  quelque  ami  qui  leur  aient  donne'  le  mot 
et  qui  désire  obtenir  quelqu'un  de  ces  tableaux  à  bas  prix ,  avant  l'airivée 
des  amateurs.  Il  est  bien  aussi  de  ne  pas  s'en  rapporter  entièrement  aux 
numéros  du  catalogue  ,  dans  lequel  les  noms  des  maîtres  sont  désignés  le 
plus  souvent  de  travers ,  ce  qui  ne  compromet  personne. 

Les  tableaux  de  plus  de  trois  pieds  carrés  trouvent  rarement  des  ache- 
teurs. Les  tableaux  de  l'école  flamande  sont  encore  ceux  qui  sont  le  plus 
recherchés  et  le  mieux  payés.  La  plupart  sont  achetés  par  des  Anglais. 

La  restauration  des  vieux  tableaux  est  poussée  ici  à  un  haut  degré  de 
perfection.  Lahaute,  qui  passe  pour  le  plus  adroit  restaurateur,  se  fait 
payer  fort  cher.  Fourquet  travaille  consciencieusement,  et  ses  prix  sont 
modiques.  Vous  trouvez  souvent  chez  les  marchands  de  Paris  le  nom  d'un 
maître  célèbre  inscrit  au  bas  d'un  tableau.  Cela  ne  prouve  rien ,  sinon 
que  ,  comme  ceux  qui  font  métier  de  rogner  les  ducats ,  ils  attendent  les 
dupes  et  les  espèrent. 

Le  marchand  de  tableaux  le  plus  marquant  à  Paris  est  sans  contredit 
M.  Dubois,  rue  Sainte-Anne,  n"  50.  Il  a  rapporté  un  grand  nombre  de 
tableaux  d'Italie,  et  principalement  de  Gênes  j  il  connaît  bien  l'école  ita- 
lienne. M.  Delahaye  de  Bruxelles ,  rue  des  Martyrs  ,  n"  54 ,  possède  éga- 
lement une  fort  jolie  collection  de  tableaux ,  tant  italiens  qu'espagnols. 
M.  Giroux,  rue  d'Enfer,  tient  le  milieu  entre  le  marchand  et  l'amateur; 
sa  collection  est  petite  ,  mais  choisie. 

Il  serait  fort  à  désirer  que  les  galeries  de  lalileaiix  d'Allemagne  ,  qu'on 


'lO'l  ftf.VUE    DE    PARIS. 

est  loin  de  pouvoir  regarder  comme  complètes ,  notamment  celles  de  Ber- 
lin, Munich  et  Dresde,  se  complétassent  maintenant,  le  moment  e'tant  on 
ne  peut  plus  opportun.  Un  prince  allemand  vient  de  former  en  peu  de 
temps,  et  sans  ti'op  de  frais,  une  collection  que  plus  d'une  résidence  se 
montrerait  à  bon  droit  fière  de  posse'der.  Il  ne  faudrait  pas  toutefois  vou- 
loir des  Greuse  ,  des  Boucher  j  la  mode  les  lient  à  des  prix  trop  éleve's;  ni 
des  tableaux  de  caliinet  flamands  :  ces  derniers  sont  trop  chers. 

L'achat  des  tableaux  ne  doit  se  faire  ici  qu'avec  beaucoup  de  prudence. 
On  ne  saurait  s'imaginer  de  combien  de  roueries  ce  trafic  est  entouré  ; 
ventes  simulées  ,  pour-boire  donnés  aux  officieux  qui  vous  indiquent  une 
belle  collection  ,  etc.  II  est  aussi  à  remarquer  que,  dès  qu'un  connaisseur 
se  présente  dans  une  vente  pour  faire  quelque  achat ,  on  lui  force  la  main  ; 
et  le  prix  du  tableau  sur  lequel  il  a  fixé  son  choix  est  vivement  poussé , 
soit  par  jalousie  ,  soit  par  concurrence  :  le  Parisien  est  naturellement  imi- 
tateur. 

Il  y  a  bien  ici  en  ce  moment  plus  de  mille  tableaux  à  vendre ,  parmi 
lesquels  se  trouve  une  vierge  du  Corrége  supérieurement  traitée  et  fort  bien 
conservée  ;  quelques  Murillo  ,  plusieurs  beaux  tableaux  de  Rubens  ,  quel- 
ques-uns de  l'école  de  Rome ,  beaucoup  des  écoles  espagnole  et  hollan- 
daise ,  plus  encore  des  écoles  vénitienne  et  milanaise.  Mais  ceux  qui  se 
rencontrent  encore  en  plus  grand  nombre  sont  ceux  de  l'école  flamande. 

Du  reste ,  l'exportation  n'est  pas  défendue  ici  comme  en  Italie.  Il  ar- 
rive aussi  rarement  des  accidens  dans  l'emballage  et  dans  l'expédition  des 
tableaux. 

Il  y  a  à  Paris  beaucoup  de  personnes  qui  font  des  collections  de  gra- 
vures. Les  dessins  originaux  sont  ici  fort  estimés ,  et  néanmoins  il  n'y  a 
pas  de  collection  de  premier  ordre  en  ce  genre ,  comme  on  ne  pourrait  pas 
citer  non  plus  aucun  portefeuille  formé  des  œuvres  d'un  seul  maître. 

Vous  le  voyez ,  Théodore ,  il  y  a  ici  tous  les  élémens  des  arts  ;  mais ,  je 
ne  sais  comment  cela  se  fait ,  l'ébauche  domine ,  le  travail  rapide  emporte 
la  palme.  L'étude  consciencieuse  manque. 


(  Die  Avsi.and.  ) 


HISTOIRE 

MONARCHIQUE  ET  CONSTITUTIONXELLE 


RÉVOLUTION  FRANÇAISE 


d'aPRLS    DliS    DOCUMliNS    INKDITS  ('). 


La  révolution  française  est  un  événement  qui  a  déjà  donne'  lieu  à  au- 
tant de  livres  de  toute  sorte  que  la  guerre  de  Troie.  Peut-être  aussi  pour- 
rait-on dire  que  notre  vieille  monarchie  e'tait  véritablement  une  autre 
Ilion.  Elle  a  eu  ,  comme  elle,  sa  Cassandre ,  dans  la  philosophie  du  dix- 
huitième  siècle ,  qui  avait  le  don  de  pre'dire  l'avenir ,  à  la  condition  de 
n'être  pas  crue;  elle  a  eu  son  Priam  e'gorge',  lui  aussi ,  au  pied  du  myrthe 
qu'avaient  planté  ses  pères j  elle  a  eu  ses  fugitifs,  emportant  leurs  dieux 
Lares,  et  embrassant,  tout  en  plem-s,  le  seuil  de  la  porte  Scée  ;  elle  a  eu 
enfin  son  Hélène,  la  Liberté,  que  le  peuple,  son  Ménélas,  alla  prendre  à 
la  Bastille,  cette  antre  tour  de  Pergame.  La  seule  chose  qui  nous  distingue 
de  Troie,  et  malheureusement  elle  n'est  pas  à  notre  avantage,  c'est  que,  si 

(')  Par  Eugène  Labaiime,  lieulenanl-colonel  au  corps  royal  d'élat-niajor,  tomes  1 
cl  11.  Chez  Aiisdiii  cl  Trcullel  et  W'iirtz. 


y.04  REVUE    DE    PARIS. 

notre  Uion  monarchique  est  à  teri'c,  si  nous  foulons  aux  pieds  le  champ  où 
s'élevaient  ses  murs  ;  si  les  bêtes  fauves  de  quatre-vingt-treize  ont  cache 
paisiblement  leurs  petits  sur  les  tombeaux  d'Hector  et  de  Priam ,  cette 
grande  destruction  ne  nous  a  pas  donne'  d'Ilinde.  Les  Grecs  rendirent  plus 
à  la  Troade  qu'ils  ne  lui  avaient  ôte'  :  pour  une  pauvre  cite'  de  pierre  et  de 
bois,  qui  eût  pe'ri  toute  seule  un  jour,  de  la  mort  de  toutes  choses,  qui 
eût  péri  comme  Thèbes ,  comme  Larisse,  comme  Pylos,  ils  lui  ont  bâti , 
avec  la  lyre  d'Homère,  une  cite'  d'or  et  de  sublime  poe'sie  qui  ne  périra 
point.  Mais  aussi,  en  vérité',  ceux  qui  l'asèrent  notre  Pergame,  vieille  de 
tant  de  siècles,  n'e'taient  ni  partis  de  l'Aulide,  ni  sortis  de  la  race  royale 
des  Pelasgesj  ce  n'e'taient  pas  des  Grecs. 

Hélas!  ni  ceux  qui  nous  ont  e'crit  cette  histoire  non  plus!  Quelque  épisode 
de  cette  grande  lutte  qu'ils  nous  aient  chanté  ,  ils  ont  été  rarement  aussi 
éloquens  que  leur  matière.  Les  récits  heurtés  du  temps  disent  quelquefois 
mieux  et  davantage.  Chose  singulière  !  ceux-là  même  qui  paraissaient  aimer 
le  plus  la  révolution,  et  qui,  en  prenant  la  plume,  avaient  le  plus  arrêté  dans 
leur  esprit  l'idée  de  l'exalter  et  de  la  montrer  jjclle  et  gloi'ieuse,  ou  n'ont  pas 
su  quels  étaient  ses  titres  réels  au  respect  du  monde,  ou  n'ont  pas  réussi 
à  les  expliquer  et  à  les  prouver.  D'un  autre  côté ,  d'autres  sont  venus,  an- 
nonçant, dès  leurs  premières  paroles,  la  haine  invincible  qu'ils  lui  avaient 
vouée,  et,  comme  Gham  à  son  père,  ils  ont  lâchement  montré  ses  nudités. 
Les  premiers  n'ont  pas  su  la  louer;  les  seconds  n'ont  pas  voulu  l'excuser  j 
les  uns  et  les  autres  ont  méconnu  sa  signification  sociale  et  ignoré  sa  poé- 
sie; ils  ont  été,  pour  parler  d'elle,  peu  historiens  ou  peu  artistes. 

L'auteur  de  l'ouvx'age  que  nous  annonçons  nous  pardonnera  de  ne  pas 
dii-e  qu'il  a  été  pleinement  l'un  et  l'autre.  Il  y  a  de  la  gloire  à  moins  que 
cela,  et  nous  espérons  bien  que  le  public  lui  tiendra  compte  de  la  sienne. 
M.  le  lieutenant-colonel  Labaume  nous  paraît  avoir  rempli  des  conditions 
auxquelles  peu  encore  avaient  satisfait  ;  conditions  importantes  et  essen- 
tielles, que  nous  ferons  apprécier  bientôt,  et  qui  suffisent  pour  nous  faire 
assurer  qu'il  a  commencé  la  publication  d'un  très-bon  livre.  Cependant , 
nous  nous  faisons  personnellement  d'une  histoire  de  la  révolution  française 
une  idée  à  laquelle,  nous  devons  le  diie,  personne  encore  n'a  complète- 
ment répondu;  ce  qui  ne  signifie  point,  s;ins  doute,  que  celles  qu'on  en  a 
écrites  soient  mauvaises,  mais  sculcuicut  qu'elles  ne  répondent  pas  tout-à- 
fail  à  notre  manière  de  voir,  avec  la(|ncllc  il  est  tout  naturel  que  nous 
jugions. 


REVLK    m:    PARIS.  'iOJ 

Le  tort  gênerai  que  nous  trouvons  a  la  plupart  Je  ces  livres,  c'est  Je  ne 
j)oint  envisager,  en  quelque  sorte,  l'époque  de  notre  révolution  comme  un 
moment  de  l'iiistoire  générale  de  la  France,  et  de  ne  point  s'attacher  à  faire 
voir  comment  toutes  les  grandes  lignes  tire'es  depuis  le  commencement  de 
notre  nationalité  ont  e'té,  en  1 789,  plus  ou  moins  tordues,  gauchies  ou  bri- 
sées, n  nous  semble  que  l'essentiel  e'tait  là.  Si  l'on  veut  nous  permettre  une 
autre  image,  il  nous  semble  encore  que  la  monarchie  de  l'ancien  régime 
venant  se  perdre  dans  la  constituante,  serait  assez  rigoureusement  figurée 
par  un  vaisseau  rempli  de  passagers,  se  laissant  aller  au  fil  d'un  grand 
fleuve  et  se  trouvant  tout  à  coup  devant  une  immense  cataracte  qui  en  oc- 
cuperait toute  la  largeur.  Le  pilote  louvoie,  manœuvre;  mais  en  vain  :  le 
fleuve  marche,  le  vaisseau  vogue,  il  faut  s'engloutir.  Précipité,  le  vais- 
seau plonge,  lutte  avec  l'e'cume,  laisse  à  la  tourmente  ses  mats  et  ses 
agrès,  et  il  va  reparaître  au  loin  ,  meurtri,  méconnaissable,  presque  dé- 
sert. Celui  qui  ferait  l'histoire  de  ce  naufrage  ne  se  bornerait  certai- 
nement pas  à  peindre  la  chute  dans  l'abîme  j  il  montrerait  le  vaisseau, 
quand  il  glissait  à  voiles  pleines  et  stridentes;  il  compterait  les  passagers 
qui  se  pressaient  à  son  bord;  et,  quand  il  le  retrouverait  vomi  par  les  va- 
gues, il  compterait  de  nouveau  les  hommes,  les  mâts,  les  cordages,  pour 
savoir  ce  qui  était  et  ce  qui  est,  ce  qui  a  péri  et  ce  qui  est  sauvé,  ce  qu'il 
faut  pleurer  et  ce  qu'il  faut  recueillir  et  étreindi'e;  car  enfin,  le  naufrage, 
c'est  ce  qui  a  disparu. 

Il  en  devrait  être  de  même  pour  une  révolution  ,  qui  est  une  catastrophe 
dans  l'histoire ,  comme  im  naufrage  est  une  catastrophe  dans  une  traver- 
sée. Pour  la  connaître  véritablement,  cette  révolution,  pour  l'apprécier, 
pour  la  juger,  il  faudrait  savoir  quel  nombre  d'élémens  sociaux  compo- 
saient la  civilisation  avant  sa  venue;  quel  nombre  a  été  englouti,  quel 
nombre  a  surnagé.  Il  faudrait  voir  ,  et  voir  nettement,  avant  et  après,  le 
peuple  qui  l'a  subie;  car,  une  fois  la  crise  passée  et  les  moyens  employés, 
les  fins  apparaissent;  et  ce  sont  les  fins  qui  donnent  la  signification  de  tout. 
Danton  comparait  un  pays  révolutionné  à  du  métal  qui  bout  dans  la  four- 
naise; il  avait  raison  :  seulement,  quand  la  révolution  est  accomplie,  c'est- 
à-dire,  quand  la  fournaise  est  éteinte,  il  faut  regarder  au  fond  du  creuset 
ce  que  le  feu  a  séparé  de  métal  pur  du  minerai  informe  et  des  cendres 
grossières. 

C'est  à  ce  procédé  d'examen,  de  comparaison  appuyée  sur  les  choses  qui 
précèdent  et  qui  suivent .   que  nous  paraissent  avoir  manqué  jusqu'ici  la 


206  REVUE    DE    PARIS. 

plupart  des  histoires  qu'on  nous  a  faites  de  la  révolution  française.  Elles 
nous  semblent  arriver  au  fait  d'une  façon  trop  brusque,  et  suivre  mal  à 
propos,  au  pied  de  la  lettre,  le  précepte  du  poète,  qui  veut  qu'on  entraîne 
le  spectateur  sans  ménagement,  comme  s'il  savait  d'où  il  vient,  par  où  il 
passe  et  où  il  arrive,  haud  secus  ac  nota.  Elles  prennent  juste  leur  ma- 
tière aux  états-généraux,  et  commencent,  comme  dans  les  contes  de  fées  : 
Il  y  avait  une  fois  un  royaume  qui  fut  surpris  tout  à  coup  par  un  embarras 
de  finances  I  Mais  évidemment,  et  d'ailleurs  l'événement  l'a  prouvé,  il  de- 
vait y  avoir  autre  chose  qu'un  embarras  de  finances  j  car,  lorsque  les  dé- 
putés de  la  France  furent  réunis,  à  peine  songèrent-ils  aux  finances,  tant 
ils  furent  assaillis  par  des  questions  inconnues  et  fondamentales.  La  révolu- 
tion était  prête  à  sortir  de  quatre  ou  cinq  grands  faits  sociaux,  que  nous 
déduirons  tout  à  l'heure,  et  non  point  des  nécessités  fiscales;  la  France 
était  alors  comme  un  canon  trop  chargé;  la  finance,  qui  prit  feu,  sei-vit 
d'amorce;  mais  le  gros  de  la  poudre,  qui  devait  faire  éclater  la  monar- 
chie, n'était  pas  là.  Certes,  les  rois  de  France  s'étaient  vus  plus  nécessi- 
teux :  Louis  XllI  mit  un  jour  une  lettre  à  la  poste,  faute  d'avoir  de  quoi 
payer  un  courrier. 

Faute  d'avoir  aussi  posé  la  main  avec  fermeté  sur  les  causes  radicales 
de  la  révolution,  les  historiens  n'en  ont  pas  suffisamment  pénétré  les  pro- 
fondeurs, discerné  les  masses,  suivi  les  couraus,  démêlé  les  lignes.  Ils  ont 
vu  et  raconté  un  certain  total,  qui  n'a  division  ni  temps  d'arrêt,  et  qui  s'é- 
tend, tout  d'un  trait  et  sans  prendi-e  haleine,  du  5  mai  1 789  au  1 8  mai 
1 804-,  des  états-généraux  à  l'empire.  Au  5  mai,  la  révolution  commence  ; 
au  18  mai,  elle  finit.  Au  5  mai,  pourquoi?  Au  18  mai,  pourquoi?  Quel- 
les sont  les  choses  historiques  et  sociales  qui  meurent  ou  qui  renaissent  à 
ces  époques  !  Les  historiens  ne  le  disent  pas  ;  ils  sont  arrivés  au  1 8  mai  à 
travers  tant  ou  tant  de  volumes,  leur  révolution  est  faite;  maintenant,  à 
l'empire  ! 

Aussi,  tout  ce  long  récit  est-il  quelquefois  louche,  vague,  incertain.  On 
ne  peut  y  prendre  les  choses  que  par  le  milieu,  jamais  par  les  extrémités. 
Surtout  les  commcncemens  échappent.  On  va  réunir  les  états-généraux. 
Quelle  institution  était-ce  que  ces  états?  en  quoi  différaient-ils  des  états  de 
province?  quelles  provinces  avaient  des  états?  qui  avait  le  droit  de  les 
réunir  les  uns  et  les  autres?  à  quelles  conditions  en  faisait-on  partie?  A 
toutes  ces  questions,  qui  se  lèvent  invinciblement  dans  l'esprit,  les  histo- 
riens ne  répondent  rien  ;  ils  passant.  Le  12  juillet,  une  commune  instn- 


REVUE    DE    PARIS.  O.O'] 

rectionnelle  et  provisoire  s'organise,  à  Paris,  au  lieu  et  place  de  l'ancienne, 
et  le  dernier  pre'vôt  des  marchands  est  assassine'.  Est-ce  qu'il  n'est  pas 
venu  à  tout  le  monde  l'envie  de  savoir  ce  que  c'était  que  l'ancienne  com- 
mune de  Paris?  quelles  classes  elle  contenait?  comment  elle  était  consti- 
tuée? quelles  étaient  ses  fonctions,  ses  prérogatives,  ses  agens?  jusqu'à 
quel  point  sa  vieille  organisation  fut  maintenue  ou  modifiée  dans  la  com- 
mune nouvelle?  et  quelle  différence  il  y  avait  entre  le  prévôt  des  mar- 
chands ,  qui  disparaît  le  1 5 ,  et  le  maire  de  Paris ,  qui  se  montre  le  27  ? 
Mais  à  cela,  comme  au  reste,  les  historiens  se  taisent  et  passent.  Le  4  août, 
sont  abolis  les  droits  féodaux  et  les  dîmes.  Quel  est  celui  qui,  en  présence 
d'une  mesure  si  violente  et  si  solennelle,  devant  laquelle  tremblent  presque 
ceux  qui  la  décrètent,  ne  désire  pas  ardemment  connaître  l'origine  histo- 
rique de  ces  droits,  leur  étendue  matérielle,  leur  diversité  hiérarchique, 
leur  nature  légale?  Mais  les  historiens  se  taisent  encore  et  ils  passent.  Le 
22  décembre,  les  anciennes  provinces  sont  divisées  en  départemens,  et 
leurs  franchises  administratives,  fiscales  et  judiciaires  abolies.  Est-il  pos- 
sible de  continuer  sa  route,  sans  demander  qu'on  vous  initie  à  l'organisa- 
tion si  diverse  de  ces  provinces;  à  leurs  coutumes,  qui  venaient  de  tant  de 
côtés  et  de  si  loin;  à  leur  individualité  nationale,  qui  est  ainsi,  en  un  seul 
jour  ,  foulée  aux  pieds  et  brisée?  Mais  les  historiens  se  taisent  toujours  et 
ils  passent. 

Et  pourquoi  donc  écrivent-ils?  Et  si  le  lecteur  n'a  appris  complètement  en 
chemin  nil'histoiredesétats,  nicelledes  communes, ni  celledesbiens  féodaux, 
nicelle  des  dîmes,  ni  celledesprovinces,nicelledelabourgeoisie,nicelledela 
noblesse,  ni  celle  de  la  royauté,  quel  sens  pourra  donc  avoir  pour  lui  la 
chute  de  toutes  ces  clioses,  dont  il  ignore  l'origine,  la  valeur,  la  significa- 
tion sociale?  Quelle  moralité  en  tirera-t-il  ?  Ces  choses  étaient-elles  bon- 
nes ,  étaient-elles  mauvaises?  Et  comment  même  lui  prouverez-vous  qu'el- 
les ont  été  révolutionnées ,  si  vous  ne  vous  êtes  pas  mis  à  même  de  lui 
dire  :  elles  étaient  ainsi  autrefois ,  elles  sont  ainsi  maintenant;  car,  enfin, 
la  portée  de  la  révolution  est  tout  entière  dans  cette  raétamorf»hose?  Vous 
lui  avez  raconté  des  disputes  parlementaires,  des  émotions  publiques,  des 
dissensions  civiles,  des  massacres  hideux,  des  lois  décrétées  au  milieu  du 
timiulte ,  et  vous  appelez  cela  l'histoire  de  la  l'évolution  I  Mais  il  nous 
semljle  que  ces  choses,  qui  ne  sont  pas  la  révolution,  se  sont  faites  seulement 
à  cause  et  autour  d'elle  ;  ces  hommes  ont  lutté,  quinze  ans,  de  la  parole,  du 
poing  et  de  l'épée,  parce  que  les  faits  constitutifs  de  l'ancienne  monai'chic 


•208  IIEVUE    DR    PARIS. 

étaient  altérés;  cela  plaisait  à  ceux-ci,  déplaisait  à  ceux-là;  d'autres  ne 
s'entendaient  ni  sur  la  conservation  ni  sur  la  ruine;  et  de  ce  désaccord 
naissait  le  tumulte;  mais  ce  tumulte,  que  vous  avez  raconté  ,  accompagnait 
la  révolution,  et  n'était  point  la  révolution  elle-même. 

A  notre  avis,  comme  toujours,  la  révolution  a  été  tout  entière  dans  la 
modification  plus  ou  moins  radicale  survenue  aux  élémens  constitutifs  de 
l'ancienne  société  française.  Son  histoire  embrasse  donc  nécessairement 
l'histoire  de  cette  modification.  Les  élémens  qui  l'ont  subie  étaient  nom- 
breux. Au  nomljre  des  premiers  et  des  plus  importans,  nous  placex'ions  : 
la  royauté,  pouvoir  supérieur  et  prépondérant;  le  catholicisme,  pouvoir 
propriétaire,  seigneurial,  administratif  et  justicier;  la  noblesse  ,  classe  , 
de  sa  nature,  perpétuelle  et  hiérarchique;  la  bourgeoisie,  corporation  cir- 
conscrite, émulative  et  pi-ivilégiée,  par  rapport  au  simple  peuple  ;  la  pro- 
priété religieuse  et  nobiliaire,  élément  immobile  et  conservateur;  l'admi- 
nistration des  provinces,  reste  et  souvenir  de  l'indépendance  primitive  de 
ces  petits  royaumes,  engloutis  peu  à  peu  par  le  grand.  Ces  choses  de- 
bout, c'est  l'ancien  régime;  ces  choses  croulant,  c'est  la  révolution;  ces 
choses  se  reconstituant,  après  s'être  modifiées,  c'est  la  société  actuelle.  La 
révolution,  placée  entre  le  passé  et  le  présent  des  élémens  de  la  nationalité 
française ,  est  le  rapport  qui  unit  ces  deux  périodes  ;  et  un  rapport ,  on  le 
dit  en  mathématiques,  c'est  le  résultat  d'une  comparaison.  Donc,  et  nous 
revenons  toujours  à  cette  thèse,  qui  est  la  nôtre  et  que  nous  croyons  solide, 
la  connaissance  de  la  révolution  doit  être  tirée  de  l'appréciation  des  chan- 
gcmens  survenus  dans  les  élémens  sociaux ,  et  non  point  des  crises  et  tu- 
multes que  ces  changemens  produisirent.  Ces  tumultes  sont  si  peu  la  ré- 
volution, qu'à  la  rigueur,  et  dans  des  circonstances  suffisamment  appro- 
priées, la  société  française  aurait  pu  changer  de  base,  c'est-à-dire,  la 
révolution  s'opérer  tout-à-fait  sans  eux,  et  par  des  voies  pacifiques  et  ré- 
gulières. Il  suit  de  là  que  les  histoires  que  nous  avons,  et  qui  ont  princi- 
palement ces  déchiremens  pour  base  ,  sont  écrites  non  pas  précisément  sur 
la  révolution,  mais  à  côté  de  la  révolution;  ce  qui  était  important  à  dire. 

En  raison  de  ce  qui  précède ,  nous  arrivons  à  conclure  ,  en  résumant 
nos  aperçus ,  que  le  tort  essentiel  des  livres  composés  sur  notre  révo- 
lution, c'est  d'avoir  l'air  d'ignorer  qu'elle  se  passe  en  France,  et  de  se 
dispenser  de  montrer  les  choses  fondamentales  de  notre  nationalité  qui 
se  trouvent  foulées ,  dispersées  et  brisées  par  la  crise  même  qu'ils  ra- 
content. Ces  livres  font  ainsi  l)caucoup  de  bruit  et  fort  peu  de  besogne;  ils 


REVUE     DE     PARIS. 


log 


clourdissent  et  n'instruisent  pas.  Faute  d'un  point  d'arrêt  solide,  choisi 
au  centre  de  quelque  idée,  le  spectateur  est  entraîné  par  la  débâcle,  et  ne 
demeure  pas  assez  maître  de  son  libre  arbitre  pour  penser  et  pour  juger.  Il 
voit  tomber  autour  de  lui  de  fort  grandes  et  vieilles  choses;  mais,  comme 
il  n'en  sait  pas  l'histoire ,  il  n'en  comprend  pas  la  signification  sociale  et 
n'en  saisit  pas  la  moralité.  Il  suit  de  là  qu'on  est  sur  le  sol  de  ces  histoires, 
comme  sur  un  sol  qui  tremble  et  dont  on  ignorerait  la  nature  volcanique. 
On  voit  les  choses  s'émouvoir,  s'abîmer,  disparaître,  et  l'amené  saisit, 
de  ce  malheur,  que  le  malheur.  La  cause  reste  inconnue;  et  l'on  ne  sait 
s'il  faut  s'en  féliciter  ou  s'en  plaindre,  en  remercier  la  Providence  ,  ou  en 
charger  la  fatalité. 

Cette  nécessité,  à  laquelle  nous  avons  cru,  de  nous  expliquer  sur  la  na- 
ture même  de  la  révolution  française,  afin  de  porter  une  opinion  motivée 
sur  les  histoires  qui  en  ont  été  écrites,  ne  nous  a  pas  éloignés,  autant  qu'on 
pourrait  le  penser  d'abord,  de  celle  que  nous  annonçons  aujourd'hui;  car 
M.  Eugène  Labaumc  touche  à  notre  idée  par  deux  points,  et  nous  serions 
assez  disposés  à  en  tirer  avantage  pour  sa  justesse.  D'abord  il  a  pensé , 
comme  nous  ,  qu'il  n'était  ni  possible  ,  ni  rationnel  d'arriver  à  la  révolution 
de  prime  abord,  et  de  la  raconter  en  la  prenant  de  trop  court,  sous  peine 
de  se  jeter  avec  le  lecteur  au  milieu  de  matières  inconnues  et  d'événemens 
énigmatiques.  Il  a  traité  la  France  révolutionnaire  comme  un  médecin  ha- 
bile traite  un  malade,  s'informant,  avant  tout,  de  sa  constitution  naturelle 
et  normale,  et  cherchant  à  découvrir  en  quel  endi'oit  laissent  trace  les  pre- 
miers symptômes  qui  trahissent  le  dépérissement  de  la  santé.  M.  Labaume 
a  donc  écrit  une  Introduction  ;  elle  forme  le  premier  volume.  C'est  un  peu 
de  ce  que  nous  aurions  voulu;  mais  ce  n'est  pas  tout.  Pourquoi,  par  exem- 
ple, appeler  cela  une  introduction?  C'était  bien.  Dieu  merci,  la  révolution 
elle-même.  Elle  a  consisté ,  comme  nous  avons  essavé  de  le  faire  voir, 
dans  les  modifications  apportées  à  l'ancien  régime;  et,  pour  connaître  l'an- 
cien régime  modifié,  il  est  nécessaire  de  connaître  d'abord  l'ancien  régime 
dans  sa  franche  allure.  C'est  que  IM.  Labaume  paraît  avoir  eu  le  malheur 
de  penser  aussi  que  la  révolution  française  gisait  tout  entière  dans  les  luttes 
qui  éclatent  dès  le  5  mai;  et,  d'un  autre  coté,  comme  il  était  persuadé,  à- 
juste  titre,  que  son  livre  avait  indispensablement  besoin,  pour  lui-même, 
de  l'exposition  des  choses  antérieures,  il  l'a  écrite;  mais  il  a  eu  la  faiblesse 
de  l'appeler  Introduction ,  tandis  que  c'était ,  en  réalité  ,  la  tète  même 
de  son  œuvre. 

TOME    XIV.       SUPPLÉMF.M'.  il 


•jilO  IIEVUR     1)K     PARIS. 

Toutcfuis ,  cette  introduction  n'est  pas  encore  telle  que  nous  l'aurions 
souhaitée;  c'est  de  l'histoire  générale  ,  et  nous  aurions  voulu  sept  ou  huit 
dissertations  bien  spéciales,  bien  profondes ,  sur  la  nature  des  sept  ou  huit 
éicmens  sociaux  qui  e'taient  en  lutte  ou  en  souffrance  en  1 789 ,  et  dont  la 
métamorphose ,  devenue  inévitable ,  allait  constituer  la  révolution.  Nous 
ne  trouvons  donc  rien  à  dire  contre  ce  premier  volume ,  une  fois  accepte' 
tel  que  son  auteur  le  donne  ;  il  est  curieux ,  rapide ,  plein  de  choses  inté- 
ressantes au  dernier  point ,  cueillies  et  choisies  en  mille  endroits,  et  qui 
prouvent  que  M.  Labaume  apporte  à  son  livre  une  grande  conscience  et  un 
très-estimable  talent.  Mais  nous  sentons  quelque  regret  à  l'accepter  tel 
quel }  nous  avons  dit  les  motifs  qui  nous  portaient  à  désirer  autre  chose. 

Le  second  côté  par  lequel  la  nouvelle  histoire  touche  à  notre  idée  prin- 
cipale est  exprimée  dans  son  titre.  Peut-être  aura-t-il  paru  étrange  à  quel- 
ques-uns. Il  semble,  en  effet,  que  l'idée  d'une  iT/ifoire  monarchique  et 
constitutionnelle  d'un  fait  comme  la  révolution  ,  ait  dû  amener  l'auteur  à 
violenter  la  réalité  ,  et  l'ait  provoqué  à  introduire  sans  prétexte  la  monar- 
chie et  la  constitution  au  sein  de  luttes  oii  la  monarehie  fut  tuée  avec  la 
"uillotine  de  la  loi ,  et  la  constitution  avec  la  pique  de  l'émeute.  11  n'en 
est  rien  néanmoins  ;  nous  en  avons  acquis  la  certitude ,  et  voici  dans  quel 
sens  le  titre  veut  et  doit  être  entendu.  l\r.  Labaume  pense  ,  et  en  cela  nous 
pensons  comme  lui,  qu'à  l'aspect  d'un  grand  pays  en  ruines ,  il  est  impos- 
sible de  ne  point  se  passionner  pour  un  ordre  de  faits  quelconques ,  et  de 
ne  point  donner  tort  ou  raison  à  la  catastrophe  ,  selon  que  les  idées  aux- 
quelles notre  syjnpathie  nous  attache  ont  péri  ou  triomphé.  Ceci  nous  paraît 
très-sage  et  très-juste;  l'esprit  humain  qui  assiste  à  un  événement,  aspire 
à  le  juger  sous  toutes  ses  faces,  et  il  n'en  recherche  pas  avec  moins  d'ar- 
deur la  moi'alité,  qu'il  n'en  constate  la  certitude  et  n'en  expérimente 
l'étendue.  Or ,  les  faits  sociaux  qui  ont  le  plus  vivement  frappé  et  in- 
téressé M.  Labaume  dans  l'histoire  de  France,  ce  sont  la  royauté  et  la 
constitution  ,  c'est-à-dire  d'un  côté  le  principe  conservateur,  et  de  l'autre 
le  principe  libre.  Royauté  et  constitution ,  on ,  en  d'autres  termes ,  sta- 
bilité et  liberté,  c'est ,  aux  yeux  de  M.  Labaume,  la  plus  belle  formule 
de  l'idée  d'ordre.  Encore  une  fois,  nous  adhérons  pleinement  à  cette 
conviction ,  et  nous  pensons  qu'elle  est  de  nature  à  rallier  le  plus  grand 
nombre. 

La  royauté  et  la  constitution ,  ce  sont  donc  les  deux  objets  de  prédilec- 
tion ,  de  respect ,  en  quelque  sorte  de  foi ,  sur  lesquels  M.  Labaume  a  les 


HKYUK     I)K     l'AUlS,  S>.  I  1 

yeux  constamment  (i^cs  durant  tout  le  cours  de  son  histoire.  Quand  les 
flots  de  la  révolution  montent  et  se  soulèvent ,  il  regarde  avec  anxie'tc'  et 
douleur  le  moment  où  vont  être  englouties  ses  chères  idées;  il  les  suit  en- 
core par  la  pensée,  quand  elles  sont  disparues;  il  les  salue  quand  elles  re- 
naissent j  et  la  moralité  des  cvc'neraens  politiques  dépend  tout-à-fait  du 
plus  ou  moins  de  conformité  qu'ils  ont  avec  ces  deux  principes. 

La  base  de  ce  livre  nous  semble  ainsi  parfaitement  établie,  quant  à  sa 
portée  morale,  et  nous  trouvons  que  c'est  beaucoup;  car  rien  n'est  diffi- 
cile, en  parcourant  le  re'cit  des  actions  humaines,  comme  de  discerner  avec 
facilite'  et  promptitude  ce  qui  est  bien  de  ce  qui  est  mal ,  en  le  rapportant 
à  un  sentiment  c'icvc,  noble  et  solide.  Morale  et  sage  d'abord,  elle  nous  a 
paru  jusqu'ici  d'une  grande  variété  et  d'une  aussi  grande  exactitude.  Les 
petits  faits  s'abattent  par  nue'es  sur  les  pages,  tous  choisis,  disciplinés  et 
courant  au  but.  Si  les  vingt  volumes  promis,  et  qui  sont ,  à  ce  qu'il  pa- 
raît, à  peu  près  achevés  ,  marchent  ainsi ,  il  n'y  a  pas  un  lecteur  qui  ne 
les  suive. 

Sous  le  rapport  de  son  mérite  littéraire  ,  ce  livre  nous  semble  peut-être 
laisser  uu  peu  à  désirer.  M.  Labaume  devrait  songer  à  ce  mol  de  Pniffon  , 
qu'il  n'y  a  que  les  livres  bien  e'crits  qui  restent.  Le  tissu  du  style  nous  a 
paru  quelquefois  trop  lâche,  et  ses  fils  inégalement  tendus  comme  s'il 
était  l'ouvrage  de  deux  mains.  Du  reste ,  si  nous  sommes  si  sévères  sm- 
le  côté  pratique  des  idées  littéraires  de  l'auteur,  cela  doit  venir  probable- 
ment de  ce  que  nous  différons  d'opinion  avec  lui  sur  leur  côté  théorique. 
Personnellement,  nous  connaissons  peu  de  choses  plus  inconsistantes  que 
la  prose  de  Mirabeau  ;  plus  tirées  et  plus  théâtrales  ,  que  la  peinture  de 
David;  plus  traînantes  et  plus  filandreuses  ,  que  les  vers  de  Delille.  C'est 
surtout  l'histoire  littéraire  de  la  révolution  et  de  l'empire  que  M.  Labaume 
devrait  écrire  d'un  point  de  vue  monarchique  et  constitutionnel  ;  d'un 
point  de  vue  monarchique ,  c'est-à-dire  y  rechercher  les  élémens  qui  ap- 
partiennent aux  traditions  de  l'art  européen  ;  d'un  point  de  vue  constitu- 
tionnel, c'est-à-dire  constater  ce  que  les  intelligences  y  possèdent  de  spon- 
tanéité et  de  libre  arbitre.  Tl  verrait  que  rien  n'est  moins  monarchique 
ou  national  que  des  Grecs  et  des  Romains  ,  comme  David  et  Delille  ;  et 
rien  moins  cora5<ff«fion«<?/ ou  libre  ,  que  des  esclaves  des  petits  préju- 
gés dramatiques  du  dix-huitième  siècle,  comme  Ducis  ,  Colin-d'Har- 
leville  et  les  autres. 

A.    Cramer   de  Cassaonac. 

14. 


«  «  fl  %  «  I»  0  «  <;>  «  ii  »  ^' »  •; 


ANTONIO  GASPERONî. 


Un  soir  j'étais  entré  h  Terracine,  en  cliantant  les  vers  du  voyagé 
d'Horace  sur  l'air  de  la  marche  de  Fra-Diai^olo  ;  j'avais  trouvé 
un  aubergiste  désolé  par  la  famine ,  comme  tons  ses  confrères  des 
grandes  routes;  je  lui  avais  demandé  de  me  servir  des  contes  di^ 
voleurs  en  guise  de  dîner  ;  sa  mémoire  était  vide  comme  son  hô- 
tel garni;  il  n'avait  rien  a  me  conter.  Quoi!  me  dis-je  en  moi- 
même,  la  sécurité  prosaïque  est  donc  acquise  a  ce  territoire!  ou 
peut  donc  s'y  promener,  comme  de  Paris  h  Rouen,  une  bourse  a 
la  main  ,  sans  trouver  un  pistolet  qui  vous  la  demande?  Fra-Dia- 
volo  est  mort  sans  postérité!  Ainsi  s'éteignent  les  grandes  dynas- 
ties !  Que  deviendront  ces  pauvres  Anglais  qui  ont  jeté  aux  ban- 
dits des  marais  Pontins  plus  d'or  qu'il  n'en  faut  pour  les  dessécher? 
ces  Anglais  qui  comptent  sur  les  émotions  tragiques  de  la  grande 
route;  qui,  dans  leur  budget  du  voyage  d'Italie,  se  votent  d'avance 
le  chapitre  des  arrestations;   qui  fortifient  inie  chaise  de  poste 
comme  une  demi-lune,  et  braquent  des  pierriers  de  brick  sur  les 
créneaux  des  lanternes?  Grâce  a  notre  saint  père  le  pape,  les 
épouses  et  les  filles  des  huguenots  n'auront  plus  d'attaques  de 
nerfs  sur  la  voie  Appia  ;   les  dragons  pontificaux  ont  fait  l'exor- 
cisme a  coups  de  sabre  ;  les  démons  de  la  montagne  se  sont  con- 
vertis en  temps  pascal;  dans  les  défilés  de  Terracine,  minuit  est 
une  heure  comme  une  autre;  les  douze  coups  qui  sonnent  h  la 


lîK\l.ll-:     1)K     PAJÎIS.  Ul.) 

tiiontie  (lu  lord  ne  sont  plus  rouvertiiie  d  un  drame  nocturne. 
Voyez  donc  a  quoi  en  sont  réduits  maintenant  les  hommes  d'é- 
motions! L'autre  nuit,  le  noble  lord  S***,  après  un  simulacre  do 
souper  a  Terracine,  a  jeté  deux  de  ses  piqueurs  en  avant  sur  la 
route  ;  il  les  avait  déguisés  en  bandits  d'après  les  dessins  de  Robert; 
en  pleine  campagne  romaine ,  le  noble  Anglais  a  été  arrêté  par  ses 
piqueurs,  qui  ne  savaient  juste  de  la  langue  italienne  que  les  cinq 
mots  sacramentels  de  l'arrestation.  Vingt  coups  de  feu  a  poudre 
ont  été  échangés;  malheureusement  mie  balle,  qui  s'était  glissée 
par  distraction  dramatique  dans  un  pistolet  du  lord,  a  traversé  la 
cuisse  d'un  piqueur;  l'autre,  s'effrayant  du  sérieux  inattendu  de 
l'affaire,  s'est  jeté  a  la  nage  dans  un  marais  Pontin  desséché 
par  le  dernier  pape  ;  il  s'y  serait  noyé  sans  l'intervention  d'une 
patrouille  pontificale  qui  lui  a  sauvé  la  vie  pour  le  fusiller.  Le 
généreux  lord  a  couru  au-devant  des  dragons  pour  leur  expliquer 
la  plaisanterie  en  anglais;  le  brigadier  romain  était  un  Français 
de  notre  ex-garde  qui  était  furieux  contre  les  Anglais  ,  et  qui  en 
cherchait  un  a  manger  depuis  le  camp  de  Boulogne;  après  vingt 
ans  de  service  pontifical ,  il  avait  oublié  le  français  et  n'avait  pas 
appris  l'italien.  Ne  concevant  pas  qu'un  voyageur  osât  prendre 
ciiaudement  la  défense  des  bandits  qui  l'arrêtaient,  et  entrevoyant 
la-dessous  quelque  chose  qui  ressemblait  à  de  la  complicité, 
il  a  fait  garrotter  le  noble  lord  ,  qui  lui  criait  toute  la  graunnaiie 
de  Vénéroni  avec  un  accent  d'acier  anglais.  Le  piqueur  blessé, 
le  piqueur  sauvé  des  eaux  et  leur  noble  maître  ont  été  enfermés 
dans  une  grange  sous  la  garde  de  deux  sentinelles.  Au  jour,  l'An- 
glais a  écrit  a  son  ambassadeur  et  au  commissaire-général  de  po- 
lice, le  cardinal  Somaglia.  L'ambassadeur  était  allé  voir  les  fouilles 
a  la  villa  Adriani  ;  c'est  le  cardinal  qui ,  dans  sa  bienveillance 
pour  les  citoyens  britanniques,  a  seul  arrangé  l'affaire  a  l'amiable  : 
il  s'est  contenté  d'exiger  du  lord  voyageur  un  don  volontaire  des- 
tiné a  payer  la  belle  statue  colossale  de  saint  Paul  du  sculpteu'- 
Torwalsen.  Le  piqueur  a  subi  l'amputation. 

Voila  les  marais  Pontins  pacifiés.  C'est  bien,  Passons  du  roté  de 
Vitcrbe, 


lU-l  UEVLl-,    DE     -l'A  lus. 

Une  idée  vous  frappe  a  Vitei'be  :  un  jour  de  suspeusion  de 
tiavail ,  c'est-a-dire  tous  les  jours  \i  peu  près,  cinq  mille  Viterbois 
se  promènent  fièrement,  drapés  de  manteaux  séculaires,  en  atten- 
dant qu'il  plaise  a  Notre-Dame  de  Viterbe  de  leur  envoyer  du 
[>ain.  Le  plus  grand  nombre  demande  hardiment  l'aumône,  dès 
(ju'il  se  présente  quelqu'un  de  mine  a.  la  donner  :  ils  sont  tous 
prosternés  devant  une  baïoque.  Le  voyageur  qui  raisonne  sur  les 
périls  de  la  route,  d'après  la  pauvreté  du  pays,  est  bien  excu- 
sable si ,  en  partant  de  Viterbe  ,  il  soigne  l'amorce  de  ses  pisto- 
lets. D'ailleurs,  aux  portes  de  la  ville  s'élève  une  montagne  célèbre 
(|ui  cache  dans  la  brume  sa  forêt  formidable  semée  d'arbres  ca- 
verneux et  de  croix  sanglantes.  Ici  point  de  dragons  pontificaux; 
la  garnison  de  Viterbe  se  compose  de  quatre  spectres  militaires,  et 
d'un  cardinal  absent.  Eh  bien  !  on  sort  de  la  ville  dans  une  ber- 
line aussi  paresseuse  qu'une  diligence  française  ;  on  gravit  la  monta- 
gne bien  avant  le  rayon  de  l'aube;  on  passe  devant  une  double  fan- 
tasmagorie d'arbres  tragiquement  posés  ;  on  arrive  au  sommet  de 
la  moiuagne,  où  les  brigands  peuvent  vous  arrêter,  sont  de  com- 
plicité avec  les  nuages,  et  nul  être  vivant  n'apparaît  sur  cet  antique 
cimetière  de  voyageurs  :  et  l'on  arrive  sain  et  sauf  a  Ronciglione, 
après  six  heures  d'innocente  promenade  sur  les  domaines  de  l'Am- 
bigu-Comique  et  de  la  Gaîté.  C'est  a  faire  désespérer  du  crime  ! 

Un  seul  instant  j'ai  élevé  quelques  doutes  sur  la  moralité  ac- 
tuelle des  V  iterbois.  C'était  au  lever  du  soleil ,  et  sur  le  vereant 
méridional  de  la  montagne.  Mes  compagnons  de  "voyage  me  firent 
remarquer,  "a  droite,  dans  une  éclaircie  rocailleuse  de  la  forêt,  cinq 
hommes  armés  de  fusils  ;  ils  contenq:)laient  notre  berline  avec  luie 
immobilité  méditative  de  convoitise.  A  n'envisager  que  la  partie 
artistique  de  cette  rencontre,  ces  hommes  posaient  admirablement 
pour  le  paysage.  C'était  comme  l'original  vivant  du  tableau  des 
chasseurs  de  Salvator  Rosa.  A  ma  demande,  notre  postillon  flo- 
rentin avait  répondu  :  «  Ce  sont  des  chasseurs  ;  »  et  sans  doute  il 
disait  vrai  ;  mais  ces  hommes ,  partis  chasseurs  la  veille  ,  pouvaient 
s'iniproviser  bandits  le  lendemain  ,  dans  la  forêt  de  Viterbe  ,  a  la 
vue  iVune  berline.  Que  lisqnaicnl-ils  a  rliaugri  ainsi  subitement 


UEVUt:     OK     PAKiS.  'J.lJ 

<Je  profession?  Ils  avaient  en  main  les  outils  du  métier  ;  la  solitude 
du  lieu  était  une  mauvaise  conseillère  a  l'oreille  de  cinq  chasseurs 
drapés  de  haillons  et  courant  après  un  gibier  fabuleux.  Honneur 
a  la  probité  viterboise!  Elle  sera  désormais  proverbiale  pour  moi. 
Ces  hommes  nous  tournèrent  le  dos,  et  descendirent  par  un  sentier 
rude  dans  cette  plaine  oii  dorment  les  eaux  mélancoliques  du  lac 
de  Vico. 

J'étais  donc  sur  le  point  de  quitter  l'Italie  sans  avoir  vu  face 
de  brigand  ;  c'était  pour  moi  une  race  éteinte ,  une  autre  mytho- 
logie morte  sur  la  terre  des  fictions.  Il  m'était  pourtant  réservé  de 
voir  le  dernier  des  bandits,  comme  Cooper  a  vu  le  dernier  des 
Mohicans. 

A  Civita-Vecchia ,  nous  étions  assis  "a  table  d'hôte,  et  chacun 
causait  pour  tromper  son  appétit.  J'avais  demandé  vingt  fois  un 
mets  quelconque  dans  tous  les  idiomes  de  l'état  romain,  rien 
n'arrivait;  je  demandai  la  carte  a  payer,  la  carte  arriva-,  elle  ne 
mentionnait  que  le  prix.  Je  payai  six  pauls  le  droit  d'avoir  attendu 
mon  dîner,  la  serviette  sur  les  genoux.  Le  maître  de  l'auberge  me 
dit  que  toutes  les  provisions  avaient  été  enlevées  par  quinze  fa- 
milles anglaises  qui  envahissaient  la  maison.  Je  le  priai  de  me 
donner  une  chambre  et  un  lit:  le  dernier  lit  disponible  venait 
d'être  livré  a  un  amiral  et  a  son  équipage.  «Alors  je  vais  me  pro- 
mener dans  votre  ville,  dis-je  a  l'aubergiste  :  qu'y  a-t-il  a  voir  a 
Civita-Vecchia?  • — Rien  du  tout,  monsieur,  a  moins  que  vous 
n'obteniez  la  permission  de  visiter  la  citadelle  ;  la  vous  verrez  le 
fameux  Antonio  Gasneroni,  le  bandit  de  Terracine  et  des  marais 
Pontins.  — Eh!  que  ne  disiez-  vous  cela  plus  tôt!  A  qui  faut-il 
s'adresser  pour  celte  permission? 
—  Allez  chez  votre  consul,  il  vous  obtiendra  cela.  — J'y  cours.  » 

En  un  instant  j'obtins  ma  carte  d'entrée  et  un  officier  du  pape 
pour  m' accompagner. 

La  citadelle  de  Civita-\  ecchia  a  été  bâtie  par  Michel- Ange, 
qui  était  ingénieur  aussi,  parce  qu'il  était  tout;  elle  est  du  style 
de  ses  fresques  et  de  ses  statues  ;  elle  est  signée  sur  toutes  ses 
pierres  :  ce  sont  des  bastions  largement  assis ,  puissans  a  dévorer 


•j.lC)  lŒVUE    LIK     f'VKlS. 

Ja  mer;  des  murailles  de  diamant.  La  citadelle  se  défend  elle- 
même;  elle  n'a  ni  soldat,  ni  canons,  et  n'oppose  a  ses  ennemis  que 
Kécusson  pontifical  incrusté  sur  la  porte  :  cela  tient  lieu  de  batte- 
ries et  de  garnison. 

Chemin  faisant,  l'officier  qui  m'accompagnait  me  parlait  d'An- 
tonio Gasperoni  et  de  ses  quarante-cinq  assassinats.  «Il  y  a  de 
quoi  frémir,  monsieur,  me  disait- il ,  quand  on  se  trouve  en  pré- 
sence de  ce  terrible  bandit.  Il  a  ravagé  pendant  dix-sept  ans  la 
campagne  romaine.  Voici  le  plus  effrayant  de  ses  crimes  ;  écou- 
tez, monsieur  : 

»  Sur  la  route  de  Naples ,  il  arrêta  la  chaise  de  poste  d'un  An- 
glais qui  voyageait  avec  sa  fille  ;  il  prit  tout  l'or  de  l'Anglais ,  ne 
lui  fit  aucun  mal,  et  le  laissa  partir,  mais  il  retint  sa  fille  en  son 
pouvoir;  c'était  une  jeune  personne  extrêmement  belle.  Gasperoni 
l'emporta  dans  ses  montagnes.  Le  malheureux  père,  en  arrivant 
a  Rome,  mit  a  prix  la  tête  du  brigand.  La  fierté  de  Gasperoni  se 
révolta  contre  cette  prétention  aristocratique  du  lord.  Un  simple 
citoyen  anglais  mettre  a  prix  la  tête  d'un  chef  illustre  qui  avait 
déclaré  la  guerre  aux  papes ,  et  livré  vingt  batailles  rangées  aux 
dragons  pontificaux  !  C'était  une  insolence  qui  blessait  l'orgueil  du 
bri<^and.  Un  matin,  l'Anglais  reçut  a  Rome  un  coffret  a  son 
adresse;  il  s'empressa  de  l'ouvrir;  le  malheureux  père  y  trouva  la 
tête  de  sa  fille  !  » 

A  ce  dénoîiment  je  reculai  dix  pas;  j'eus  même  quelque  regret 
d'être  entré  dans  la  citadelle;  le  monument  de  Michel- Ange  n'é- 
tait plus  a  mes  yeux  qu'une  ménagerie  de  tigres.  Cependant  la  cu- 
riosité l'emporta  sur  mes  impressions  d'horreur,  je  me  fis  ouvrir 
la  terrible  porte  du  bagne. 

Une  muraille  percée  de  vingt  cabanons  était  a  ma  gauche;  j'a- 
vais 'a  droite  de  loigues  croisées  ouvertes  sur  une  cour  ;  dans  cette 
^alerie  vingt  brigands  se  promenaient  ;  ils  s'arrêtèrent  tout  court 
a  mon  entrée.  Je  ne  pus  m'empêcher  de  sourire  a  l'idée  que  j'a- 
vais ainsi  arrêté  la  bande  de  Gasperoni  .  ils  me  saluèrent pohment, 
ce  qui  me  rassura  un  peu ,  car  je  n'étais  pas  fort  a  mon  aise  au 
milieu  de  ces  redoutables  galériens.  Je  me  hâtai  de  demander  An- 


REVUE     DE     l'AIUS.  2I7 

touio  Gaspeioiii;  toutes  les  mains  me  le  désignèrent;  il  était  de- 
bout et  encadré  dans  la  porte  de  son  cabanon.  Il  ne  daigna  pas 
s'avancer  vers  moi;  il  se  contenta  de  me  saluer  d'un  air  de  bonté 
calme.  La  conversation  était  difficile  a  établir  sur  le  pied  des  mé- 
nagemens  ;  je  l'entamai  par  une  question  insignifiante,  en  donnant 
à  mon  organe  plus  de  hardiesse  que  je  n'en  avais  au  cœur.  «  Eh 
bien!  Gasperoni,  lui  dis-je,  vous  trouvez-vous  bien  ici? 

— On  est  toujours  mal  quand  on  n'est  pas  libre,  me  répondit- 
il  en  haussant  les  épaules.  Ce  mouvement  lui  était  habituel. 

— Vous  vous  êtes  donc  laissé  prendre  par  les  dragons?... 

—  Moi  !  jamais  personne  ne  m'aurait  pris  ;  je  me  suis  rendu  avec 
toute  ma  troupe.  Le  saint-père  m'avait  promis  la  liberté;  il  ne  m'a 
donné  que  la  vie  :  le  saint-père  a  manqué  a  sa  parole.  » 

L'officier,  (mon  cicérone,  me  tira  a  part  dans  un  angle  de  la 
galerie,  et  me  dit  :  «  Je  vais  vous  expliquer,  monsieur,  com- 
ment tout  cela  s'est  passé.  Gasperoni  était  ennuyé  de  la  vie  qu'il 
menait  depuis  quinze  ans.  Un  jour  il  fut  se  confesser  a  un 
curé  de  village  et  lui  fit  part  de  son  désir  d'abandonner  le  métier 
de  bandit.  Le  prêtre  lui  promit  d'écrire  au  saint-père  pour  qu'il 
lui  fût  accordé  sa  grâce  et  le  droit  de  rentrer  dans  la  société. 
Gasperoni  ajouta  pour  condition  expresse  de  comprendre  aussi 
ses  compagnons  dans  la  faveur  demandée  pour  lui.  Les  né- 
gociations furent  donc  entamées.  Notre  gouvernement  avait  un 
grand  intérêt  a  se  débarrasser  de  ces  bandits  ;  ils  désolaient  la  route 
de  Naples,  assassinaient  les  voyageurs,  frappaient  des  contribu- 
tions, commettaient  mille  excès.  On  leur  envoyait  des  soldats; 
mais  les  soldats  buvaient  avec  eux,  au  lieu  de  se  battre.  Les  pay- 
sans prenaient  d'ailleurs  parti  pour  les  bandits  contre  les  soldats, 
parce  qu'ils  recevaient  toujours  une  petite  part  du  butin  pris  aux 
voyageurs.  Les  seuls  dragons  pontificaux  n'entendaient  pas  rail- 
lerie ;  mais  les  montagnes  servaient  d'abri  aux  brigands  contre  ces 
terribles  cavaliers.  Aussi  on  ne  balança  pas  de  traiter  avec  Gaspe- 
roni par  l'entremise  du  curé.  Voici  la  décision  qui  fut  rapportée 
au  chef  de  bande  par  son  confesseur  :  Le  saint- père  accorde  la  vie 
a  Gasperoni  ;  que  le  pécheur  s'empresse  de  faire  acte  de  sounn"s- 


7.1  8  lŒVUE    D1-;    PAIUS. 

^ioii  chrétienne,  et  tout  lui  sera  parJoiiué;  mais  il  faut  d'abord 
qu'il  se  constitue  prisonnier,  avec  sa  bande,  dans  la  citadelle  de 
Civita-Veccliia.  Le  rusé  Gasperoni  balança  long-temps  ;  le  curé 
usa  de  son  influence  :  on  dit  même  qu'il  lui  promit  d'intercéder 
plus  efficacement  et  d'obtenir  un  pardon  entier  s'il  obéissait  au 
saint-père,  et  qu'a  coup  sûr  les  portes  de  la  prison  se  rouvriraient 
pour  lui  dès  qu'il  y  serait  entré  en  chrétien  respectueux  et  sou- 
mis. Gasperoni ,  obsédé  par  le  prêtre  et  toujours  plus  fatigué  de  sa 
vie  criminelle,  consentit  enfin  b  se  livrer.  Ses  compagnons,  depuis 
long-temps  habitués  k  lui  obéir,  le  suivirent  gaiement  dans  sa  pri- 
son. Depuis  quelques  années  ils  attendent  leur  grâce  ;  mais  je  pense 
qu'on  ne  laleuraccorderajamais.  D'ailleurs  le  saint-père  a  donné  ce 
qu'il  a  promis;  il  s'en  tiendra  la  :  ce  sont  des  hommes  trop  dan- 
gereux. » 

Je  m'avançai  de  nouveau  vers  Gasperoni ,  qui  n'avait  pas  changé 
de  position.  Il  ne  ressemble  nullement  aux  brigands  de  nos  théâ- 
tres des  boulevarts.  lia  une  figure  douce,  des  traits  forts  réguliers 
et  un  sourire  aimable  et  spirituel  ;  ses  cheveux  sont  noirs  et  plats, 
longs  par  derrière  et  noués  négligemment  avec  une  ficelle.  Il  ra- 
conte avec  bonhomie  ;  sa  phrase  est  indolente  ;  il  est  sobre  de 
gestes,  à  l'inverse  des  Italiens,  qui  les  prodiguent;  mais  lors- 
qu'une question  hardie  lui  arrache  une  réponse  a  laquelle  il  ré- 
pugne, alors  seulement  l'homme  supérieur  se  trahit;  son  visage  se 
fait  menaçant,  son  œil  orageux,  sa  lèvre  convulsive  ;  son  langage 
vif,  saccadé,  pittoresque  :  on  reconnaît  le  brigand  aux  quarante- 
cinq  assassinats. 

«Quel  est  votre  véritable  nom?  lui  dis-je.  On  m'a  dit  que 
vous  vous  nommiez  Barbone. 

■ — -C'est  mon  surnom  dans  la  montagne;  mon  nom  est  Antonio 
Gasperoni . 

— Vous  vous  êtes  fait  une  bien  grande  réputation  ;  on  parle  de 
vous  en  Italie  connue  de  Catilina,  de  Spartacus,  et  d'autres  de 
vos  conqiatriotes  illustres  qui  avaient  déclaré  la  guerre  "a  Rome... 

(Il  sourit  et  s'inclina  modestement.) 

—  Quel  inniif^  (Tasperoni ,  vous  a  jeté  dans  cette  profession^ 


HKVIJK     UK     l'AlUS.  '->- I  () 

—  Une  rixe  a  Naples. 

— Une  rixe  !  c'est  bien  peu  de  chose;  c'est  un  ni;)tif"  Ijien  léger 
pour  rompre  avec  la  société. 

—  Oui;  mais  dans  la  rixe  je  tuai  mon  ennemi. 

—  Ah!  c'est  différent.  Combien  de  temps  avez  -  vous  exercé 
votre  profession? 

— Dix-sept  ans. 

—  Avez-vous  des  blessures? 

—  Partout. 

— Vous  vous  êtes  donc  battu  bien  souvent? 

—  Oh!  bien  souvent,  oui,  bien  souvent. 

—  Avec  les  soldats  du  pape? 

— Les  soldats,  non  (il  fit  un  geste  de  pitié)  ;  avec  les  dragons. 

—  On  m'a  parlé  de  votre  aventure  de  la  cabane  des  charbon- 
niers (un  éclair  brilla  dans  ses  yeux ,  et  son  visage  devint  sombre). 
Pourriez-vous  avoir  la  bonté  de  me  conter  cette  histoire?  Je  vous 
serai  reconnaissant.  » 

Toute  la  bande  nous  entoura  pour  écouter  le  terriljle  récit  de  la 
bouche  de  son  chef. 

«  Ils  étaient  dix -sept,  dit  Gasperoni;  dix -sept,  les  charbon- 
niers: ils  m'avaient  vendu  aux  soldats  du  pape.  Moi ,  je  les  croyais 
mes  amis  :  nous  mangions  et  buvions  tranquillement  dans  leur  ca- 
bane. Je  n'avais  point  placé  de  sentinelle  :  grande  faute ,  mon- 
sieur; mais  je  m'étais  toujours  dit  :  Ces  charbonniers  sont  de  braves 
gens.  Vous  allez  voir.  Au  milieu  de  la  nuit,  j'entends  le  pas  des 
soldats  ;  mon  oreille  connaissait  ce  pas  d'une  lieue.  — Trahis!  tra- 
his! mes  camarades!  Nous  sautons  sur  nos  armes.  Les  papalins 
étaient  a  vingt  pas  de  la  cabane  ;  nous  n'étions  qne  douze  ,  ils 
étaient  trente.  Nous  nous  fîmes  jour  a  grands  coups  de  fusil  ;  j'en 
tuai  quatre  pour  ma  part;  je  fus  blessé  au  bras ,  la  :  regai^dez  la  ci- 
catrice. Les  papalins  nous  laissèrent  passer;  ils  n'en  prirent  pas 
lui  seul  des  nôtres,  ils  n'en  tuèrent  point.  Les  papalins  tirent  fort 
mal  le  coup  de  fusil.  S'il  y  avait  eu  des  dragons,  nous  étions  per- 
dus. Ce  n'est  rien  encore  :  écoutez.  Trois  jours  après,  dans  la  nuit, 


'}.).0  l'vKNLi;     I)i.     PAIUS. 


nous  descendons  de  la  montagne  ;  je  conduis  ma  troupe  a  Ja  ca- 
bane des  charbonniers:  ils  dormaient,  les  misérables!  Une  voix 
du  dedans  crie: — Qui  frappe  a  la  porte?  —  Ouvrez,  nous  ré- 
pondons ;  ouvrez  a  vos  amis  les  soldats.  Un  charbonnier  crie  :  — 
N'ouvrez  pas  ;  c'est  Gasperoni!  Moi,  j'enfonce  la  porte  d'un  coup 
de  crosse  de  fusil.  Nous  entrons,  l'écume  a  la  bonche;  nous  mas- 
sacrons tout.  C'était  juste,  n'est-ce  pas?  Il  fallait  bien  tous  les 
tuer,  ces  bandits,  pour  leur  trahison!  Après,  je  compte  les  ca- 
davres ;  il  n'y  en  avait  que  quatorze!  Je  fouille  la  cabane  ,  je  re- 
garde partout  :  rien  ;  trois  s'étaient  échappés  :  moitié  de  vengeance  ! 
J'avais  des  pleurs  de  rage  sur  les  joues.  Oh!  je  les  trouverai!  je 
les  trouverai!  criai -je  a  mes  camarades.  J'aurais  couru  toute  l'I- 
talie pour  les  trouver!  Deux  ans  après,  un  soir,  nous  entrâmes 
pour  boire  dans  une  petite  cabane  isolée ,  près  de  la  mer.  Nous 
étions  en  connaissance  de  l'endroit.  Il  y  avait  des  paysans  assis 
autour  d'une  table.  J'ai  bon  œil  pour  découvrir  l'ennemi  :  j'aper- 
çus nos  trois  charbonniers  cachés  dans  un  coin.  Ah!  que  je  fus 
content! — Les  voila  enfm!  me  dis-je.  Ici,  ici,  vous;  approchez, 
qu'on  voie  votre  visage  :  vous  avez  peur?  Ils  étaient  tremblans  et 
pâles,  les  trois  bandits. — Il  y  a  bien  long-temps  que  je  vous 
cherche,  leur  dis-je  en  riant  comme  cela.  Ils  se  jetèrent  a  mes 
pieds  pour  me  demander  grâce.  Je  fis  un  signe  à  mon  homme 
d'exécution;  il  leur  tira  trois  coups  de  pistolet  à  bout  portant. 
Pour  moi ,  je  ne  verse  le  sang  que  dans  le  combat  ;  hors  du  com- 
bat, je  n'ai  jamais  tué  personne,  pas  même  ces  misérables  char- 
bonniers qui  m'avaient  vendu.  » 

Tous  les  brigands  attestèrent  le  fait  d'un  signe  de  tête  et  de  la 
main;  c'était  lui  certificat  de  moralité  en  pantomime  donné  a 
leur  respectable  chef, 

«  On  conte  pourtant  dans  le  monde  bien  des  choses  de  vous , 
lui  dis-je... 

—  Oui,  oui,  je  sais,  je  sais;  on  vous  dira  cent  fables. . . 

—  La  fille  de  cet  Anglais  qui  mit  votre  tête  a  ])rix,., 

.  — Ce  n'est  pas  vrai,  dil-il  en  m'inlerroiupant  avec  vivacité;  je 
iTai  jamais  l'ait  tuer  des  Icmiuos. 


KKVLK     DE     PARIS.  221 

—  Vous  en  avez  jioiii'taiu  niiiené  quelquefois  dans  vos  moii- 
tai^nes  ?  » 

Cette  question  le  fit  soiuire ,  et  il  prit  la  pose  d'un  fat  a  bonnes 
fortunes  qui  se  tait  d'un  aii-  de  réserve,  pour  laisser  a  son  silence 
l'interprétation  qu'on  voudra  bien  lui  donner. 

—  Vous  devez  peut- être  regretter  cette  vie  indépendante  que 
vous  avez  quittée  de  votre  plein  gré.  Si  le  saint-père  vous  donnait 
votre  grâce,  que  feriez-vous  de  votre  liberté -" 

—  Je  serais  honnête  homme  ,  j'irais  a  Naples  et  je  travaillerais. 

—  Cela  vous  serait  difficile ,  Gasperoni  ;  vous  avez  des  habi- 
tudes... 

—  Non ,  non,  monsieur,  la  vie  des  montagnes  m'ennuie.  Je  l'ai 
faite  dix-sept  ans;  j'étais  jeune,  et  la  fatigue  m'était  agréable  ; 
mais  je  vieillis  ,  je  souffre  de  mes  blessures,  j'ai  besoin  de  repos. 

—  Répondriez-vous  de  tous  vos  camarades? 

—  De  tous  ! 

—  Est-il  ici  celui  qui  était  votre homme  d'exécution,  celui 

qui  tuait  pour  votre  compte  ? 

—  Oui,  le  voila  !  > 

Un  serpent  glissé  dans  ma  main  ne  m'aurait  pas  donné  pins 
d'effroi.  Ce  hideux  bourreau  était  juste  h  ma  gauche,  et  pressait 
mon  bras  de  son  bras.  Tout  entier  jusque-là  aux  paroles  de  Gas- 
peroni, je  n'avais  pas  remarqué  l'exécuteur  de  ses  hautes-œuvres. 
Il  ne  quitte  jamais  son  maître  ;  il  veille  et  dort  a  ses  côtés  comme 
sur  la  montagne,  comme  s'il  attendait  encore  au  cachot  quelque 
ordre  irrévocable  d'exécution.  Rien  de  plus  horrible  h  voir  parmi 
les  êtres  ;  la  stupidité  du  crime  est  empreinte  sur  sa  longue,  maigre 
et  pâle  figure  ;  son  œil  est  recouvert  de  l'épiderme  cadavéreux  de 
l'œil  de  l'orfraie  ;  une  contraction  habituelle  de  faux  sourire  court 
sur  ses  joues;  mais  son  regard  est  glacé  de  sérieux.  Pendant  que 
je  l'examinais ,  lui  considérait  avec  une  attention  étrange  les  bou- 
tons de  mon  habit,  comme  s'il  n'avait  pu  se  lasser  de  les  compter 
lentement.  «Comment  t'appelles-tu?»  lui  dis-je  pour  le  distraire 
de  son  singulier  examen.  Il  resta  courbé;  son  regard  ne  prit  pas 
la  peine  de  remonter  au  mien  ,  ses  lèvres  ne  parurent  pas  se  des- 


•}•)').  Ri:VUK     l)F,     l'AniS. 

serrer,  sa  poitrine  raiique  répondit  :  Géronimo. — C'est  donc  toi , 
lui  dis-je ,  qui  étais  le  bourreau?  —  Oui ,  monsieur  (toujours  l'œil 
sur  mes  boutons).  — Et  en  as- tu  beaucoup  tué,  Géronimo?  — 
Eh,  oui  !  toutes  les  fois  qu'on  m'a  dit  :  Tue  !  (amazza).  —  Je  te 
défie  bien  d'obtenir  ta  grâce  du  saint-père,  toi!  » 

Un  bruyant  éclat  de  rire  de  toute  la  bande  accueillit  ma  ré- 
flexion. Géronimo  fit  un  signe  d'insouciance,  et  poursuivit  le 
compte  des  boutons  de  mon  habit. 

Je  m'adressai  a  la  compagnie.  «Il  paraît,  leur  dis-je,  que  vous 
êtes  fort  gais,  et  que  vous  ne  maigrissez  pas  en  prison?  » 

Un  bandit,  qui  avait  un  ventre  énorme,  chose  rare  chez  les  ban- 
dits, me  répondit  que  le  saint-père  les  nourrissait  fort  bien.  «Nous 
mangeons  du  poisson,  de  la  viande,  de  bons  légumes ,  me  dit-il , 
de  tout  ce  que  nous  voulons  ;  nous  avons  cbacun  par  jour  une 
paie  de  deux  pauls  (22  sous). 

—  Mais  vous  êtes  plus  heureux  ici  que  la  moitié  de  l'Italie, 
que  tous  les  mendians  des  états  romains!  Comment!  on  vous 
donne  deux  pauls  par  jour  ! 

—  Oui,  monsieur,  me  répondit  Gasperoni,  c'est  une  bonne 
politique  du  gouvernement.  Ceux  qui  font  notre  métier  ou  qui  le 
feront  savent  qu'en  se  constituant  prisonniers  ils  mangent  bien , 
dorment  dans  de  bons  lits  et  sont  bien  payés  ;  on  ne  trouve  pas  tou- 
jours cela  dans  la  vie  des  montagnes.  Cela  peut  engager  a  se  livrer 
quand  on  est  dégoiité  de  courir  sur  les  grandes  routes.  Et  puis  il 
y  a  les  gratifications  des  voyageurs. 

—  Allons,  je  suis  charmé  que  vous  soyez  tous  heureux.  « 
Mon  guide  me  confirma  tout  ce  qui  venait  de  m'être  dit  sur  la 

générosité  du  pape. 

Avant  de  sortir  de  ce  repaire,  j'examinai  long-temps  et  en  dé- 
tail la  bande  de  Gasperoni.  Il  n'y  a  pas  une  figure  a  peindre,  le 
chef  et  son  bourreau  exceptés;  ils  ont  des  faces  si  bourgeoises,  si 
prosaïques,  qu'on  les  prendrait  pour  des  honnêtes  gens  victimes 
d'une  méprise  de  police.  J'ignore  s'ils  ont  jamais  porté  le  costume 
pittoresque  que  les  artistes  donnent  aux  bandits  napolitains;  leur 
vêtement  de  bagne  est  celui  des  ouvriers  italiens  ;  les  pantalons 


REVU  F.    DF.    PARIS.  'XÏ,i 

gris,  les  vestes  brunes,  les  bas  bleus,  détruisent  tonte  la  poésie 
de  leur  profession.  Ils  n'avaient  aucune  de  ces  poses  pittoresques 
qu'on  admire  dans  les  lithographies;  ils  contemplaient  sans  la 
moindre  expression  de  souvenir  le  ciel  lumineux,  l'atmosphère 
romaine,  le  doux  soleil  de  printemps  qui  dorait  les  arcades,  et 
se  glissait,  comme  un  ami  de  la  montagne  ,  sons  la  voûte  du  ca- 
banon. La  mer  ,  qui  chantait  au  pied  de  la  citadelle,  ne  les  jetait 
pas  en  rêverie;  ils  paraissaient  indifféi'ens  a  tout,  mais  sans 
abattement,  sans  émotion  visible  d'espoir  ou  de  désespoir;  ils 
fumaient,  le  sourire  sur  les  lèvres,  les  bias  croisés,  le  front  épa- 
noui. Telle  est  la  bande  qui  a  désolé  quinze  ans  les  marais  Pon- 
tins,  qui  a  fait  trembler  les  soldats  du  pape,  livré  bataille  aux 
dragons,  et  dépouillé  tant  de  riches  Anglais,  ces  éternels  contri- 
buables de  la  voie  Appienne.  Probablement  ils  mourront  dans  la 
citadelle,  en  attendant  leur  grâce,  et  avec  eux  s'éteindra  la  der- 
nière des  bandes.  Nous  verrons  bien  encore  quelques  cas  isolés 
de  maraudeurs  entre  Viterbe  et  Ronciglione,  entre  Rome  et  Ter- 
racine,  mais  plus  d'agglomération  organisée  de  bandits ,  ayant  chef, 
uniforme  et  drapeau.  C'est  un  bonheur  pour  l'humanité  vovageuse, 
un  malheur  pour  les  artistes.  La  campagne  de  Rome  sans  les  ban- 
dits, c'est  le  désert  de  Syrie  sans  caravanes.  Ainsi  partout  meurt 
la  pauvre  poésie,  étouffée  par  la  morale  et  la  civilisation.  L'Orient 
nous  restait  encore;  hélas!  voila  que  les  Turcs  s'habillent  de  re- 
dingotes bleues  :  le  fade  Bavarois  recueille  l'héritage  de  Périclès  : 
et  le  Sultan  porte  des  bottes  a  l'écuyère  et  se  coiffe  d'un  castor  fin 
de  Paris. 


MUa 


CHRONIQUE. 


M.  Dupuytren  est  mort.  C'était  un  de  ces  hommes  qui  ont  le  bonhcir 
de  résumer  dans  leur  nom  ou  une  science  ,  ou  un  art ,  ou  un  gouvernement, 
La  chirurgie  ,  c'était  M.  Dupuytren.  Demandez-le  à  ces  savans  qui  se  sont 
re'unis  autour  de  sa  tombe ,  à  ces  élèves  qui  se  trouvaient  toujours  moins 
actifs,  moins  exacts  ,  moins  ardens  que  leur  maître  ,  à  tous  ces  malades 
de  l'admirable  hôpital  oii  il  a  laissé  tant  de  souvenirs  ,  à  tous  ces  malades 
du  monde  qui  ont  dû  la  vie  à  la  promptitude; ,  à  la  sublime  intelligence  de 
ses  soins. 

Agé  de  cinquante-six  ans ,  M.  Dupuytren  a  succombé  à  une  pleurésie. 
Il  y  a  deux  ans  ,  une  attaque  d'apoplexie  était  venue  le  frapper:  des  se- 
cours donnés  à  temps  l'arrachèrent  à  une  mort  immédiate;  mais  la  ma- 
ladie laissa  sur  son  visage  des  traces  de  décomposition.  Les  muscles  de  sa 
bouche  péniblement  contractés,  son  œil  terni ,  sa  difficulté  à  parler  .  affli- 
geaient ses  amis.  Avant  ce  premier  avertissement  de  la  mort ,  M.  Dupuy- 
tren était  beau  ,  actif,  plein  de  mouvement  et  de  chaleur;  sa  brillante  cli- 
nique attirait  sur  ses  pas  une  foule  d'élèves  et  de  médecins,  qui  ne  se  las- 
saient jamais  d'admirer  ce  diagnostic  prompt  et  sûr ,  et  cette  exécution 
non  moinsprompte,  non  moins  assurée.  Passionné  poiu-  la  science,  amoureux 
d'un  art  où  tant  d'autres  ne  trouvent  que  dégoût  et  découragement ,  il  con- 
sacrait sa  vie  entière  aux  malades  de  l'Hôtel-Dieu ,  son  domaine ,  son 
royaume.  Un  des  plus  beaux  éloges  qu'on  puisse  faire  de  ce  savant  illustre, 
c'est  que  pendant  l'hiver ,  à  six  heures  du  matin ,  pendant  l'été  à  cinq 
heures,  il  n'a  jamais  manqué  un  seul  jour  d'être  à  son  poste:  souvent , 
quand  le  souvenir  d'une  opération  faite  le  matin  le  poursuivait  jusque 
dans  les  travaux  de  la  ville  ,  il  revenait  interroger  le  malade  de  l'hôpital, 
lire  dans  ses  yeux,  lui  apporter  des  soulagemens  ,  des  secours,  des  vins 
fortifîans,  le  recommander  lui-même  aux  infirmiers. 


Mous  110  citons  pas  ces  laits  comme  dos  actes  d'hiiinanilc.  11  serait  niais 
de  cioiie  (jii'iin  médecin  éprouve  par  tant  d'horribles  spectacles  puisse  être 
allendi'i  par  les  souffrances  de  malades  cpi'il  ne  connaît  pas.  La  sensibilité 
est  chose  assez  commune;  mais  ce  cpii  est  rare,  malheureusement  pour 
la  science  ,  pour  les  arts  ,  c'est  cette  conscience  du  devoir ,  ce  besoin  de 
cc'leljrite,  qui  ont  fait  de  M.  Dupuytren  le  premier  chirurgien  du  monde. 

Spirituel  et  poli  dans  toutes  les  l'elations  sociales ,  M.  Dupuytren 
s'honorait  des  plus  illustres  amitic's.  S:i  conversation  était  piquante,  inci- 
sive, le  son  de  sa  voix  doux  et  agréable  ;  et  cependant  un  préjuge  fort  sin- 
gulier a  fait  passer  M.  Dupuytren  pour  un  praticien  brusque  et  intraitable. 
Voyez  le  beau  malheur  I  Un  homme  qui  a  tant  de  membres  à  couper  n'a 
qu'une  chose  à  vous  dire  :  «  Monsieur,  voulez- vous  ou  ne  vouiez -vous 
pas  vous  faire  couper  la  jambe  ?  Je  vous  donne  cinq  minutes  pour  relle'- 
chir.  »  D'autres  attendent.  M.  Dupuytren  a  fait  des  cures  merveilleuses. 
Qui  ne  voudrait  être  brutalise'  au  prix  d'une  gue'rison? 

Le  style  d'e'pitaphe  s'est  déjà  empare'  du  nom  du  chirurgien.  Laissant 
à  d'autres  un  travail  ne'crologique ,  nous  avons  voulu  rappeler  seulement 
ce  qu'était  l'homme  ;  les  formes  et  les  habitudes  de  cette  chronique  ne 
permettant  d'ailleurs  aucune  énuraération  de  ses  traités  et  ouvrages  scien- 
tifiques. 

—  Le  bal  de  M.  Dupin  avait  rassemblé  un  nombre  suffisant  d'avocats  , 
d'huissiers  ,  de  gardes  de  commerce  et  de  députés  tiers-parti  ;  les  femmes 
de  ces  messieurs  resplendissaient  de  parures  de  topaze ,  de  faux  camées , 
d'améthistes  et  de  niccolos.  Beaucoup  de  robes  en  châlis  et  en  cachemire 
français ,  des  fleurs  de  la  rue  Saint-Denis  ,  des  coiffures  en  coques  ,  com- 
plétaient ce  bel  ensemble  de  toilettes  de  bazoche.  On  a  consommé  beau- 
coup de  quarts  de  glace  j  des  petits  clercs  se  sont  grisés  avec  de  l'orgeat , 
et  M.  Etienne  a  perdu  4- francs  aux  dominos ,  pendant  que  l'orchestre  exé- 
cutait des  quadrilles  composés  sur  des  airs  du  Rossignol. 

—  THEATRE  FRANÇAIS.  — CHATTERTON.  — On  a  prétendu  qu'il  était 
impossible  de  représenter  avec  succès  un  poète  au  théâtre  ;  que  les  lueurs 
d'inspiration  dont  il  est  éclairé  rejetaient  dans  l'ombre  tous  les  personnages 
qui  l'approchent  j  on  citait  plusieurs  faits  ,  et  un  fait  récent,  le  lord  By- 
uoTV  de  M.  Ancelot.  A  l'appui  du  raisonnement  contraire,  on  peut  à  pré- 
sent apporter  aussi  un  fait,  Chatterton.  S'il  fallait  absolument  préciser 
de  quelle  école  relève  le  drame  de  M.  Alfred  de  Vigny,  de  quelles  théo- 
ries il  est  l'application ,  quelle  voie  il  ouvre ,  quelles  imitations  il  va 
provoquer,  à  l'instant  même  on  pourrait  déclarer  que  ce  drame  n'appar- 

TOMF.  XIV.     FiîvRinR.  j5 


•_>•}.()  KEVUE    I)K    PAIUS. 

tient  à  aucune  école,  qu'il  n'applique  aucunes  théories,  n'ouvre  aucune 
voie,  et  n'aura  pas  d'imitateurs.  Simple  et  sûr  dans  sa  marche ,  il  n'a  pas 
besoin  de  ressorts  surnaturels  pour  atteindre  une  conclusion;  écrit  dans  un 
style  beau  pour  tous  et  pour  tous  les  temps ,  il  n'est  pas  place  dans  une 
juridiction  spéciale  et  temporaire;  individuel,  propre  à  M.  de  Vigny, 
par  la  conception  et  par  la  nature  des  développemens  ,  il  ne  doit  éveiller 
chez  personne  \m  stérile  désir  d'imitation ,  et  même  la  pensée  et  la  forme 
sont  ici  tellement  dépendantes  l'une  de  l'autre,  qu'elles  ont  dû  apparaître 
toutes  deux  à  la  fois  à  M.  de  Vigny;  et  quand  vous  avez  vu  le  drame  de 
Chatterton  ,  après  avoir  lu  l'épisode  de  Stello  ,  vous  pouvez,  dire  que 
l'auteur  avait  bien  plutôt  réduit  les  proportions  de  son  récit,  qu'il  n'a  de- 
puis été  forcé  de  le  paraphraser;  ce  complément  qu'il  a  reçu  dans  les 
transformations  de  la  scène ,  vous  le  désiriez ,  vous  le  deviniez.  Aussi  ar- 
rivc-t-il  là  ce  qui  est  inouï ,  c'est  qu'un  drame  fait  avec  un  livre  ne  dé- 
truit pas  les  impressions  reçues,  et  qu'au  contraire,  les  nouvelles  im- 
pressions ravivent  les  premières.  Cependant  le  récit  du  docteur  suffît  à 
remplir  quelques  pages  ;  mais  chaque  mot  porte  si  bien  coup,  que  personne 
n'a  été  désappointé  en  écoutant  ce  récit  traduit  en  pièce  de  théâtre ,  et  re- 
cevant un  développement  que  la  pensée  de  chaque  lecteur  avait  exécuté 
par  anticipation. 

Que  le  rideau  se  lève  et  vous  découvre  cet  intérieur  anglais  ,  avec  son 
aisance  confortable,  cette  famille  riche  de  son  travail,  de  son  économie  et 
de  ses  beaux  cnfans,  petites  créatures  qui  viennent  placer  les  boucles  co- 
quettes de  leurs  blonds  cheveux  sous  les  doigts  de  leur  mère,  vous  recon- 
naissez Kitty  Bell,  la  pâtissière,  qui  nourrissait  de  ses  petits  gâteaux  le 
poète  Chatterton,  non  parce  qu'il  était  poète,  mais  parce  qu'il  était  jeune 
et  malheureux.  Que  son  mari  fasse  entendre,  d'une  pièce  voisine,  sa  voix 
rude  et  commerciale,  vous  saisissez  d'un  coup  d'œil  la  nuance  de  ce  mé- 
nage. Une  femme  aimante  ,  sensible  ,  contemplative ,  attachée  à  un  époux 
brusque,  avide,  et  simplement  honnête  homme  :  c'est  une  vie  d'angoisses  et 
de  luttes  ,  un  combat  perpétuel  entre  la  délicatesse  de  l'un  et  la  rudesse 
de  l'autre;  on  est  bien  vite  initié  aux  subterfuges  qu'emploie  l'ingénieuse 
humanité  de  Kitty,  pour  dérober  aux  regards  de  mnsler  Bell  les  miettes 
dont  s'alimente  le  pauvre  diable.  Ces  ruses  pieuses  ,  qui  prennent  pour 
point  de  départ  la  charité  ,  et  arrivent  à  cette  conclusion  fatale  ,  l'amour  , 
elles  sont  ignorées  du  fier  et  noble  Chatterton,  qui,  dans  son  illusion  de 
poète  de  dix-huit  ans,  croit  vraiment  que  le  travail  de  ses  veilles  sera 
assez  rétribué  ,  pour  lui  gagner  cette  mince  subsistance,  pour  payer  sa 
chambre  humide;  mais  le  vieux  quaker,  qui  remplace  ici  le  docteur  noir, 
n'a  pas  l'esprit  tellement  simplifié  par  les  pratiques  de  sa  secte,  qu'il  ne 
puisse  lire  une  grande  )iassiou  dans  ce  (pir  se  passe  autour  de  lui;  il  ras- 


«F.VLK    DE    PARIS.  îl'^.^ 

stinljle  toutes  ses  forces  ,  toute  son  autorité  de  vieillard,  pour  détourner  un 
si  grand  malheur. 

Ingénieux  à  troubler  les  tcte-à-tète ,  à  empêcher  les  rencontres  de  Chat- 
terton et  de  Kitty,  il  est  bientôt  force  de  quitter  ce  rôle  ,  entro|iris  dans 
(ui  but  de  pacification  impossible.  Le  poète  est  tout  à  coup  découvert  dans 
sa  solitude  par  déjeunes  lords,  ses  camarades  d'université.  Leur  ton  railleur, 
leurs  plaisanteries  avinées,  leur  familiarité  insultante,  ont  trouble  sa 
tète  rêveuse,  de'truit  sa  félicite'  d'isolement  et  les  joies  de  sa  misère.  Il 
ne  faut  rien  de  ])lus  que  cette  frivole  circonstance  pour  conseiller  à  Chatter- 
ton la  fuite...  et  le  suicide.  Ici  l'humanité'  entraîne  le  quaker  hors  des  li- 
mites de  l'honnêteté'.  «  Vous  ne  mourrez  pas  seul  :  une  femme  jeune ,  ver- 
u  tueuse,  mourra  aussi...  Kitty  Bell  vous  aime.  »  Maigre'  le  prix  d'une 
pareille  re'vêlation  ,  Chatterton  paraît  attriste  de  voir  qu'un  lien  le  relient 
à  la  vie.  11  n'apprend  pas  l'amour  de  Kitty  avec  ces  transports  qui  agitent 
un  heureux  du  monde.  L'ini'ortune'  I  il  semble  demander  à  cette  femme  de 
quel  droit  elle  s'est  venue  placer  entre  la  mort  et  lui. 

Alors,  puisqu'il  faut  vivre  ,  eh  bien!  il  acceptera  la  protection  du  lord- 
maire  ,  dont  la  bonté  n'a  jamais  ete'  soUicite'e  en  vain  ;  il  attendra  sa  visite , 
car  le  lord-maire  promet  de  venir  lui-même.  L'entrée  de  ce  haut  fonction- 
naire ,  l'ëclat  qui  l'entoure,  la  puissance  de  son  nom  et  de  ses  actes  ,  jet- 
tent un  rayon  de  joie  sur  tous  les  visages  de  la  maison.  Master  Bell  est  stu- 
pidement eliloui  par  la  richesse  des  livre'es  qui  suivent  lord  Beckford.  Le 
vieux  quaker  espère  ;  Kitty  ,  tremblante ,  fait  aux  émotions  qui  l'as- 
siègent une  diversion  maternelle;  elle  embrasse  ses  enfans  :  la  mère  donne 
à  ses  fils  un  baiser  d'amante.  Rien  n'est  rapide,  senti ,  naturel ,  comme 
l'expression  de  ces  divers  sentimens.  Mais  Chatterton  !  seul  il  est  calme , 
indiflërent ,  pâle  devant  le  lord -maire ,  froid  sous  l'influence  de  cet  astre 
de  la  cite'.  Ici  commence  une  des  pins  belles  scènes  du  théâtre  :  comique 
par  les  interpellations  du  magistrat,  terrible  par  les  réponses  du  poète  et 
par  les  arrière- pensées  de  chagrin  et  de  mort  qu'elle  fait  pressentir.  La 
bonhomie  insultante  du  lord-maire,  ses  poignantes  exhortations,  son  dé- 
dain paternel ,  viennent  précisément  choquer  toutes  les  saillies  du  caractère 
de  Chatterton  ,  l'orgueil ,  la  persévérance ,  la  conscience  du  talent. 

«  Jeune  homme ,  vous  faites  des  vers  ;  eh  I  eh  I  c'est  de  votre  âge ,  mon 
»  beau  garçon  :  cela  plaît  aux  jolies  femmes  ;  mais  ,  voyez-vous  ,  moi ,  je 
»  suis  franc  et  je  vous  parle  en  père  :  quand  même  ils  seraient  très-beaux, 
»  à  quoi  bon?  je  vous  le  demande ,  à  quoi  bon?  Un  bon  Anglais  qui  veut 
»  être  utile  à  son  pays  doit  prendre  une  carrière  qui  le  mette  dans  une 
»  ligne  honnête  et  profitable.  Voyons,  enfant,  répondez-moi.  Quelle 
»  idée  vous  faites-vous  de  nos  devoirs?  »  Et  Chatterton  répond  par  une 
lumineuse  et  éclatante  comparaison,  qui  traduit  en  langage  poétique  l'ap- 


I).a8  REVUE    DE    PAHIS. 

prcciution   la   plus   judicieuse  des   foimcs    gouvernementales.  —  Relisez 
Stkf.lo. 

Après  cet  interrogatoire  comme  en  fait  subir  à  son  fils  un  père  ignorant, 
dans  les  loisirs  des  vacances,  lord  Beckford  sort  content  de  lui ,  enchante' de 
ses  façons  populaires  et  cordiales ,  et  va  rejoindre  à  table  une  bande  de 
jeunes  chasseurs  qui  i-e'pandent  du  vin  sur  leurs  habits  rouges. 

Chatterton  remarque  à  peine  que  la  protection  du  lord-maire  s'est  éten- 
duejusqu'à  lui.  Les  premières  pensées  qu'il  exhale  quand  il  est  seul ,  ex- 
priment le  dégoût  pour  la  vie ,  son  me'pris  pour  les  hommes  ,  ses  regrets 
de  poète  me'connu;  mais  enfin ,  puisqu'il  le  faut ,  il  la  subira  ,  cette  protec- 
tion. Quelle  est-elle?  Il  lit  ces  papiers  que  lui  a  laisse's  son  protecteur  : 
le  premier  qui  s'offre  à  sa  vue,  c'est  un  journal  qui  le  dénigre ,  qui  le  de'- 
chire ,  qui  met  en  lambeaux  et  jette  aux  vents  tous  ses  travaux  pénible- 
ment amasse's  pendant  des  jours  sans  pain  et  des  nuits  sans  sommeil  ;  on 
l'accuse,  lui  Chatterton,  d'avoir  dépouillé  un  poète,  de  s'être  pare'  de 
ses  vers ,  comme  un  voleur  de  grand  chemin  prend  à  sa  victime  son  ar- 
gent et  son  passe-port  !  Malheureux  !  ne  va  pas  plus  loin  :  tu  n'es  que  ca- 
lomnie. Mais  il  faut  que  tu  sois  insulte  en  face  ,  il  faut  que  tu  meures  de 
désespoir  ,  de  faim ,  d'humiliation  ;  que  tu  meures  comme  Gilbert  :  lis  donc 
ce  que  te  réserve  la  protection  du  premier  magistrat  de  la  cité  ,  il  te  nomme 
premier  valet  de  chambre  dans  sa  maison  ,  à  lui  lord-maire.  Maintenant , 
bois  les  soixante  grains  d'opium  que  tu  possèdes  (pour  le  malheureux  , 
il  y  a  toujours  du  poison,  jamais  de  pain) ,  et  meurs. 

Mais  Kitty  a  deviné  cette  résolution  ;  elle  a  surpris  Chatterton  envoyant 
dans  les  flammes  du  brasier  les  lambeaux  d'un  poème  qu'il  déchire  avec 
une  froide  rage  ;  elle  lit  l'invasion  de  la  mort  sur  ce  visage  déjà  contracté  , 
sur  ces  lèvres  qui  prononcent  en  frémissant  : —  Je  vous  aime,  Kitty î  — 
Ah  !  vous  voulez  donc  mourir  ,  puisque  vous  osezwe  le  dire  !  Chatterton 
monte  péniblement  l'escalier  et  va  mourir  dans  sa  chambre. 

Le  pied  de  Kitty  heurte  la  fiole  vide  qui  a  roulé  sur  le  plancher  :  plus 
de  doute.  Elle  appelle  :  le  quaker  arrive.  —  Kittv,  crie  la  voix  sonore , 
rude  et  pleine  de  master  Bell.  Kitty  tombe  morte  sur  sa  chaise  :  —  Vous 
ne  mourrez  pas  seul ,  avait  dit  le  quaker  à  Chatterton. 

Il  ne  faut  pas  demander  à  ce  drame  les  élémens  d'action  qui  consti- 
tuent une  œuvre  de  théâtre  faite  dans  les  conditions  ordinaires.  Heureux 
de  pouvoir  s'en  passer ,  il  ne  renferme  pas ,  comme  dit  spirituellement  le 
préambule  du  docteur  noir,  la  moindi'e  complication  de  jiersonnages 
nouant  leurs  intérêts  tout  le  long  d'une  petite  ficelle  entortillée  que  dénoue 
proprement  le  dernier  chapitre  ou  le  cinquième  acte.  Aussi  point  de  ces 
coups  inattendus,  de  ces  effets  de  scène  qui  vivent  de  mouvement  et  se 
colorent  (les  prestiges  de  ranangement  ;  le  sujet  est  sinq>le  ,  transparent. 


RKVUK    DK    l'AîllS.  Ot'J.C) 

ne  demande  pas  mieux  que  de  laisser  deviner  sa  terrible  péripétie.  Vous 
pressentez  que  Chatterton  mourra  :  eh  ]jicn  I  l'auteur  ne  fera  rien  pour 
vous  susciter  un  doute,  vous  donner  une  espérance;  mais  cette  certitude 
que  vous  avez  ne  vous  fatigue  pas  ,  vous  la  pre'fe'rcz  même  à  ces  comljinai- 
sons  qui  constituent  ce  qu'on  appelle  l'intérêt  :  elle  vous  met  plus  à  l'aise 
pour  suivre  cette  horrible  étude  du  suicide  raisonné.  Une  fois  dans  la  con- 
fidence de  Chatterton ,  quand  vous  avez  assisté  à  une  de  ces  nuits  de 
veilles  où  il  se  frappe  le  cerveau  pour  en  tirer  des  idées  qu'attend  le  li- 
braire ,  où ,  abandonné  de  tous ,  assis  sur  un  grabat  mince  et  enfoncé ,  les 
épaules  abritées  par  une  couverture  (car  les  autres  ont  un  lit  pour  dor- 
mir, et  lui  il  a  un  lit  pour  travailler),  il  accuse  d'infertilité  sa  tête  malade 
et  plombée  par  le  brouillard ,  alors  vous  dites  :  Chatterton ,  meurs  I  tu  as 
raison . 

Dans  la  rigueur  du  mot  drame,  qui  veut  dire  action ,  l'œuvre  de  M.  de 
"Vigny  ne  serait  pas  un  drame;  que  ce  soit  alors  une  belle  méditation  enri- 
chie de  tableaux  pieux  et  chastes  ,  de  peintures  fraîches ,  de  détails  intimes 
et  suaves ,  féconde  en  révélations  douloureuses.  Appro])riée  pourtant  aux 
besoins  de  la  scène  ,  elle  a  revêtu  cette  facilité  de  dialogue ,  cette  tournure 
prompte  et  vive  auxquelles  le  public  est  peu  habitué ,  et  qui  soutiennent  son 
attention.  Il  faut  dire  encore  que  peu  d'ouvrages  ont  été  représentés  avec 
plus  de  talent  et  d'ensemble.  M™"  Dorval  fait  ressortir  le  rôle  de  Kitty 
par  cette  diction  parfois  si  heureusement  inspirée ,  parfois  si  heureusement 
simple.  Dans  tout  le  dernier  acte ,  qui  renferme  les  plus  grandes  beau- 
tés, elle  a  été  d'autant  plus  sublime  dans  l'élan  de  sa  passion  qu'elle  en 
avait  plus  artistement  dissimulé  les  symptômes.  Le  talent  de  Geffroy  de- 
vient plus  vrai  à  mesure  qu'il  a  plus  d'occasions  de  se  montrer  varié.  L'Am- 
bitieux et  CnAïT£KTO>f  l'ont  placé  tiès-haut ;  Joanny  est  un  assez  bon- 
homme de  quaker,  et  Guiaud  un  industriel  fort  tolérable.  Qui  ne  voudrait 
être  le  père  de  ces  deux  charmans  enfans  qui  voltigent  comme  deux  anges 
autour  de  leui  mère  Kitty? 

Le  Chatterton  de  M.  de  Vigny  aura,  nous  l'espérons,  une  longue 
suite  de  représentations  ;  il  s'agit  ici  d'une  étude  littéraire  faite  en  con- 
science ,  et  à  ce  titre  nous  examinerons  prochainement  plus  en  détail  sa 
valeur  et  sa  portée  comme  œuvre  d'art. 


THEATRE  DES  VARIETES.  AU  CLAIR    DE   LA   LUNE,   OU  LES  AMOURS 

DU  SOIR.  —  IMM,  Varin,  Desvergers  et  Lubize  ont  fait  comme  le  réver- 
bère de  la  chanson  de  Désaugiers ,  ils  comptent  ti'op  sur  la  lune ,  et  l'obs- 
curité qui  règne  dans  ce  vaudeville  de  leur  façon  ne  permet  pas  toujours 
d'ensuivre  l'intrigue.  H  faut  convenir  pourtant  qu'on  distingue  à  merveille 


2.jO  uf.vuk  or  paris. 

la  façon  dont  le  galant  Blondeau  est  jeté  par  la  fenêtre  d'un  hôtel ,  et  que 
rien  n'est  plus  risible  que  cet  acte  de  brutalité  commis  par  un  mari  jaloux. 
Personne ,  au  reste ,  ne  méritait  mieux  que  Blondeau  ce  traitement ,  assez 
inusité',  par  bonheur.  Après  avoir  abusé  de  la  jeunesse  de  la  mercière  Thë- 
mire,  femme  violente,  calcinée  par  les  p-issions,  telle  enfin  que  M"*"  Flore 
sait  nous  les  représenter,  le  volage  Blondeau  veut  échapper  à  des  liens  de- 
venus odieux,  et  vient  chercher  un  refuge  dans  la  chambre  de  son  ami 
Rémon,  employé,  comme  lui,  dans  un  ministère.  Or,  il  n'y  a  pas  de 
repos  possible  pour  Blondeau  ;  il  est  réclamé  par  son  beau-père  futur , 
M.  Baget ,  et  par  la  féroce Thémire,  qui  veut  faire  manquer  son  mariage; 
mais  le  libertin  surnuméraire  ne  perd  pas  la  tête  quand  il  s'agit  de  galan- 
terie ,  et ,  à  la  place  de  son  ami  Rémon  ,  il  vole  à  un  rendez-vous  qu'in- 
diquait une  baronne  logée  sur  le  boulevart.  Cette  lettre  a  été  écrite  par  le 
mari  de  la  baronne  ;  mais  la  femme  adultère  a  eu  le  temps  de  prévenir 
Rémon,  par  une  seconde  lettre,  qu'il  court  risque  de  tomber  dans  un 
piège.  Blondeau ,  croyant  à  une  bonne  fortune ,  court  sur  le  boulevart 
comme  un  chat  de  gouttière  ,  rencontrant  Thémire  ,  la  mercière ,  qui  ne 
veut  plus  le  lâcher;  puis  son  beau-père  futur  arrêté  par  la  garde,  et  qui 
veut  se  faire  réclamer  par  lui.  Il  échappe  enfin  à  tous  ces  fâcheux;  et, 
voyant  une  lumière  placée  derrière  le  rideau  de  la  baronne  ,  signal  con- 
venu ,  il  s'élance  dans  l'hôtel,  où  il  reçoit  une  volée  atroce,  et  se  fait  , 
exactement ,  à  la  lettre ,  en  propres  termes ,  jeter  par  la  fenêtre.  Son  corps 
vient  rebondir  sur  le  pavé;  il  n'a  fallu  pour  cela  que  les  soupçons 
du  mari  et  l'aide  de  deux  domestiques.  Pendant  cette  galante  expédition  , 
Rémon  a  rencontré  nuitamment  M""  Baget ,  égarée  dans  les  rues,  séparée 
de  son  père,  qui ,  arz'êté  au  spectacle  par  la  garde  municipale,  a  perdu 
du  même  coup  sa  canne  et  sa  fille.  Il  résulte  de  tant  d'épisodes  accomplis 
au  clair  de  la  lune,  que  M^'"  Baget  est  recueillie  par  Rémon,  passe  la 
nuit  dans  sa  chambre,  et  l'épouse.  Quant  à  Blondeau,  il  est  tellement  aba- 
sourdi par  les  réclamations  de  Thémire,  qu'il  consent  à  devenir  son  mari, 
pour  voir  sans  doute  si  cela  ne  vaut  pas  mieux  que  d'être  son  amant.  On 
ne  saurait  dire  quel  est  le  plus  comique ,  dans  cette  pièce ,  de  Cazot  ou  de 
sa  canne.  Cazot  est  charmant  dans  ce  rôle  de  vieux  provincial ,  à  tête 
chaude ,  malencontreux  ,  qui  se  fait  de  mauvaises  querelles ,  que  la  garde 
arrête,  qui  perd  tout,  son  mouchoir  et  sa  bourse,  sa  fille  et  sa  canne  , 
cette  canne  qu'il  aime  plus  cpie  sa  fille,  puisqu'il  demande  des  nouvelles 
de  l'une  avant  de  s'inquiéter  de  l'autre  I  Cette  canne  n'est  pourtant  qu'un 
jonc ,  mais  l'adoration  de  Cazot  la  rend  comique  ;  et  quand  sa  fille  ,  sortie 
toute  seule  du  spectacle,  après  la  mise  au  violon  de  son  père  ,  se  promène 
dans  les  rues,  cette  canne  à  la  main  ,  on  conçoit  que  l'aimable  enfant  a  re- 
cueilli dévotement  ce  fétiche  paternel  pour  le  lui  rendre  intact,  persuadée 


•{u'iinc  maladie  de  laugueur  lui  enlèverait  M.  Baget,  sun  père,  s'il  était 
condamne  à  passer  sans  canne  les  derniers  jours  de  sa  vie. 


— La  prochaine  livraison  des  Études  philosophiques  de  M.  de  Balxac 
doit  contenir  une  œuvre  d'une  haute  importance  ,  dont  le  titre  a  déjà  sou- 
levé' la  curiosité  de  quelques  administrateurs.  En  effet ,  les  Aventures  ad- 
ministratives offrent  une  liistoire  vraie  qui  met  à  nu  les  passions  ignobles 
et  les  intérêts  mesquins  qui  entravent ,  en  France ,  la  réalisation  des  idées 
les  plus  importantes.  Le  fait  est  encore  viA^ant  dans  celle  de  nos  admi- 
nistrations oit  devrait  se  rencontrer  le  plus  de  bonne  foi ,  où  sont  beau- 
coup de  gens  à  talent ,  et  où  néanmoins  des  intrigues  pleines  de  petitesses 
arrêtent  l'essor  des  idées  les  plus  utiles. 

—  Code  des  Codes  ,  par-  Î\DI.  Crêmieux  et  Balson.  ^  oici  im  ouvrage 
d'une  grande  importance  et  qui  a  dû  exiger  à  la  fois  beaucoup  de  patience 
et  de  savoir.  C'est  la  codification  de  toutes  nos  lois  ;  ce  n'est  pas  seule- 
ment une  codification  qui  re'unisse  sous  un  même  titre ,  dans  un  même 
cadre ,  toutes  les  lois  qui  traitent  des  mêmes  matières ,  ce  qui  serait  déjà 
d'une  grande  utilité  ;  c'est  une  codification  raisonne'e  ,  méditée ,  qui  éla- 
gue toutes  les  lois  A'irtuellement  ou  formellement  abrogées  par  des  lois  pos- 
térieures. 

Cette  publication,  rédigée  par  MM.  Crémieux  et  Balson  ,  avec  la  colla- 
boration des  hommes  les  plus  distingués  des  chambres  ,  du  barreau  et  de 
l'administration  ,  doit  fixer  l'attention  publique  d'une  manière  particu- 
lière j  c'est  un  travail  précieux  pour  les  juriconsultes ,  utile  à  tous. 

—  M.  Michaud ,  aux  soins  duquel  on  doit  la  grande  Biographie  um- 
VERSELLE  ,  le  pi  US  couiplct  ouvi'age  qui  existe  dans  ce  genre ,  poursuit  tou- 
jours avec  le  même  zèle  cette  belle  publication.  Le  tome  LMF  vient  de 
paraître  à  sa  librairie.  Parmi  les  articles  qui  le  composent ,  on  distingue 
les  suivans  :  Bergasse,  Boissy-d'Anglas  ,  par  M.  Villenave:  Bervic  , 
par  M.  Artaud;  Beschi,  par  M.  Klaproth;  Bonati  ,  par  I\L  deProny; 
BoisjOLLv  ,  Berry  ,  par  M.  du  Rozoir  ;  Beurnoville  ,  Billaud-Varen- 
WES,  par  M.  Michaud;  Bertholet  ,  Bolivar,  par  M.  Parisot;  etc., 

—  Le  même  éditeur  continue  les  publications  des  IMemoires  secrets 
TIRÉS  des  papiers  d'un  HOMME  d'etat  ,  attribués  généralement  à  un  cé- 
lèbre diplomate  allemand ,  et  dans  lesquelles  se  trouvent  des  documens 
d'une  haute  importance.  Le  neuvième  volume  vient  de  paraître. 


i;evue  1)K  pai'js.  '>.3-> 

—  M.  Pillot,  éditeur  d'une  belle  édition  deBuffon  et  de  Laccpède,  pu- 
!)lic  en  ce  moment,  pour  faire  suite  à  ces  deux  ouvrages  ,  une  Histoi ri- 
naturelle  DES  Insectes  ,  par  MM.  Audouin  et  Brulle'.  Cette  pu])lication, 
pour  laquelle  l'e'diteur  n'a  rien  ne'glige' ,  se  recommande  à  toutes  les  per- 
sonnes qui  s'occupent  d'entomologie  ,  ainsi  qu'aux  souscripteurs  de  Buffon. 

—  Une  publication  qu'on  annonce  comme  fort  curieuse  va  paraître 
dans  quelques  jours  chez  le  libraire  Renducl  j  c'est  celle  des  Mémoires  et 
de  la  Correspondance  du  général  Dumouriez.  Ses  manuscrits  autogra- 
phes sont  en  la  possession  de  l'e'diteur  chez  qui  l'on  peut  en  prendre  con- 
naissance. 


—  Depuis  quelques  années ,  la  littérature  allemande  s'est  propagée  en 
France  avec  rapidité;  aussi ,  une  librairie  spéciale  pour  les  ouvrages  écrits 
en  cette  langue  était-elle  devenue  indispensable  à  Paris.  Nous  signalons 
celle  de  MM.  Heideloff  et  Campé  ,  rue  Vivienne ,  où  l'on  trouve  un  assor- 
timent complet  de  tous  les  classiques  allemands  ,  anciens  et  modernes  ,  les 
publications  nouvelles  de  l'Allemagne  et  du  Noi'd ,  les  dictionnaires , 
grammaires ,  ouvrages  de  linguistique ,  etc. ,  etc. 

—  Les  Mémoires  de  la  dlxhessi;  d'Aeiuntls  étiient  depuis  long 
temps  épuisés;  l'éditeur,  M.  Marne,  vient  de  les  réimprimer;  la  nou- 
velle édition ,  quoique  aussi  complète  que  la  précédente ,  ne  se  composera 
que  de  douze  volumes. 

—  M.  Ch.  Cauchois  vient  de  publier  ,  chez  l'éditeur  Dumont ,  I'An- 
nuaire  CHRONOLOGIQUE  DE  1854-,  coiitenanljrhistorique  dc  tous  les  cvé- 
neincns  de  celte  année. 


Bulletin  cF  Annonces  de  la  Revue  de 


PRIX  :  75  C.    LA  LIGNE. 


15  février  1835£^ 


M.  CHARPENTIER ,  rue  de  Seine,  n»  34 ,  ett  seul  chargé  de  la  direction  des  annonces.  Il  (se  ch^rae  d'ei^i^r 
dans  les  24  heures,  toutes  les  demandes  qui  lui  seront  adressées  des  départemens ,  lorsqu'elles  Wont^-^iOKMPn^ 
d'une  remise  sur  Paris.  Affranchir. \>     •y*''*^^^"^»^^ 


CODE  DES  COD 


M-À* 


4"  Le  code  constitutionnel; 

2"  Le  code  civil,  avec  les  lois  qui  s'y  rattachent; 

.H"  Le  code  de  pbocedure  civile  ,  avec  le  tarif,  etc., 

4»  Le  code  de  commerce  ,  avec  la  loi  nouvelle  des 
faillites,  elc; 

5»  Les  codes  d'instruction  criminelle  et  pénal  ; 
avec  les  lois  qui  s'y  réfèrent ,  et  qui  en  sont  les  an- 
nexes, et  un  traité  du  système  pénitentiaire  ; 

6»  Le  code  des  eaux  et  forets,  contenant  les  traités 
du  régime  des  eaux  de  toute  espèce  et  du  régime 
forestier; 

7'  LE  CODE  MUNICIPAL  ET  RURAL,  OU  traité  de  la  légis- 


CONTENANT 


lation  des  communes  et  des  itablissemens  publics 
qui  leur  sont  assimiles  ,  sous  le  rapport  des  per- 
sonnes et  des  propriétés  ; 
8"  Le  code  MILITAIRE,  renfermant  tontes  les  lois  d'ad- 
ministration et  de  juridiction  relatives  aux  armées 
de  terre  et  de  mer.  le  droit  maritime  et  lei prises 
9°  Le  CODE  ADMINISTRATIF,  divisé  en  code  de  l'admini- 
stralion  publique  et  CoJe  du  contentieux  adminis- 
tratif; 

1 0"  Le  CODE  DES  FINANCES  OU  DES  REVENUS  PUBLICS  ■ 
H"   Le  CODE  INTERNATIONAL  :  ' 

12»  LE  CODE  OU  RECUEIL  DES  FORMULES" 


Avec  des  Notes,  Analyses,  Commentaires,  tirés  soit  des  débats  parlementaires ,  soit  de  la  jurisprudence   soit  de  la  doc 

Irinedes  auteurs,  et  tous  lesdéveloppemens  nécessaires  pour  rendre  faciles  a  tous  les  citoyens 

l'interprétation  et  l'application  des  lois. 

CHAQUE  MATIÈRE  PRÉCÉDÉE  D'LN  EXPOSÉ  DES  PRINCIPES  ET  DE  L'HTSTORIOIJE  DE  I  A  T  ÉrT«î 

LATION,  ET  SUIVIE  DES  FORMULES  D'ACTES  QUI  Y  CORRESPONDENT  :  '^ 

Par  m.  GRÉMIEUX, 

Avocat  aax  Conseils  du  Roi  et  à  la  Cour  de  cassation  ; 

Et  m.  BALSON, 

Avocat  à  la  Cour  royale  de  Paris. 

AVEC  LE  CONCOURS  ET  LA  COLLABORATION  DE 

MM.  HENNEQUIN,  avocat,  député; 

^P.^'^.^.?^',*"''*"^"'  ^"  procureur-général,  député 
MACAREL,  conseiller  d'état; 

MAUGUIN,  avocat,  député; 


MM.  ODILON-BARROT ,  avocat ,  député; 

LE  DUC  DE  RASSANO ,  pair  de  France ,  ancien 

ministre  ; 
BERRYER,  avocat,  député; 
BLOND  EAU,  doyen  de  la  Faculté  de  Droit  de  Paris; 
CHASLES,  maire  de  Chartres,  député; 
CORMEMN(DE),dépufe; 
DELANEUVILLE,  infendant  militaire  ; 
DUPIN  Jeune,  bâtonnier  de  l'ordre  desavocats  à  la 

cour  royale  de  Paris  ; 
DU^TRGIER  ,  avocat ,  auteur  de  la  Colketion 

complète  des  Lois. 
GERANDO  (DE;,  conseiller  d'état ,  professeur  de 
droit  adminislralif  à  la  Faculté  de  Droit  de  Paris , 


Le  Code  des  Codes  seradiviséen  douze  parties  distinctes, 
ou  Codes  particuliers  de  chaque  matière. 

Chaque  Code  sera  précédé  d'un  exposé  général  du  sys- 
tème de  la  législation. 

Chaque  titre  ou  livre  du  Code  sera  également  précédé 
d'un  exposé  des  principes. 

Ces  ar'icles  de  docirine  seront  rédigés  et  signés  par  les 
honorables  collaborateurs  qui  vealent  bien  prêter  leur 
conconn  à  cette  publication.  Les  articles  de  chaque  loi 
•erontexpliqnés  et  coœmentés  nar  des  notes  et  renvois  qui 
épargneront  des  recherches  laborieuses ,  indiqueront  net- 
tement le  but  et  le  véritable  sens  de  la  loi ,  et  résoudront 
les  difficultéi  que  son  interprétation  fait  naître.  Indépen- 
damment des  tables  des  sommaires,  une  table  alphabé- 
tique et  analytique  terminera  chaque  Code.  Enfin  l'ensem- 


PLAN  DE  L'OUVRAGE 


MILLOT,  ancien  élève  de  l'Ecole  Polytechnique  ; 
PAGES  (DE  l'arie'ge)  ; 
PARQUIN,  avocat,  ancien  bâtonnier; 
ROYER-COLLARD  ,  professeur  de  droit  des  cens 

^la  Faculté  de  Droit  de  Paris; 
SAUZET,  avocat,  député; 
TESTE,  avocat,  député; 
YATISMÉNIL  (DE),  avocat,  ancien  ministre; 
VIVIEN,  conseiller  d'état,  député. 


bie  sera  complété  par  une  table  générale  e»  raisoonée  des 
matières.  Les  formules  seront  indiquées  par  des  renvois  et 
formeront  une  partie  séparée  pour  ne  pas  jeter  la  confu 
sion  dans  le  système  de  l'ouvrage. 

Tel  est  le  plan  que  nous  avons  arrêté.  iVoits  ne  voulons 
pas  produire  un  corps  de  doctriiies  scientifiques,  nous 
voulons  fonder  un  ouvrage  populaire. 

Puisse  notre  travail  donner  les  fruits  que  nous  en  atten- 
dons! Dans  un  siècle  ou  l'éducation  du  peuple  doit  tenir 
un?  si  grande  place,  la  pensée  de  mettre  la  connaissance 
des  lois  à  la  portée  de  tous  les  citoyens  sera  ,  nous  en  avons 
I  espoir,  universellement  ipprouvée.  Noos  aurons  ouvert 
la  route;  plus  lard,  d'autres  feront  sans  doute  mieux  que 
nous;  les  premiers ,  nous  applaudirons  de  grand  cœur  à 
leur  succès,  puisqu'il  devra  tourner  à  l'avantage  du  pays' 


AD.  CRÉMIEUX.  V.  BÂLSON. 

CONDITIONS  DE  LA  SOUSCRIPTION. 

«„7«  ^?^â^  •°^^-  ^^o^«  "^'■^  P"**''^  en  trois  volumes  très-grand  in-8°,  à  colonnes,  sur  beau  papier,  et  paraît  à 
parUr  du  lOjanrin- 1835 ,  par  livraison  d'une  feuille  chaque  semaine.  l^-rai»,  a 

»r«?Ai^Mil''*^"°^''-^  "°^  *•"  plusieurs  livraisons  ;  à  un  ou  plusieurs  Codes  ;  à  un  seul  volume  ou  à  la  collection  des 
trois  volumes,  aux  pnx  snivans:  wiici^uuu  aes 

Chaque  livraison  :    S^"*"  F ^''i* ^^  cent.  (6  sous)  envoyés  franc  de  port. 

Pour  les  départemens.  .        40  cent.  (8  sous)  idem. 

- ,  „  Trois  Livraisons  sont  en  vente. 

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.nnniimlT  'vraisous  dcpassait  celui  que  nous  indiquons ,  les  Souscripteurs  recevraient  gratis  les  livraison» 

SoZÏÏfvrrPc'^''  '^••fP^'-t'"«.°  des  livraisons  sur  chacun  des  douze  Codes  n'ayant  été  faiteV  d'une  maSre 
iSSSi^âïin^^l7^Tri^'^'r  '^  «'^""«'•^'«nt  P«^  à  l'ouvrage  entier,  paieront  30  centimes  chaque  livraisoS 
qui  oepas^erait  le  nombre  indiqué  ci-dessus  pour  chaque  Code  en  pariiculier. 


Pour  paraître  le  25  de  ce  mois,  à  la  librairie  d'EUGÈNE  IlENDUEL. 

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GÉNÉRAL   DUMOURIËZ, 

Publiés  sur  les  manuscrits  autographes  déposés  chez  l'cdilenr,  et  précéilés  d'un  fac  sbnile  de  Dl  mouriez. 
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un  icahier  de  15  à  20  portraits  au  trait,  dont  le  prix  est  de  3  fr.  pour  le  papier  ordinaire,  4  fr.  pour  le  graud-raisin  , 
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LOUIS  MAPiTIN,  éditeur,  rue  et  hôtel  Mignon. 


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naturaliste  au  Musdum,  membre  de  la  Société  eu.omoiogique  de  Fra'ncc   etc      ^^^^^^  '  '^'^'■ 

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L'ouvrage  sera  publié  par  dernlvïme  «„  fvSsius  rni'Aur^^^  '^'^  ^  ^V  '^  '«'"™^'  "''  ^«ûtera  que  60  fr- 
lucune  interruption  dans  la  publication  des  dem3nmei  .nn?  "°  demi-volume  tous  les  quinze  jours.  Il  n'y  aura 
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Par  M.  C.  CAUCHOIS,  un  vol.  iu-8%  prix:  6  fr.  50  chez  Duiv^nt, Palais-Royal,  88. 

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MISE  EN  VENTE  DES  2l<'  ET  22"  LIVRAISONS,  AVEC  UNE  GRAVURE,  DES  ŒUVRES  COMPLÈTES  DE 

WALTER  SCOTT, 

TRADUCTION  NOUVELLE  PAR  A.-J.-B.  DEFAUCONPRET. 

REVUE  DES  VOYAGES , 

JOURNAL  DE  LA  MARINE , 

Colonies-Consulat,  Relations  tle  Naufraj^es  et  Expéditions  maritimes,  Episodes  et  Extraits  de 
Voyages  inédits,  Nouvelles  de  mer,  des  Colonies ,  etc.; 

Paraissant  tous  les  mois  et  formant  par  année  deux  volumes  grand  in-8°  d'environ  250  pages, avec  cartes.  Prix  :  45  fr. 
par  année;  tO  fr.  pour  ceux  qui  ont  souscrit  ou  souscrivent  aux  années  1833  et  U34. 

La  première  livraison  de  la  troisième  année,  ornée  d'un  joli  portrait  de  Lapeyrouse,  gravé  sur  acier ,  vieot  de  pa- 
raître au  bureau,  rue  de  Lille ,  u°  H , 


PATE  DE  REGNAULD  AINE 


Plimmacien,  rue  Caumartin,  n"  43,  au  coin  de  la  rue  Neuve- des-Mathurins 

AUTORISÉE  PAR  BREVET  ET  ORDONNANCE  DU  ROI. 

■■  Cette  Pâte  guérit  les  rliumes ,  catarrlies ,  toux ,  coqueluches ,  asthmes ,  enrouemens  et  autres  maladies  de  la  poi- 
trine. Ne    contenant  point  d'opium,  son  usage  n'apporle  aucun  lroul)le  dans  les  fonctions  digestives.  Ce  rare 
avantage  d'être  constamraeut  efficace  et  de  ne  nuire  jamais,  lui  a  valu  la  préférence  des  médecins  les  plus  distingués. 
Dernièrement  encore  on  vient  de  constater,  par  des  expériences  comparatives  laites  dans  les  hûpitaui  de  Paris,  la 

SUPÉRIORITÉ  MANIFESTE  DE  LA  PATE  DE  RÉONAULD  AINE  SUr  tOUS  ICS  autrCS  peClOraUX. 

On  la  trouve  également  chez  MM.  Dublanc,  rue  du  Temple,  159;  Fontaine,  rue  du  Mail,  8;  Laillet,  rue  du 
Bac.  t!);  Touche,  faub.  Poissonnière,  20;  Toutain,  rue Saint-André-des-Arts ,  52;  aux  pyramides,  rue  Saint- 

Honoré,  295. 

Dépots  dans  toutes  les  villes  de  France  et  de  l'étranger. 


L'invention  du  Chocolat        1 

Analeptique  au  Salej)  de  Perse 
et  du  CHOCOLAT  adoucissant 

ou  rafraîchissant  au  emt  d'amanoes,  ! 
Appartient  à  MM.  DEBAUVEetGALLATS.  anciens 
pharmaciens,  rue  des  Saints-Pères.  'lf>.  —  On  ne  peut 
donc  espérer  trouver  que  chez  eux  ces  ChocoLits  pré- 
parés d'après  les  formules  qui  ont  été  l'objet  des  rccom- 
mandatioQs  des  médecins.  (  Voir  la  Gazelle  de  Santé , 
i"  décembre  1806,  t-^'  décembre  t «09,  i"  février  t«l3, 
5  septembre  1829.  )  i 


AUX  PYRAMIDES,  BUE  Sr.-nOlVOUÈ,  29.S. 

EAUX  NATCRELLES — ~  PASTILLES 


de 

VICHY 


♦  THERMAL  ♦ 


VICHY 


Un  fr;>n<-  "^^S^ETnDt*^      Hriix  (riinr»  la  hnUr. 

la  bDulcIlle.  ^<^^aA*;:^^  Un  fr.  la  ri  boit.- 

Ces  P.isllllo-.n»anjnO'sclu  mot  Vicin,  ne  .s<^  vendent  quVn  boites 
portant  le  cacht't  (Cl- drssiisi  et  la  >li;n.itiin' ries  fermiers  de  vtcliy. 
Eltcsexclleiit  l'appétU.  lailllli'nt  la  dieestlon  et  iM-wriillsent  les 
alerturs  de  l'estomac  Leur  ettlcac  tl«- est  aussi  reconnue  «onlre  la 
pierre  et  la  gravelie.  (  Voir  rinslnutlon  qui  acompagne  la  txtlle.) 
Sons-d«'pOU  :  chez  MM.  Diiblann.  rue  du  Temple,  l3!>:Tontaln  rue 
Salrit-An(lre-<les-Arts,'i2;l)<-londre.  rue(Jesf'raucs-Boiir..'enis-Salnt- 
MIcheL  ia,ct  dans  les  villes  de  France  et  les  principales  de  l'etrangiT- 


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2n  Geniia 2 

»ie  Rraut  von  Messioa 3 

;e<!iiblp.  In-S,  5Fr.  —  Iii-:2.  •  4  jo 
le?cliic!ite  des 'dreissi^ashriçcQ 

Kritqes.  Vclidp;  .- /.  .  .  5      . 

iccl.irlitedesÀbfalU  derVér-  ,       . 

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Mnchetb  von  Sbal.'ipeare 2   5o 

-Dcr  XeBc  als  OnVcÙ i    5o' 

■  Di-r  Para>it  oder  die  Knnst  sein 

■  (".liictzu  maclico 2 

Dih.Ki-uber 2 

j>li;iic  .Smart.  ........'. 3 

AVilbclmTcll 2 

Tnrandot : i 


Wallenstcio.    2    Bde 6 

Th>ater..5B.de  l'n  gr.  8;  Schrcibp. 

mit  Kupf ,   40 

Druclp.  oh  ne  Kupf 34 

ScHiLLtu'.i  Leben.  2  Thle la 

Bricfwecli^el  z^viscben  Scbiller 
und   GoETi.E ,    in   den   Jalirea 
i7V)4-iSoï.  (JBde  io-8.......   4o 

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54  Bûcher  allgemeincr  I       icri.-cl.en  Eidïenos- 

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KudolphTonllabsbiirg.  8         |       Vorjeit 8  fr. 


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Ai<^l  und  Walfaurg 4 

Corrcggio 5 

Erirh  und  Abel 4 

Gediclite 6 

Hagbarlli  und  Signe 4 


Hakoa  Jnrl 4 

Hroar  in  (  ite fl 

In>ein  im  Sùdmeer.  4  Bde ar 

3i'a;hrrlien.  2  Bde 8 

P.analol.e 4 


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Werke.    2  Bdclien  in-i8,  5  fr. 


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I  1°  Auflagc  ,  9  fr. 


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Aeflrlilc.  3  Bile   30 

Dœmmeiiingcn  in  Dcul?clilan<l.   43 
Ueber     Zu^aInlIlpnëetzang     dcr 

DoppeUvrertcr 4 

Politische  raslenprciligten 2 

Hcibslblumlne    i  ]^d^ i2 

Mars  mid  Phœbus    I  5o 

Hespciu-,oder45  Iluu.l.'postlJiîe, 

eineLebensbcEcbicibunj.  4  T. 

in-8 24 


On  vend  scparéinenl  : 

(v. 

l.ebcn  des  Qiiintus    Fi^ilcin.    8.  12 
Dcr  Koniot,  oder  Xikolau-  Mar- 
graf;  cinelomi-cbeGe-cliiclae 

3Tl.k'  in-S 22 

Tiati.   4  Bde    mit   cintm  komi- 

sc'.ien  Anhaiige,in2  Bdrlicn8.  ?.8 

FieibeitsbiKhIciii 2 

Muséum 2 

Sclina.2Thle 8 

Kleine  Bucbervchau.   2  Bde 12 


fr.  t. 

Uebcr  das  Immergriin    unferer 

Gefùble t  5o 

DrKatzciibei-seif  Badcreire   3B.  18 
Die  iinsicblbare  Loge     2  Bde...    i4 

I  ev.nna.   3   Thle iG 

blumen  und  Dnrn^tiibe  in  der 
Heiia'.bs-  und  Elieslands-Ge- 
sdiifhledi;?  Arnien-Adïoe.ilen 
Sicbcnkses.  4  Bde 20 


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'Cl> 


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LE  COMTE  DE  BAGNERES. 


II.  BRUXELLES. 


Les  idées  les  plus  tristes  suivirent  Olivier  dans  son  voyage.  Ce  voyage 
«'e'tait-il  pas  un  exil?  Sa  mère  lui  avait  dit  de  partir,  avec  une  voix  pleine 
de  larmes  j  Olivier  l'avait  embrasse'e  en  homme  blesse'  au  cœur  qui  de's- 
espère  des  autres  ,  de  lui-même ,  de  l'avenir.  11  arrivait  dans  une  ville  où 
il  n'avait  pas  d'ami  j  une  ville  de  masques  où  personne  n'a  sa  figure ,  où 
la  socie'te'  se  barricade  chez  elle ,  tant  elle  a  peur  des  nouveau  -  venus  î  II 
allait  voir  un  pays  auquel  il  n'avait  jamais  songé ,  des  gens  dont  il  ignorait 
la  vie*,  et  qui  se  trouvaient  également  ignorer  la  sienne.  Sa  mère  ne  lui 
avait  donné  qu'une  seule  lettre  de  recommandation  ,  une  lettre  écrite  dans 
le  trouble  de  ses  idées  ;  mais  une  lettre  de  mère,  n'est-ce  pas  ce  quelque  chose 
de  sublime  qui  reste  souvent  incompris  ?  Quand  la  mère  d'Olivier  avait 
reconduit  son  fils  à  la  voiture ,  elle  avait  pourtant  au  front  quelques-uns 
de  ces  rayons  divins  qui  ne  tombent  que  sur  les  anges.  Elle  semblait  tran- 
quille et  résignée  à  cet  amer  sacrifice.  Les  femmes  ont  de  ces  courages 
sublimes  qui  nous  font  rougir  I 

11  faut  avoir  monté  ,  joyeux  ou  triste  ,  le  marchepied  d'une  diligence  , 
pour  comprendre  les  romans  d'angoisse  ou  de  bonheur  que  les  esprits  les 
plus  indifférens  poursuivent  en  route.  Les  objets  et  les  sites  les  plus  pitto- 
resques parviendraient  difficilement  à  les  disti'aire.  La  route  que  parcourait 
Olivier  par  un  mois  assez  rigoureux  d'hiver  n'était  guère  fertile  en  acci- 
dens  ou  en  coquetteries  de  paysage.  Ce  fut  donc  avec  un  œil  presque  éteint 

TOME   XIV.       FÉVRIER.  16 


>.u 


REVUE    DE    PARIS. 


Wi 


'slSSi' 


([lie  le  jeune  homme  observa  ces  tristes  vallées  de  givre,  ces  terrains  se- 
més de  rigoles  tristement  gonflées  par  les  pluies.  Bien  avant  Lille  et  Cam- 
brai ,  il  reconnut  pourtant  avec  un  certain  amour  de  peintre  les  clochetons 
en  échiquier,  et  les  églises  aux  lourds  bourrelets  d'ardoise.  Quelques  tons 
de  verdure  fins  et  tristes  ,  quelques  saules  mutilés ,  et  de  longues  avant- 
gai'des  de  moulins  aux  larges  ailes,  les  unes  ployécs  au  repos  comme  les 
voiles  d'un  navire ,  d'autres  animées  et  sifflantes  ;  puis  encore  quelques 
chariots  fort  bas  à  quatre  roues ,  et  s'annonçant  dans  les  bourgs  par  le 
bruit  de  leurs  chaînettes  j  des  circonvallations  et  des  fossés  de  place  forte  j 
tout  ce  monotone  coup  d'œil  ne  pouvait  offrir  au  jeune  homme  qu'un  plus 
long  sujet  de  méditations  et  d'ennui.  Il  se  prenait  alors  à  regretter  sa  vie 
parisienne ,  quelque  triste  et  pâle  qu'elle  eût  été.  Il  songeait  à  cet  avenir 
perdu ,  à  sa  mère  ,  son  unique  joie  de  famille  et  de  bonheur.  Dans  cette 
granae  capitale  qu'il  délaissait ,  Olivier  ne  regrettait  aucun  amour;  il  n'a- 
vait laissé  à  Paris  d'autre  femme  triste  que  sa  mère.  Pour  être  aimé  des 
femmes  ,  il  faut  arriver  chez  elles  la  joie  au  front ,  et  des  phrases  roses  sur 
les  lèvres.  Or  la  tristesse  d'Olivier,  sa  sauvagerie  ,  et  le  poids  du  chagrin 
iiitime  qu'il  portait,  cette  stricte  probité  de  cœur,  et  cette  insouciance  de 
réputation  qui  allait  chez  lui  jusqu'au  dédain  ,  n'étaient  pas  de  nature  à 
l'avancer  près  des  femmes.  Les  femmes  comprennent  rarement  ces  carac- 
tères ,  ces  missions  décolorées  dans  ce  grand  siècle  de  bruit.  Se  relever  au 
milieu  de  ceux  qui  rampent ,  aspirer  les  fraîches  brises ,  marcher  pur  et  le 
front  haut ,  n'être  sali  par  aucun  contact  d'ambition ,  passer  sans  flétris- 
sure et  sans  croix  d'honneur  à  sa  boutonnière ,  dormir  libre  de  pen- 
sées d'envie ,  de  pensées  basses  et  mauvaises ,  se  contempler  enfin  soi-même 
comme  la  prairie  qui  se  mire  dans  l'eau  avec  son  luxe  de  sève  et  de  fleurs, 
c'est  là  une  vie  intime  et  noble ,  mais  c'est  une  vie  d'honnête  homme  qui 
joue  son  jeu  sans  s'inquiéter  de  la  galerie  ,  une  vie  que  respectent  les  aga- 
ceries des  femmes  et  la  faveur  des  ministres.  Olivier,  ayant  vécu  de  cette 
vie-là  ,  avait  donc  encouru  l'oubli. 

Au  premier  coup  d'œil ,  l'aspect  de  la  ville  où  il  entrait  lui  sembla  en 
harmonie  avec  sa  tristesse.  Dans  cette  ville ,  les  monumens  eux-mêmes 
avaient  une  teinte  de  brouillard  et  de  fumée.  A  compter  le  nombre  des 
lanternes  de  gaz ,  à  voir  les  tabagies  ,  les  rues  sombres  et  montucuses  ,  il 
se  crut  d'abord  dans  quelque  quartier  de  Londres.  Comme  il  arrive  après 
une  forte  crise,  il  se  laissa  aller  bien  vite,  et  à  son  insu  ,  à  ce  retentisse- 
ment de  voix  et  de  carrefours.  Eu  vérité,  pour  un  homme  qui  parcoiu't  la 


REVTJE    DH    PARIS.  a35 

Flandre  ,  Bruxelles  est  un  singulier  début.  C'est  une  ville  anglo-française 
au  milieu  de  ce  riche  pays  flamand ,  de  ce  pays  si  beau  que  ses  peintures 
s'y  épanouissent  comme  des  roses!  Olivier,  dont  les  rêves  d'artiste  avaient 
deviné  ces  gais  villages  aux  grandes  pelouses  ,  aux  maisons  peintes  ainsi 
qu'un  jouet  d'enfant,  maisons  dont  les  portes  vertes  rayonnent  au  soleil 
avec  leurs  marteaux  de  cuivra  et  leurs  grandes  dalles  lavées ,  se  trouva 
bien  triste  de  n'avoir  rien  vu  de  ces  choses  avant  Bruxelles.  Cette  nature 
heureuse  et  grasse,  opulente  et  pauvre  à  la  fois  ,  l'eût  réjoui.  L'impres- 
sion des  objets  extérieurs  agit  souvent  avec  tant  de  force  sur  la  pensée 
qu'elle  l'endort  et  la  maîtrise.  Olivier  n'éprouva  point  cet  effet  ;  il  se  sen- 
tit chagrin  à  la  seule  vue  de  Bruxelles.  Bruxelles  lui  semblait  une  contre- 
épreuve  de  Paris.  Supposez  en  effet  un  homme  doué  de  la  vue  bizarre  que 
Joseph  Delorme  a  donnée  à  son  héros  des  rayons  jaunes  ,  puis  amenez-le 
par  la  main  jusque  dans  Bruxelles  :  tous  les  oljjets  se  réfléchiront  cette  lois 
à  sa  prunelle  avec  la  même  teinte ,  de  manière  à  rendre  ce  conte  fantas- 
tique une  vérité.  Partout  l'uniformité  d'un  reflet  et  d'une  couleur  unique, 
partout  les  rayons  jaunes  de  ce   grand  centre  nommé  Paris.  La  contrefa- 
çon de  la  librairie  ,   contre  laquelle  on    a    tonné  tant  de  fois ,    est   la 
plus  mince  des  contrefaçons.  La  contrefaçon  de  la  douane  et  des  places 
fortes  vous  attend  à  la  frontière;  celle  de  l'armée,  de  la  garde  nationale 
des  deux  chambres ,  de  la  croix  d'honneur  et  des  arlîrcs  de  la  liberté  à 
l'intérieur  de  la  ville.  La  Seine  elle-même,  cette  rivière  huileuse  dont 
Paris  est  si  fier ,  donne  son  nom  dans  Bruxelles  à  un  petit  ruisseau  qui 
s'écrit  Senne.  La  contrefaçon  de  la  vie  anglaise  nommée  confortalde  est 
une  mode.  Olivier  ne  s'en  plaignit  donc  pas ,  malgré  les  poêles  ,  le  thé  et 
l'horrible  charbon  de  terre.  La  contrefaçon  de  la  langue  française  lui  sem- 
bla plus  curieuse.  Il  vit  des  ministres  qui  dans  la  même  phrase  se  disaient 
sais-tu  et  sai>ez-vous;  plénipotentiaires  charmans  qui  ne  donnaient  pas 
après  tout  de  plus  affreux  crocs-en-jambe  à  la  langue  que  ceux  de  notre 
chambre  des  députés.  Il  les  entendit  se  harceler  mesquinement  à  la  tribune 
pour  quelques  dépenses  bouffonnes  ,   telles  que  les  florins  de  poste  de 
M.  Lehon  ,  et  des  comptes  de  frais  de  courrier  qui  feraient  rougir  la  mes- 
quinerie d'un  maire  de  banlieue.  Il  trouva  partout  des  sociétés  d'agricul- 
ture et  de  beaux-arts ,  des  sociétés  de  jjienfaisance  pour  les  provinces  et  une 
société  d'Apollon  qui  avait  M.  le  bourgmestre  de  Bruxelles  pour  président 
honoraire.  Il  était  disposé  à  applaudir  à  la  découverte  de  ces  philantropiques 
institutions,  quand  il  se  souvint  de  l'inutilité  de  celles  de  Paris,  nommées  con- 

iO. 


>.:](] 


REVUE    DE    PAKIS. 


»JÏ/ 


servatoircs,  instituts^  académies.  A  peine  arrive',  il  rcti'ouvaitle  monde  pari- 
sien qu'il  fuyait.  Napoléon  et  Mayeux  en  plâtre  le  poursuivaient  sous  la  vitre 
grasse  des  boutiques.  Le  monument  belge  de'die'  aux  martyrs  de  septembre  n'e'- 
tait  guère  plus  avance  que  celui  dédie' aux  marf^^^  de  juillet  par  le  préfet  de 
Paris.  On  lui  fit  voir  la  rue  Vivienne  dans  la  Montagne  de  la  cour;  il  se 
demandait ,  au  noml^re  des  journaux  épars  dans  les  cafc's ,  s'il  n'était  pas  à 
Tortoni.  La  bière  de  Louvain  et  le  faro,  les  estaminets  et  les  tables  d'hôtes 
ne  lui  promettaient  que  des  jouissances  matérielles ,  une  vie  de  commis- 
marcliand.  Qu'allait-il  faire  ,  pauvre  peintre  ,  au  milieu  de  ce  monde  si 
gourmet  et  si  positif?  Comment  et  sous  quel  nom  s'annoncer  dans  cette  ville 
où  des  gens  déhontés  changent  leurs  noms ,  sans  doute  afin  de  mettre  leurs 
spéculations  et  leurs  personnes  h  l'abri?  Olivierpressentait  déjà  la  défiance 
de  cette  société  nouvelle  qu'il  allait  voir  ,  cette  société  dont  l'ennemi  le  plus 
naturel  est  Vélranger.  Son  mince  bagage  d'artiste  lui  causait  autant  de 
honte  que  la  malle  d'un  banqueroutier.  II  lui  semblait  maintenant  qu'il 
était  pauvre ,  que  chacun  devait  lui  demander  compte  de  sa  vie.  Olivier 
résolut  de  mettre  à  profit  son  talent  pour  la  peinture.  Il  se  souvint  fort  à 
propos  de  la  lettre  de  recommandation  que  lui  avait  donnée  sa  mère  ;  sans 
doute  elle  allait  lui  donner  accès  dans  quelque  bonne  maison.  Olivier  fut 
très-surpris  de  lire  sur  l'adresse  :  yi  M.  Vanderhoék ,  grainier  du  roi. 
M.  Vanderhoèk  habitait  la  place  de  l'Hôtel-de-Ville.  Le  jeune  homme 
ressentit  une  véritable  ivresse  d'artiste  en  traversant  ce  magnifique  marché. 
C'était  par  un  jour  de  jn-illant  soleil;  les  maisons  à  sculptures  dorées,  dont 
on  retrouve  encore  aujourd'hui  des  traces  dans  tant  de  villes  flamandes ,  foi-- 
maient  la  draperie  élégante  de  cette  grande  place,  où  tomba,  le  1  '^'  juin  1 568, 
la  tête  de  l'ami  de  d'Egmont,  la  tête  du  comte  de  Homes.  Les  ornemens  bi- 
zarres de  ces  toits  en  escalier,  les  vitres  innombrables,  les  balA)ns  aux  médail- 
lons sales  et  empâtés ,  la  grâce  des  lignes  et  le  fini  des  détails  ,  tout  enfin 
conserve  encore  à  cette  grande  place  l'empreinte  de  la  fantaisie  espagnole. 
La  ville  une  fois  endormie  et  la  lune  haute  à  l'horizon  ,  ces  blanches  mai- 
sons s'entourent  d'ombres  colossales;  ces  ])âtimens  et  ces  murs  géans ,  aux 
mille  fenêtres  semées  en  gouttières  sur  leurs  toits  d'ardoise ,  se  Aoilent 
de  tristesse  et  de  souvenirs.  Olivier  remercia  le  hasard  du  choix  de  ce 
grand  quartier,  où  le  bruit  seul  devait  l'empêcher  d'être  reconnu.  Là, 
personne  sans  doute  ne  s'inquiéterait  de  sa  vie  et  de  ce  qu'il  venait  cher- 
cher dans  ce  misérable  pays  d'aventuriers.  Peut-être  d'ailleurs  se  répan- 
drait-il quelque  charme  imprévu  sur  son  existence  uniforme  et  triste...  Il 


REVUE    DE     PARIS.  ^3^ 

sourit  amèrement  à  cette  pense'e;  car  il  e'tait  de  ceux  chez  qui  le  malheur 
tue  les  croyances  :  il  avait  trop  nouvellement  souffert  pour  espérer  I 

En  côtoyant  les  hautes  murailles  de  cette  grande  place  ,  son  œil  s'arrêta  , 
comme  par  instinct,  sur  une  enseigne  peinte  qui  représentait  le  bœuf  Apis. 
Ce  bœuf  Apis ,  fruit  de  l'imagination  flamande  de  quelque  artiste  en  orne- 
mens  du  pays ,  était  enveloppe  d'un  immense  collier  de  graines  vertes  et 
rouges,  sur  lesquelles  il  semblait  marcher  ,  au  milieu  d'un  parterre  de  ja- 
cinthes de  Hollande  et  de  tulipes.  C'était  l'enseigne  de  ce  bon  M.  Vander- 
hoëk,  marchand  grainicr  de  Sa  Majesté'.  Un  parfum  très -prononce'  d'hor- 
ticulture s'échappait  de  la  porte  proprette  de  celte  maison ,  à  laquelle  on 
montait  par  trois  degrés  de  pierre ,  semés  de  sacs  et  d'arbustes.  Le  com- 
merce de  M.  Vanderhoëk  s'annonçait  au  dehors  par  une  foule  de  graines 
empaquetées ,  de  giroflées  en  caisse  et  d'autres  fleurs  d'agrément ,  que  le 
passant  distinguait  à  travers  les  losanges  de  la  croisée.  On  lisait  sur  ces 
sacs  mille  étiquettes  différentes ,  étalées  avec  faste  pour  la  plus  grande  ten- 
tation du  botaniste ,  avec  des  noms  inintelligibles ,  pour  la  plupart ,  à  ce- 
lui qui  ne  s'est  point  égaré  sous  les  ombrages  studieux  du  Jardin  des 
Plantes.  Cétalfntle rhododeJidrum pontique ,  Vhjsope  bicolor,  le  némo- 
phyle  phacéolides ,  Vononis  ou  bugrane  natrix ,  V ornilhogale  d' Amé- 
rique et  Vorohe  à  pétales  jaunes.  Il  est  vrai  de  dire  qu'à  peine  entré 
dans  l'établissement  de  M.  Vanderhoëk ,  le  désir  d'étudier  cette  science  cé- 
dait au  mal  de  tète  le  plus  invincible.  Les  tubéreuses  et  les  violettes  vous 
donnaient  un  véritable  vertige.  Le  gros  personnage  coiffé  d'une  casquette 
de  loutre,  qui  présidait  alors  à  ce  comptoir  ,  n'en  reçut  pas  moins  Olivier 
avec  cette  dignité  grotesque  qui  est  le  synonyme  de  la  bêtise  :  il  leva  ses 
lunettes  vertes  sur  son  front ,  et  brossa  son  toupet  de  ses  deux  mains  ,  en 
homme  qui  sait  ce  qu'il  vaut.  Quand  le  jeune  honmie  lui  remit  la  lettre, 
il  se  redressa  comme  une  cupidonne  bleue  sur  sa  tige,  avec  une  coquetterie 
orgueilleuse ,  cherchant  à  rassembler  quelques  phrases  semi-belges  et  semi- 
françaises  ,  auxquelles  sa  prononciation  flamande  donnait  un  cachet  de  nou- 
veauté pour  Olivier. 

a  Cela  est  vrai ,  jeune  homme,  j'ai  connu  madame  votre  mère,  une  bien 
brave  femme  ;  c'était  la  fleur  de  l'une  de  nos  bonnes  maisons  de  Malines  , 
savez-vous?  une  giroflée  grecque  pour  la  beauté.  Elle  est  veuve  ,  je  crois? 
Oh  !  ca,  c'est  vrai ,  elle  était  bien  jolie  I 

—  Veuve  ,  dit  Olivier  en  regardant  son  interlocuteur  d'un  air  triste.  Ce 
seul  mot  lui  avait  rappelé  la  douloureuse  image  de  sa  mère. 


9.38  REVUE    DE    PARIS. 

—  C'est  bien;  Catlierine  et  moi  nous  aurons  grand  soin  de  vous.  Ca- 
tiierine  ,  qui  est  occupée  à  jouer  de  la  musique  en  haut,  va  avoir  fini 
tout  de  suite.  Vous  attendrez  bien  un  peu?  Nos  chambres  ne  sont  pas  aussi 
grandes  que  celles  de  madame  votre  mère  ,  ça  je  ne  peux  pas  vous  don- 
ner. Le  duc  de  chose,  le  duc  de attendez  :  comment  il  s'appelle 

donc  ?  dit  le  bonhomme  en  se  grattant  le  front ,  y  a  logé.  La  bonne  ma- 
dame que  ca  faisait ,  madame  votre  mère  !  Elle  a  passé  ,  du  temps  des 
émigrés ,  chez  ma  défunte ,  jusqu'à  l'heure  où  M.  Dumont ,  votre  père  ,  l'a 
mariée.  Attendez  :  comment  ce  qu'il  était  donc  ,  monsieur  votre  père  ? 
Un  des  plus  beaux  farceurs  qu'elle  ait  jamais  vus ,  disait  encore  ma  dé- 
funte ,  M™"  Vanderhoëk.  Ah  ça ,  mais  vous  êtes  pâle  comme  une  digitale 
blanche...  Est-ce  que  vous  ne  vous  chauffez  pas  un  peu? 

Le  grainier  prit  en  sifflant  des  pincettes  d'acier ,  avec  lesquelles  il  attisa 
son  feu  de  houille.  Gela  fait ,  il  proposa  au  jeune  homme  un  verre  de 
lambik  et  un  reste  de  fromage  de  Hollande.  Olivier  refusa  modestement. 

—  Concois-tu ,  jeune  homme ,  dit  l'honnête  grainier ,  la  bouche  pleine 
(il  em])loyait,  d'après  les  us  du  pays,  le  toi  et  le  vous  dans  la  même 
phrase  sans  aucune  distinction)  ,  concevez-vous  que  l'on  puisse  chas- 
ser un  peuple  qui  a  de  si  bon  fromage?  C'est  pourtant  là  le  fruit  des  ré- 
volutions. Ils  pillent  chaque  jour  depuis  votre  glorieuse sans  compter 

qu'ils  n'ont  rien  fait  en  faveur  des  arbres  à  fruit...  Aimez-vous  la  botanique? 

—  J'avoue  mon  ignorance,  dit  Olivier.  Votre  boutique  me  donnerait 
presque  envie  de  l'appreuflre. 

—  Et  vous  feriez  bien.  Nous  avons  un  comte  français  qui  s'en  occupe 
beaucoup  ,  un  bien  aimable  homme ,  qui  nous  fait  souvent  l'honneur  de 
nous  visiter.  Est-ce  que  vous  le  connaissez  ?  C'est  le  comte  de  Bagnères. 

Ce  nom  m'est  étranger  ,  dit  le  jeune  homme. 

La  conversation  fut  interrompue  en  ce  moment  par  l'arrivée  de  Cathe- 
sine.  M''*^  Catherine  Vanderhoëk  salua  son  hôte  nouveau  d'un  air  assuré. 
C'était  une  fort  belle  fdlc  de  dix  -  neuf  ans ,  parf;iitement  blonde  et  pâle 
comme  toutes  les  Flamandes.  Elle  avait  la  coiffure  la  plus  haute  et  la  plus 
ridicule  qui  se  pût  imaginer.  Le  grainier  sourit  en  voyant  sa  fille  ha- 
billée ce  jour-là  comme  pour  une  procession.  En  parcourant  du  regard  sa 
robe  à  larges  raies  bleues ,  son  petit  corsage  bombé ,  ses  souliers  hauts  cl 
SCS  manches  à  mitaines  de  velours ,  l'honnête  M.  Vanderhoëk  s'applaudit 
de  ce  trésor  de  fdle,  sa  charmante  enfant,  son  enfant  unique I  Catherine 
avait  les  joues  délicatement  arrondies.  Elle  rachetait  par  la  grâce  de  sa 


UEVUE    DE    PARIS.  .{Sq 

personne  le  défaut  d'une  taille  un  peu  trop  forte.  Ce  qui  manquait  à  celle 
physionomie  de  jeune  fdie ,  c'était  l'animation  ;  elle  avait  l'air  indolent 
d'une  femme  de  harem.  Chez  Catherine,  ce  n'était  pas  calcul  ,  mais 
plutôt  engourdissement.  Sans  doute  que  la  jeune  fille  végétait  dans  cette 
boutiquej  l'air  manquait  à  cette  fleur.  Rien  que  dans  cette  simple 
entrevue,  l'instinct  parisien  d'Olivier  découvrit  dans  la  jeune  fdlc  le 
germe  de  toutes  les  coquetteries  féminines ,  le  besoin  de  plaire ,  le  désii' 
de  briser  sa  chaîne.  Il  lui  parut  impossible  que  Catherine  ne  dépérit 
pas  au  milieu  des  amaryllis.  Le  grainier  examina  lui-même  et  avec 
l'attention  scrupuleuse  d'un  maître  de  cérémonies  chaque  ruban  et  chaque 
boucle  de  sa  fille.  Il  l'encourageait  de  son  petit  œil  gris ,  allumé  comme 
un  charbon. 

—  Allons ,  Catherine ,  songe  que  je  vais ,  à  quatre  heures ,  au  jardin  bo- 
tanique, ïu  recevras  V étranger,  pendant  ce  temps,  avec  gentillesse  :  c'est 
moi,  ton  papa,  principal  membre  de  la  société  d'horticulture  et  grainier  du 
roi ,  qui  le  veux.  Je  vous  salue ,  monsieur-  Olivier  j  il  y  a  aujourd'hui  grande 
séance,  et  je  ne  peux  pas  rester.  Catherine,  donne-moi  mes  boucles  d'ar- 
gent et  ma  canne. 

Le  grainier  ,  qui  n'avait  pas  encore  renoncé  aux  vieux  usages,  sortit 
donc,  vêtu  d'un  large  frac  brun ,  dans  les  poches  duquel  il  eût  pu  faire 
tenir  deux  rhododendrum.  Olivier  ne  douta  pas  que  la  recommandation 
faite  par-  le  père  Vanderhoëk  à  sa  fille ,  au  sujet  de  ï étranger ,  ne  le  con- 
cernât. Il  prit  un  tabouret  et  s'assit  respectueusement  devant  le  comptoir, 
où  Catherine  ,  la  jeune  fille  ,  trônait  en  reine.  D'abord  il  ne  lui  dit  rien  , 
d'après  le  principe  de  tous  les  héros  de  roman  ,  qui  s'adressent  à  la  cor- 
niche et  à  la  voûte.  Il  suivit  de  l'œil  les  longues  traverses  du  plafond  ,  les 
casiers  remplis  d'herbes  et  les  assortimens  d'ognons  en  fleurs.  Catherine 
brodait  au  tour  pendant  ce  temps  ,  et  Olivier  frappait  en  mesiu-e  du  bout 
des  doigts  le  ventre  en  plâtre  d'un  gTOS  petit  homme  peinturluré  de  cou- 
leurs tranchantes ,  comme  tous  les  dieux  lares  qui  se  trouvent  sur  les 
comptoirs  de  Bruxelles.  De  temps  à  autre  il  jetait  un  regard  furtif  à  Ca- 
therine ,  comme  pour  s'assurer  de  sa  bonne  foitune  ,  à  laquelle  il  ne  pou- 
vait croire  ,  tant  ce  deTsut  charmant  l'intimidait.  Pour  Olivier ,  cette  na- 
ture assoupie  de  jeune  fille  eut  bien  vite  un  irrésistible  attrait  :  elle  était 
conforme  à  ses  sympathies  d'organisation  et  de  souffrance.  Voilà  une  pauvre 
fille  bien  ennuyée,  se  dit-ilj  mais  jepaniendrai  peut-êtrcà  m'en  faire  aimer. 
Alors  je  serai  joyeux .  et  elle  ne  sexa  plus  triste.  31a  mère  m'a  souvent  dit 


24o  REVUE    DE    PARIS. 

que  les  mariages  étaient  écrits  dans  le  ciel.  Cela  serait  drôle  si  j'épousais  la 
fille  de  ce  M.  Vanderhoëk  I 

Le  champ  des  rêves  est  vaste  à  vingt-cinq  ans.  Olivier  s'épuisait  donc 
en  illusions  d'amour.  De  son  côté ,  la  fille  du  grainicr ,  en  entamant  une 
conversation  timide  avec  le  jeune  homme,  en  lui  répondant  d'un  air  distrait 
et  gêné ,  cherchait  peut-être  à  se  dissimuler  l'impression  exercée  sur  elle 
par  cette  rencontre.  Olivier  devait  trancher  du  premier  coup  sur  la  teinte 
monotone  de  sa  vie  de  jeune  fille.  Bien  qu'il  fût  dépouillé  de  sa  fortune, 
Olivier  avait  encore  dans  sa  mise  un  parfum  d'élégance  et  de  suavité  char- 
mante. Son  habit  de  voyage  consistait  dans  une  veste  de  velours  noir  qui 
lui  donnait  l'air  d'un  chasseur  anglais  •  ses  guêtres  en  cuir  d'Espagne,  son 
fouet  de  chasse  et  sa  petite  toque  complétaient  cet  ajustement  digne  du 
crayon  d'Halkins.  Le  jeune  homme  regardait  encore  Catherine  ,  quand  un 
équipage  elnanla  les  dalles  de  la  boutique  ,  et ,  à  sa  grande  surprise  ,  Oli- 
vier en  vit  descendre  un  homme  escorté  de  deux  domestiques.  Catherine 
se  leva  et  s'en  fut  elle-même  sur  le  pas  de  la  salle ,  comme  pour  recevoir 
plus  dignement  cette  visite.  L'étranger ,  d'un  air  galant ,  la  reconduisit 
jusqu'au  comptoir. 

Olivier,  comme  malgré  lui ,  éprouva  un  frémissement  de  jalousie 

L'homme  qui  venait  d'entrer  avec  fracas  dans  cette  boutique  avait  fait  sen- 
sation dans  le  quartier.  Peut-être  était-on  en  droit  de  s'étonner  en  voyant 
une  si  magnifique  voiture  à  la  porte  du  giainier  du  roi  ;  car ,  malgré  son 
titre,  les  mœurs  de  M.  Vanderhoëk  étaient  fort  simples.  Il  n'avait  jamais 
reçu  ni  ministre  ni  grand  seigneur.  Le  coupé  du  personnage  était  attelé  do 
deux  grands  ('hevaux  bais  sanguins  ,  qui  laissaient  battre  avec  orgueil  sur 
leur  poitrail  des  martingales  chargées  de  cuiATe.  Aux  yeux  de  la  foule, 
cet  équipage  devait  être  sublime;  mais  aux  regards  exercés  d'un  Parisien 
tel  qu'Olivier ,  le  mauvais  goiït  et  l'éclat  du  faste  le  rendaient  presque  ri- 
dicule. Des  compas  d'argent  plaqué  formaient  les  cerceaux  de  la  voiture; 
les  panneaux  étaient  couverts  d'un  écusson  aussi  riche  et  aussi  large  que 
relui  de  certains  fiacres  de  Paris.  Le  mélange  des  couleurs  rendait  cet 
écusson  tellement  confus  qu'il  devenait  impossible  à  un  généalogiste  d'ex- 
pliquer l'arbre  héraldique  de  ce  blason  ,  surmonté  d'une  lai-ge  couronne 
de  comte.  Depuis  1850  ,  le  grainicr  n'était  pas  en  grand  parfum  à  la  cour 
pour  ses  opinions  :  on  le  soupçonnait  d'être  orangistc.  Les  commentaires 
ne  manquaient  donc  pas  sur  cette  belle  visite. 

Olivier  ne  s'inquiétait  en  rien  de  ces  bruits  du  dcliors  ,  mais  il  considé- 


KEVUE     UE    PAllIS.  'IJ^l 

rait  le  nouveau-venu  avec  une  attention  dont  il  ne  pouvait  se  rendre 
compte.  Le  pauvre  Olivier  se  trouvait  presque  honteux  du  sentiment  se- 
cret de  sa  misère  devant  ce  brillant  monsieur.  Ce  personnage ,  après  quel- 
ques propos  de  fade  galanterie  adresses  à  Catherine  ,  s'e'tait  moellcusement 
enfonce'  dans  le  arand  fauteuil  à  oreillères  de  l'excellent  INI.  Vanderlioèk  , 
en  parcourant  avec  son  binocle  d'or  le  catalogue  de  fleurs  et  de  plantes  d'a- 
grément, qui  se  trouvait  sur  le  comptoir  du  grainier.  C'était  un  homme 
gras  comme  im  chanoine  ,  pour  me  servir  de  l'expression  consacrée  ,  l'œil 
limpide  et  bleu,  les  mains  potelées  et  bordées  de  manchettes  d'un  blanc 
parfait.  Sa  chair  n'était  aucunement  plissée ,  mais  fraîche ,  délicate  ,  une 
chair  d'Anglais.  Il  n'avait  au  front  aucune  de  ces  rides  qui  font  présager 
la  souffrance ,  les  chagrins  intimes  et  voilés.  La  quantité  de  bijoux  et  de 
bagues  qu'il  portait,  lui  donnait  peut-être  l'air  d'un  marchand  de  chaînes, 
mais  l'ordre  de  la  légion-d'honneur  passé  en  losange  à  sa  seconde  bouton- 
nière ,  annonçait  plutôt  un  fonctionnaire  public  ou  un  général  retiré.  Il 
parlait  très-haut  et  avec  une  grande  volubilité.  Sa  valeur  intrinsèque  per- 
çait dans  l'assurance  de  son  maintien  j  de  temps  à  autre ,  et  comme  par 
habitude ,  il  faisait  tinter  les  pièces  d'or  contenues  dans  son  gousset.  La 
pureté  de  son  jabot  ne  le  disputait  qu'à  la  grâce  anglaise  de  son  frac ,  un 
frac  noir,  ample  et  large  de  basques,  comme  ceux  qu'affectionnait  M.  Can- 
ning.  Il  avait  au  moins  trois  gilets  apposés  avec  méthode  les  uns  sur  les 
autres,  de  manière  à  former  un  véritable  arc-en-ciel  avec  leurs  couleurs.  Ce 
qui  complétait  ce  singulier  homme  ,  c'était  un  parfum  de  locutions  pari- 
siennes de  l'ancien  régime  dont  il  embaumait  ses  phrases,  avec  la  coquetterie 
surannée  d'un  marquis  de  la  Comédie-Fi'ançaise,  qui  se  baibouille  le  nez 
de  tabac. 

Le  jour  baissait  quand  ce  personnage  entra.  En  vérité  et  du  premier 
coup ,  il  formait  un  énergique  contiaste  avec  Olivier  :  ce  jeune  homme 
était  souffrant  et  malheureux;  le  comte  de  Bagnères  était  riche,  épanoui, 
dans  toute  la  force  de  l'âge.  Les  cinquante-trois  ans  du  comte  ne  le  fai- 
saient pas  plus  vieux  que  les  vingt-trois  ans  d'Olivier;  la  jeunesse  d'Oli- 
vier était  un  mensonge ,  un  sol  maigre  et  sans  eau  ,  comme  aurait  dit  un 
poète.  Olivier ,  on  l'a  vu  déjà ,  éprouva  lui-même  un  pressentiment  ja- 
loux, en  voyant  cet  homme  à  broderies  et  à  belles  phrases  ,  di'oit  et  in- 
solent de  toute  la  puissance  de  sa  richesse  et  de  son  rangl  Le  pauvre  en- 
fant comprit  bien  vite  l'énorme  distance  qui  le  séparait  de  ce  comte  ,  qu'il 
jugea  devoir  être  au  moins  un  millionnaire.  Le  comte  minaudait  avec  la 


0.[\}.  REYUE    DE    PARIS- 

fille  du  grainici'  de  l'air  d'un  Moncade  qui  s'encanaille.  Il  prenait  l'ai- 
guille de  Catherine  et  brodait  devant  elle  avec  la  souplesse  d'un  chat.  H 
entonnait  des  airs  de  l'empire  ,  tels  que  la  victoire  est  à  nous ,  ou  Lien 
encore  :  Enfant  chéri  des  dames  ,  avec  une  liberté  de  poitrine  qui  sur- 
prenait Olivier.  Catherine  était  loin  de  le  regarder  avec  amour  ,  mais  très- 
certainement  elle  le  recevait  avec  plaisir.  Ce  devait  être  un  homme  amu- 
sant ,  puisqu'il  savait  ainsi  chanter  et  broder.  Olivier  enrageait  de  ne  pas 
connaître  cet  homme.  Très-certainement ,  il  ne  l'avait  rencontré  dans  au- 
cun cercle  parisien ,  et  cependant  on  ne  parlait  que  de  lui  dans  les  salons 
de  Bruxelles  !  Voilà  du  moins  ce  que  faisaient  pressentir  à  Olivier  les  nom- 
breuses commandes  qu'insci'ivaient  les  jolis  doigts  de  Catherine  sous  la 
dictée  nonchalante  du  comte. 

— Un  dahlia  fleur  pourpre,  et  un  dracocéphale  de  Virginie  pour  la 
serre  de  M'"''  E.  ;  un  zinnia  jaune  et  rouge  pour  l'ambassadeur  du  Brésil; 
une  pervenche  de  Madagascar ,  fleur  rose,  pour  moi.  Savez-vous  que  vous 
êtes  charmante  aujourd'hui?  dit-il  à  Cathexine.  Petite  masque!  Je  suis 
sûr  que  le  papa  Vanderhoëk  vous  mariera  avant  la  fin  de  l'année.  IS'ou- 
bliez  pas  mes  amaranthes  tricolores  ,  et  prenez  aussi  cette  bague-là  })our 
vousl 

Olivier  considéra  en  silence  la  rougeur  de  Catherine  qui  n'eut  pas 
même  le  temps  de  remercier  le  comte  ,  il  était  parti  comme  un  trait.  Le 
jeune  homme  la  complimenta  ironiquement  sur  son  cadeau. 

—  Voilà ,  mademoiselle ,  un  grand  amateur  de  botanique  ,  dit-il  à  Ca- 
therine d'un  air  piqué.  L'œil  plein  de  bonté  de  la  jeune  fdle  le  rassura.  11 
semblait  qu'elle  devinât  les  réflexions  secrètes  du  jeune  homme.  Olivier 
attribua  ce  mouvement  à  la  pitié.  Son  père  lui  aura  dit  à  l'oreille  que  j'é- 
tais pauvre!  pensa-t-il,  je  vais  être  à  la  charge  de  ces  gens-là! 

Quelques  jours  se  passèrent  sans  que  le  comte  revînt.  Olivier  se  façon- 
nait déjà  à  sa  nouvelle  vie;  il  reprenait ,  à  la  lettre,  comme  une  plante, 
et  legrainiers'en  applaudissait. — Vois,  ma  fille,  dit-il  un  jour  à  Catherine, 
M.  Olivier  est  gaillard  comme  un  chevreuil ,  lui  qui  nous  est  venu  comme 
une  citrouille  tardi\>el  Sais-tuh'\exi ,  jeune  homme,  qu'on  fait  des  can- 
cans sur  vous  dans  le  voismage  ?  On  dit ,  monsieur  le  peintre  ,  que  vous 
n'allez  au  spectacle  que  pour  croquer  les  belles  dames?  Ces  farceurs  de 
Français  nous  attrapent  toutes  nos  cadettes.  Ils  ont  volé  noire  citadelle 
d'Anvers  !  Ça ,  les  Belges  auraient  pu  faire  aussi! 

Ah!  j'oubliais,  jeune  homme  :  j'ai  passé  à  la  poste  où  il  n'y  a  poinl 


REVUE    DE    PARIS.  l/i'A 

de  lettres  pour  vous.  Après  tout,  fit  le  grainier  avec  un  hum  qu'il  affec- 
tionnait ,  votre  mère  ne  peut  vous  écrire  tous  les  trois  jours. 

Olivier  s'attrista  de  ce  silence  ,  maigre'  le  hum  du  grainier.  Il  avait 
c'crit  à  sa  mère  longuement  et  tendz'ement.  11  lui  avait  explique  en  détail 
ses  occupations  et  son  nouveau  genre  de  vie.  «  Je  commence ,  bonne 
»  mère,  lui  disait-il,  à  croire  un  peu  plus  en  moi-même.  J'ai  des  res- 
»  sources  et  j'espère  trouver  un  appui.  J'ai  ete'  voir  hier  l'atelier  de  Ver- 
»  boeckoven,  un  jeune  peintre  flamand  qui  fait  à  merveille  les  animaux. 
»  C'est  une  singulière  ménagerie  que  la  sienne  !  Un  loup  ,  une  chèvre  et 
»  un  lion  !  Cela  a  l'aii-  d'une  fable  de  La  Fontaine.  IMais  ce  qui  n'en  est 
»  pas  une ,  c'est  qu'il  m'a  promis  de  me  pousser,  et  dès  demain  ,  je  com- 
»  menée  le  portrait  d'ime  comtesse.  Je  te  dirai  que  j'aimerais  bien  mieux 
»  t'envoyer  celui  de  Catherine ,  une  jolie  fille  qiù  est  mon  hôtesse ,  et 
»  mettre  au  bas  :  Madame  Olivier  Dûment.  Mais  cette  -pauvre  fille 
'>  m'a  l'air  d'être  encore  condamnée  pour  long-temps  au  parfum  des 
»  graines  et  des  tulipes.  Le  père  Vanderhoèk  m'a  fort  bien  reçu.  J'attends 
»  des  nouvelles  de  ta  santé  et  de  tes  affaires  ;  ne  me  cache  rien  sur- tout ,  et 
"  songes ,  etc.  ,  etc.  » 

Le  reste  de  la  lettre  était  rempli  des  protestations  filiales  du  jeune 
homme.  Quelques  jours  après ,  Olivier  se  représenta  vainement  à  la  poste; 
il  n'y  avait  rien  pour  lui.  Cette  journée  resta  dans  sa  mémoire  comme  le 
cauchemar  d'un  rêve.  Il  courut  la  ville  en  insensé  ,  évitant  de  rentrer  chez 
M.  Vanderhoèk  qui  n'aurait  pas  manqué  de  l'ennuyer  encore  de  ses  excel- 
lentes excuses.  Le  soir  venu ,  il  entra  machinalement  au  spectacle.  On 
s'entretenait  beaucoup  au  balcon  d'un  pai-i  curieux  qui  avait  eu  lieu  la 
veille  entre  un  des  premiers  dandys  de  la  ville  et  un  Anglais.  Ce  jeune 
homme,  qui  avait  gagnéà  l'insulaire  57,000  fi'ancs  en  divers  paris  aux  eaux 
de  Spa  ,  lui  proposa  noblement  une  revanche.  L'Anglais  accepta  ,  et  posa 
en  fait  qu'il  marcherait  toute  la  nuit  sans  s'arrêter,  dans  sa  chambre  même. 
Les  enjeux  an-êtés,  et  les  juges  du  camp  choisis  ,  l'Anglais  qui  avait  pris 
des  musiciens  pour  lui  jouer  des  airs  toute  la  nuit ,  commença  à  se  prome- 
ner dans  la  chambre.  Il  buvait  du  thé  toujours  en  marchant,  et  pendant 
que  l'orchestre  allait.  Enfin ,  il  avait  gagné. 

On  causait  de  ce  pari  et  de  mille  auties  choses  encore ,  quand  un  chu- 
chotement général  circula  dans  la  salle  :  c'était  le  comte  de  Bagnères  qui 
venait  à  la  comédie.  Dès  qu'il  parut ,  les  lorgnettes  des  femmes  se  bra- 
<pièrent  toutes  sur  lui  ;  il  était  dcvcuu  le  |)oint  de  mire  des  réflexions  et  des 


244  REVUE    DE    PARIS. 

hypothèses.  Plusieurs  jeunes  gens  racontaient,  à  ce  balcon,  qu'il  avait 
passe  cette  semaine  trois  nuits  au  bal ,  et  il  était  aussi  frais  et  aussi  rose 
que  le  plus  brillant  d'entre  eux.  Certainement,  dans  cette  salle  flamande  , 
la  figure  du  comte  de  Bagnères  était  une  importation  visible  ,  une  denre'e 
parisienne.  Il  avait  un  air  d'opulence  et  de  conquête  qui  donnait  envie  à 
la  plupart  de  ces  jeunes  hommes ,  lesquels  n'osaient  pas  même  se  livrer 
envers  lui  à  la  moindre  supposition  injurieuse.  Le  comte  de  Bagnères,  d'a- 
près les  renseigTiemens  que  recueillit  Olivier ,  devait  être  un  homme  cui- 
rasse contre  l'examen ,  un  prote'e  qui  déconcertait  l'analyse.  Imaginez  que 
dans  le  même  soir  il  vous  parlait  bouffes ,  littérature  ,  coui'tage  et  beaux- 
arts  ,  assaisonnant  le  tout  de  noms  propres  ,  depuis  C(aix  des  premiers  pairs 
de  l'Irlande  jusqu'à  celui  du  ministre  le  mieux  en  cour  à  Paris.  Il  a'ous 
re'citait  des  tirades  entières  de  Voltaire  ,  et  prétendait  e'crire  des  sonates 
pour  le  piano.  C'était  une  de  ces  natures  souples  et  rompues  à  toutes  les 
thèses  j  les  systèmes  et  les  hommes  passaient  par  ses  mains  comme  les  boules 
par  celles  du  jongleur.  Il  étourdissait  dans  le  monde  et  fascinait.  11  y  a, 
dans  Paris  et  dans  toutes  les  capitales  du  monde,  de  ces  sortes  de  gens  qui 
courent  les  eaux,  que  l'on  trouve  en  hiver  au  balcon  de  l'Opéra ,  au  prin- 
temps à  Rome,  sur  la  voie  Appienne  ,  et  l'e'te'  à  Londres  ,  sur  les  dalles 
de  Picadilly.  Interrogez  la  multitude  sur  la  vie  et  la  position  de  ces 
hommes  ,  elle  se  taira  ;  leur  suisse  lui-même  serait  embarrasse  de  vous  la 
dire.  Leur  britska  ou  leur  calèche  demeure  perpe'tuellement  sous  la  re- 
mise ,  prêt  et  ficelé'  pour  le  départ,  avec  la  paire  de  roues  supplémentaires  , 
en  cas  d'accidens  de  grande  route.  Les  ordres  étrangers  ruissellent  oïdinai- 
rement  sur  leur  frac.  Ces  gens-là  sont  de  toutes  les  nations ,  Espagnols  en 
France ,  Français  en  Espagne  ,  Italiens  en  Russie.  Quelquefois  il  se  passe 
un  laps  de  ti'ois  ans  pendant  lesquels  ils  s'abîment  au  fond  de  quelque 
province ,  loin  des  capitales  et  du  monde  ;  mais  bientôt  ils  se  ravisent  ;  ils 
maîtrisent  tout ,  même  le  hasard  :  aous  les  croyiez  engloutis  ,  et  les  voilà 
qui  reparaissent ,  en  plongeurs  acharnés  ,  au-dessus  du  gouffre.  Le  privi- 
lège de  leur  existence  consiste  dans  ce  mot  :  illusion.  Ce  sont  des  émigrés 
d'un  nouveau  genre,  dans  cette  Belgique  encore  tiède  des  souvenirs  char- 
mans  et  empommadés  des  émigrés  de  Coblcntz.  Quand  on  exige  d'eux  la 
vérification  de  leurs  titres  ,  ils  ont  une  réponse  pleine  et  péremptoire  :  le 
pistolet.  Vous  pouvez  les  croire  impudens  ou  vertueux,  probes  ou  fri- 
ponsj  mais  il  vous  est  défendu  de  le  leur  dire.  Voilà  la  vie  de  ces  hommes, 
de  ces  mystérieux  des  eaux ,  comme  on  les  nomme  quelquefois  tout  bas.. 


REVUE    DE    PARIS.  24^") 

En  les  observant ,  on  comprend  qu'ils  aient  dû  choisir  Bruxelles.  Bruxelles 
a  des  rues  larges  où  l'on  respire  tout  à  l'aise ,  des  rues  tortueuses  où  l'un 
peut  aussi  se  cacher.  Bruxelles  est  proche  de  Paris,  et  à  Bruxelles  on  ne  vous 
demande  pas  compte  de  votre  mouchoir  troue  ou  de  vos  deux  millions. 
Que  vous  soyez  diplomate,  escroc,  faux  dauphin  ,  mangeur  d'opium, 
écrivain,  vendeur  de  sabres  d'Alger ,  journaliste  français  paye'  à  gage  pour 
écrire  dans  lesjournauxbelges  contre  la  France,  soyez  certain  que  votre  passe- 
port est  inutile  :  les  franchises  du  sol  le  veulent  ainsi.  Sans  doute  il  doit 
y  avoir  pour  cette  indolente  société  d'affreux  me'comptes,  pour  elle  qui  ac- 
cepte ainsi  sans  douane  préalable  tous  les  visages  nouveaux.  Mais  cette 
galerie  d'acteurs  et  de  portraits  amuse  sa  paresse.  11  faut  de  ces  di'ames  à 
son  apathie  flamande ,  et  ces  drames  ne  lui  manquent  pas.  Leur  commen- 
cement fait  peu  d'effet  j  leur  de'noîiment  a  seul  de  l'éclat.  Olivier  qui ,  en 
d'autres  circonstances ,  eût  partage  cette  indifférence  générale ,  ne  pouvait 
cette  fois  s'y  livrer  à  l'égard  du  comte.  La  figure  de  cet  homme  réveillait 
en  lui  la  plus  sinistrs  impression.  11  l'avait  trouvé  sur  sa  route  dès  le  pre- 
mier jour;  Catherine  lui  parlait  aussi  trop  souvent  de  lui  pour  qu'il  ne  le 
détestât  pas  bientôt.  Quand  le  comte  sortit  du  spectacle  ,  Olivier  le  suivit 
d'un  air  envieux  et  triste.  En  arrivant  au  logis  du  grainier,  et  quand  il  fut 
remonté  dans  la  petite  chambre  qu'il  occupait,  il  trouva  M""  Vanderhoëk, 
un  bougeoir  de  cuivre  à  la  main  ,  sur  l'escalier. — M.  le  comte  de  Ba- 
gnères  vous  prie  de  vous  rendre  demain  chez  lui ,  dit-elle  au  jeune  homme. 
Mon  père  lui  a  parlé  de  votre  talent  de  peintre ,  et  il  veut  sans  doute  que 
vous  fassiez  son  portrait. 

—  Pour  quelque  maîtresse?  pensa  Olivier.  Je  n'irai  pas  ,  je  ne  suis  point 
à  ses  ordres.  11  n'avait  qu'à  me  prévenir  d'ailleurs ,  à  m'en  parler.  Très- 
certainement  je  n'irai  pas. 

Mais  il  lui  devint  impossible  de  se  soustraire  à  cette  envie  implacable 
d'approcher  et  de  pénétrer  plus  pi'o fondement  cet  homme;  il  se  fit  conduire 
à  l'hôtel  du  comte  qui  demeurait  à  deux  pas  du  parc.  Olivier  le  trouva  à 
déjeuner,  enveloppé  d'une  robe  de  chambre  à  fleurs  :  il  cassait  sa  mouil- 
lette avec  la  grâce  d'un  incroyable  de  Carie  Yernet. 

—  Vous  vous  appelez  Olivier?  dit-il  au  jeune  homme.  C'est,  je  crois  , 
le  nom  que  m'a  dit  M.  Vanderhoëk. 

—  Olivier,  répondit-il  en  rougissant.  Il  tremblait  que  l'imprudent  grai- 
nier auquel  il  avait  demandé  instamment  de  ne  l'appeler  jamais  que  de  son 
nom  de  baptême ,  eût  trahi  ses  intentions.  Mais  comme  la  lettre  écrite 


7.^6  REVUE    DE    PARIS. 

par  sa  mère  à  M.  Vanderlioëk  contenait  la  même  recommandation ,  il  se 
trouvait  à  l'abri. 

—  Olivier,  reprit  le  comte  en  regardant  ses  pantoufles ,"  c'est  par  Dieu 
un  fort  joli  nom.  Et  nos  parens?  continua-t-il  d'un  air  ne'gligent, 

—  Je  n'ai  plus  que  ma  mère ,  dit  le  peintre.  —  Puis  ,  comme  s'il  eût  e'te' 
pressé  :  Monsieur  le  comte  veut  il  me  donner  une  séance  ? 

Le  comte  de  Bagnères  sonna  un  domestique ,  lequel  l'arrangea  de  son 
mieux  dans  son  fauteuil ,  lui  passa  les  cheveux  au  fer  ,  lui  mit  des  man- 
chettes blanches  et  une  cravate.  Ce  mannequin  nouveau  une  fois  arrangé , 
Olivier  se  mit  à  l'œuvre.  Le  comte  ouvrait  vingt  albums  y  il  était  entouré 
de  cartons  comme  un  homme  d'affaires.  Olivier  ne  s'expliquait  pas  com- 
ment la  main  lui  tremblait  en  poursuivant  le  vague  croquis  de  cette  figure  ; 
il  ne  se  rendait  pas  compte  de  ce  frémissement  et  de  cet  effroi.  En  étu- 
diant pour  ainsi  dire  à  la  loupe  chaque  trait  du  comte  ,  il  s'étonnait  de  sa 
facilité  à  les  repi'oduire  comme  s'il  les  avait  entrevus  déjà.  Une  observa- 
tion qui  frappa  le  peintre ,  ce  fut  la  teinte  étrange  des  cheveux  de  son 
modèle;  ils  étaient  d'un  noir  mort ,  tué  par  les  préparations  chimiques, 
un  noir  de  travestissement.  Le  comte  parcourait  encore  quelques  journaux 
d'un  air  soucieux  quand  Olivier  le  quitta  j  il  marchait  toujours  en  rêvant  à 
cette  figure  ,  quand ,  à  la  rue  du  Pont-de-Fer ,  son  œil  rencontra  sous  la 
vitre  d'un  magasin  un  médaillon  de  moyenne  grandeur.  Olivier  ne  l'envi- 
sagea pas  plus  d'une  seconde;  il  venait  de  reconnaître  le  médaillon  vendu 
à  Paris  par  sa  mère.  Cette  rencontre  l'indisposa;  il  n'avait  jamais  entrevu 
ce  portrait  sans  une  secrète  amertume.  Ce  portrait  était  pour  ainsi  dire  le 
livre  des  douleurs  intimes  de  sa  mère;  quand  elle  le  regardait ,  des  larmes 
toml^aient  de  ses  joues. 

—  De  qui  tenez-vous  ce  portrait?  demanda-t-il  au  marchand. 

—  D'une  femme  qui  me  l'a  cédé,  reprit  celui-ci.  C'est  une  drôle 
d'histoire  !  continua  le  marchand  qui  ne  se  rappela  pas  les  traits  d'Olivier  ; 
cette  femme  avait  besoin  d'argent ,  elle  me  l'a  vendu  pour  payer  les  dettes 
de  son  amant. 

Le  jeune  homme  allait  s'emporter  en  entendant  un  aussi  injurieux  men- 
songe ,  quand  il  discerna  dans  l'ombre  la  figure  du  brocanteur  russe.  Il  fit 
valoir  près  de  lui  sa  qualité  d'artiste  ,  et  ])aYa  ce  po)trait  d'un  prix  fort 
mince  ,  du  prix  qu'il  valait.  Il  l'emporta  chez  lui,  radieux  et  triomphant. 
La  nuit  était  venue ,  et  Catherine  avait  allumé  la  lampe  de  la  chambre 
d'Olivier.  Le  jeune  homme  s'épuisait  en  conjectures  vaines  sur  cette  figure 


REVUE    DE    PARIS.  ^47 

inconnue...  Il  avait  développé  sur  une  table  ses  crayons  et  ses  pinceaux. 
Soudain ,  et  en  voulant  passer  une  teinte  sur  les  cheveux  détériorés  de  ce 
portrait ,  cheveux  jadis  blonds,  il  se  trompa,  et  les  couvrit  par  mégarde 
d'un  ton  de  bistre...  Cette  nouvelle  couleur  pensa  le  faire  crier  de  sur- 
prise... car  avec  ses  cheveux  noirs  l'original  du  portrait  ressemblait  en- 
tièrement au  comte  de  Bagnères  î 

Et  le  jeune  homme  haletant  rapprocha  dans  sa  stupeur  ces  deux  visages, 
l'un  soigneusement  fini,  c'était  le  médaillon  vendu j  l'autre  seulement 
e'bauché,  c'était  son  esquisse  du  comte  faite  le  matin.  Ces  deux  hommes 
n'en  formaient  qu'un  i 

Pour  comprendre  en  même  temps  la  rage  secrète  d'Olivier  ,  il  faut  se 
souvenir  de  l'influence  fatidique  de  cette  peinture.  Le  chaos  de  ses  soup- 
çons commençait  donc  à  se  débrouiller  :  c'était  bien  le  visage  de  l'homme 
qui  avait  pesé  sur  les  jours  douloureux  de  sa  mère,  l'homme  de  la  voiture 
qui  avait  causé  son  évanouissement.  Olivier  alla  plus  loin  ,  et  cette  fois  sa 
découverte  fut  terrible  !  Un  procureur  du  roi  qui  cherche  un  coupable  au- 
rait moins  frémi  qu'Olivier  en  reconnaissant  encore  dans  cette  figure,  pour 
dernier  trait  de  lumière  ,  le  fantôme  inexplicable  de  la  fenêtre ,  l'homme 
de  cette  lutte  nocturne  dans  le  jardin  ,  l'homme  enfin  dont  le  souvenir  de- 
meurait ardent  comme  un  fer  rouge  au  cœur  d'Olivier.  Tout  allait  donc 
seconder  enfin  sa  haine.  Ce  rival  séduisant ,  qu'il  craignait  encore  le  ma- 
tin ,  était  le  héros  de  quelque  secrète  infamie.  Olivier  conçut  dès  lors  le 
projet  de  le  démasquer,  de  se  venger  sur  lui ,  et  d'un  seul  coup ,  de  tous 
les  tourmens  et  de  toutes  les  anxiétés  de  sa  mère.  Il  saurait  enfin  pourquoi 
elle  aA'ait  protégé  la  fuite  de  cet  homme  qui  ne  lui  avait  pas  même  dit 
merci  I  Pourquoi  ce  comte  de  Bagnères,  brillant  et  doré ,  avait  été  cette  nuit 
un  fuyard  pâle  et  honteux?  Il  voulait  jouir  de  cette  vengeance  devant 
Catherine,  il  assassinerait  cet  homme  de  questions;  et  au  besoin  même 
il  aurait  recours  à  l'épée.  Olivier  ne  dormit  pas  de  joie  et  de  bonheur 
ce  soir-là;  il  allait  se  venger  et  venger  sa  mère. 

Le  lendemain  ,  de  fort  bonne  heure,  il  avait  pris  son  parti.  Il  voulait 
dénoncer  cet  homme  ,  le  flétrir  tout  haut  du  nom  de  banqueroutier,  le  dé- 
masquer à  ses  risques  et  périls  ;  il  alla  trouver  la  police  de  Bruxelles.  La 
police  de  Bruxelles  est  toute  flamande,  une  bonne  police  qui  abandonne  la 
ville  aux  voleurs  ,  une  police  qui  dort  dans  son  bonnet  de  bourgmestre. 
C'est  la  police  de  Bruxelles  qui  regarde ,  en  se  croisant  les  bras ,  les  pil- 
lages du  peuple  pendant  le  jour,  et  qui  livre  ensuite  le  peuple  aux  voleurs, 


y/j8  REVUE    DE    PARIS. 

aprfcj  minuit,  dans  ses  rues.  Le  prince  de  Ligne  a  fait  à  cette  police  la 
plus  spirituelle  des  insultes.  On  avait  enlevé'  son  argenterie,  et  il  porta 
jdaintcj  les  tribunaux  renvoyèrent  les  auteurs  du  vol  absous.  Le  gouver- 
nement voulut  rendre  alors  au  prince  de  Ligne  sa  vaisselle  :  «Gardez  tout, 
dit-il  ;  puisque  vous  les  avez  absous ,  c'est  que  probablement  la  vaisselle 
était  à  eux,  » 

—  Ceci  ne  nous  regarde  en  rien,  répondit  un  chef  à  Olivier,  D'ailleurs, 
que  nous  impoi'te  l'arrestation  de  votre  homme  de  Paris?  Nous  avons, 
mon  cher  monsieur ,  bien  assez  de  nos  écrivains  d'opposition  !  Ce  n'est  pas 
d'ailleurs  avec  25,000  francs  qu'on  vous  fera  du  Fouche'.  Or  nous  n'a- 
vons, monsieur,  que  50,000  francs  pour  la  police  entière  du  royaume  (^). 
Adressez-vous  à  monsieur  le  bourgmcsti'e  ! 

Le  jeune  peintre  ayant  laisse'  une  plainte  écrite ,  rentra  chez  lui  plus 
sombre  que  jamais.  Depuis  quelque  temps,  je  crois  l'avoir  dit,  il  ne  re- 
cevait aucune  nouvelle  de  sa  mère;  cette  lacune ,  qu'il  ne  pouvait  s'expli- 
quer, mettait  le  comble  à  son  chagrin.  Toutefois  il  rentra  fier  chez  le 
grainier ,  en  songeant  que  lui  seul,  dans  cette  maison ,  avait  le  secret  du 
comte.  Le  comte  de  Bagnères  n'était  pour  le  jeune  homme  qu'un  honteux 
banqueroutier  I  Olivier  le  voyait  toujours  le  pied  sur  la  treille  de  sa  cour, 
les  cheveux  en  désordre  et  la  prière  sur  les  lèvres.  Il  le  voyait  rampant 
comme  un  criminel  devant  son  juge.  Quelques  jours  se  passèrent , 
pendant  lesquels  Olivier  compta  sur  l'arrestation  du  comte.  Sans  doute,  se 
disait  le  jeune  homme,  on  est  aux  aguets,  et  l'on  a  l'œil  sur  ce  parvenu. 
La  police  m'a  dit  ce  qu'elle  dit  toujours  ;  mais  son  bras  vengeur  est  là  I 
Hélas  I  le  pauvre  jeune  homme  se  faisait  à  lui-même  des  phrases  d'avocat 
du  roi;  il  ignorait  que  la  loi  d'extradition  n'était  pas  encore  promulguée; 
il  n'osait  d'ailleurs  attaquer  lui-même  ,  comme  un  voleur  de  grand  che- 
min ,  un  homme  lié  à  des  intérêts  si  chers  ,  un  homme  dont  sa  mère  avait 
protégé  la  fuite.  Quand  il  en  parlait  en  termes  vagues  à  la  fille  du  grainier, 
il  s'étonnait  de  trouver  dans  Catherine  une  sympathie  étrange  pour  cet 
homme,  un  amour  de  fascination.  Catherine  excusait  toujours  le  comte  aux 
yeux  du  peintre.  Le  comte  étaitun  seigneur  de  manières  charmantes,  un  gail- 
lard très-farce,  disait  le  père  Vanderoèk;  l'apathie  de  Catherine  s'accom- 
modait plus  volontiers  des  saillies  et  des  contes  plaisans  de  M.  de  Ba- 
gnères, que  de  la  préoccupation  d'Olivier,  Les  longues  soirées  d'hiver  por- 

(')  Historique. 


REVUE    DE     PAI'.IS.  9./^^ 

taient  leur  fruit ,  la  petite  aimait  le  comte  j  elle  lui  avait  entendu  dire  tant 
de  belles  choses  ;  il  avait  e'të  pour  elle  prévenant  à  l'égal  des  vieillards  rusés 
de  comédie;  il  lui  apportait  chaque  mois  des  chaînes  ,  des  perles  de  prix. 
Olivier  ,  à  côté  de  lui,  n'était  qu'un  jeuîie  homme  sans  jeunesse;  Olivier 
était  le  vieillard,  lui  qui  ne  riait  jamais.  Peut-être  d'ailleurs  existe-t-il 
dans  l'organisation  des  femmes  d'inexplicables  mvstères  de  choix  et  de 
cœur.  11  y  a  des  filles  de  dix-neuf  ans  qui  préfèrent  le  bras  d'un  sexagénaire 
aux  baisers  ardens  d'un  jeune  homme.  Olivier  souffrit  moins  pourtant  de 
ce  dédain  oublieux  de  la  belle  Catherine  ;  maintenant  il  pouvait  y  mettre 
un  terme  ,  il  pouvait  reconquérir  cet  amour  dès  qu'il  le  voudrait. 

Au  sujet  de  ceWo  pauvre  fille  ,  nom  sous  lequel  Olivier  désignait  Cathe- 
rine dans  une  lettre  à  sa  mère ,  nom  qu'il  lui  donnait  sans  doute,  en  raison 
de  l'ennui  de  son  commerce ,  le  jeune  homme  ignorait  une  particularité 
secrète  :  elle  possédait  un  million.  Ceux  qui  auraient  vu  Catherine,  au  grand 
matin  ,  ouvrant  les  volets  de  la  boutique  du  grainier  ,  époussetant  les  sacs 
de  crin  du  bonhomme ,  et  rangeant  ses  jonquilles  avec  une  sorte  d'amour . 
n'auraient  certes  pas  soupçonné  une  héritière  dans  la  pauvre  jeune 
fille.  Le  père  \  anderhoëk  avait  eu  grand  soin  lui-même  de  cacher  à 
Catherine  sa  fortune  ;  il  l'élevait ,  disait-il  à  quelques  intimes  comme 
une /m  enserre  chaude.  Seidement,  de  temps  à  autre,  les  petits  veux 
du  grainier  du  roi  s'animaient,  et  il  s'écriait  en  pirouettant:  Je  veux 
que  Catherine  soit  comtesse  !  elle  épousera  un  officier  des  guides  ou  un 
lancier  I 

Un  jour  que  M.  Vanderboëk,  établi  dans  son  fauteuil,  se  livrait  à  ses 
paternelles  réflexions,  le  comte  de  Bagnères  entra.  Il  v  avait  bien  huit 
joiu-sque  le  digne  grainier  n'avait  entrevu  le  comte.  Celui-ci,  après  lui 
avoir  pris  amicalement  les  deux  mains,  et  les  avoir  croisées,  en  si"ne  d'at- 
tention ,  sur  l'abdomen  du  marchand  ,  baissa  la  voix  d'un  air  mystérieux 
pour  lui  dire  : 

—  Nous  sommes  seuls,  papa  Vanderhoëk? 

Le  grainier  fit  alors  un  signe  d'assentiment,  non  sans  regarder  une  pe- 
tite porte  par  laquelle  il  venait  de  sortir,  et  qui  conduisait  à  son  cabinet 
Ôl  éludes.  Elle  ét.tit  encore  échancrée  par  une  gerbe  de  lumière. 

—  Je  travaillais  dans  mon  laborandum  dit  le  grainier  d'un  air  imiior- 
tant;  mais  parlez,  monsieur  le  comte. 

—  Papa  Vanderhoëk,  reprit  M.  de  Bagnères,  il  ne  s'agit  pas  ici  de  re- 
noncules ou  de  tulipes  simples;  l'affaire  mérite  attention.  Vous  savez  si 

TOME    XIV.        .SUPPLEMENT.  17 


9.JO  KF.VtiF    IJE    PARIS, 

dans  le  peu  de  rapports  que  nous  avons  eu  tous  deux,  la  probité'  la  plus 
seVcre  n'a  pas  e'te'  la  base  de  ma  conduite.  C'est  dans  le  sang  des  Bagnè- 
res,  ces  clioses-làl  On  voit  un  homme  de  cœur,  un  botaniste  distingue, 
que  la  foule  appelle  Grainier  du  roi ,  mais  qui  est  digne  de  figurer  à  l'In- 
stitut de  France  ,  et  l'on  se  dit  :  Pourquoi  ne  figurerait-il  pas  à  l'Institut  ? 
Goûtez  un  peu  ce  raisonnement-là.  Que  vous  manqiie-t-il  pour  être  un 
parfait  académicien?  Vous  savez  le  nom  du  Tilhonia  tagetijlo  et  celui  du 
Lupin  7>arié.  Vous  avez  fourni  des  graines  à  son  altesse  le  prince  d'Orange, 
et  la  force  des  circonstances  vous  oblige  encore  d'en  fournir  à  sa  majesté 
le  roi  Lëopold.  Vous  êtes  honnête  homme  et  de  la  garde  civique  de  Bruxel- 
les. A  coup  sûr,  voilà  des  titres;  mais  il  vous  manque  une  exploitation.  Il 
vous  manque  l'idée ,  l'ide'e  mcrel!  Écoutez,  papa  Vanderhdëk.  Je  veux 
bien  vous  la  donner,  moi ,  cette  idée.  Il  n'y  a  que  nous  deux,  dans  toute 
l'Eurojie,  qui  puissions  d'abord  faire  le  coup.  Une  })artie  do  la  province 
de  Virginie  m'appartient.  Voulez-vous  du  tabac  de  Virginie?  (Ici  le  comte 
entr'ouvrit  sa  boîte.)  Eh  bien  !  là-dessus  je  greffe  mon  plan;  vous  avez 
quelques  capitaux,  et  là-dessus  je  respecte  vos  secrets.  Chacun  est  libre  de 
montrer  ou  de  voiler  ses  capitaux.  De  plus,  papa,  vous  avez  des  graines 
en  bloc.  Eh  bien  I  je  vous  propose,  dans  le  seul  but  de  l'ait,  et  comme  ex- 
ploitation agricole  des  plus  nouvelles,  de  fondre  vos  graines  avec  mes  ter- 
rains, d'ensemencer  celles-ci  à  l'aide  de  celles-là  I 
Le  grainier  sourit. 

—  C'est  comme  si  je  vous  proposais,  cher  papa  Vanderhoëk,  de  plan- 
ter de  la  manne  de  la  Chine  en  Chine  même.  Songez  un  peu  à  ce  terrain- 
là.  Un  sol  admirable,  un  sol  tiède,  chauffé  au  bain-marie,  pour  ainsi  dire, 
et  dans  lequel  pousseront  des  gesses  odorantes,  des  lins  vivaces,  des  pieds 
d'alouette,  des  résédas  d'Egypte  et  des  nigelles  de  Damas  I  A  votre  retour, 
je  vous  compose  un  mémoire  pour  l'Académie  des  sciences,' sur  le  psorasea 
bitumineux.  Vous  quittez  Bruxelles  avec  moi ,  cette  Bruxelles  où  vous 
baissez...  parce  qu'on  accuse  votre  opinion,  vous  ancien  grainier  de  l'an- 
cien gouvernement!  Mes  nègres  de  Virginie  vous  portent  à  bras;  vous 
êtes  le  La  Fayette  de  la  capucine!  Et  moi,  continua-t-il,  moi,  je  suis  l'es- 
clave à  côté  du  char  de  triomphe;  je  vous  rappelle  seulement  que  vous 
êtes  homme...  et  grainier  du  roi!  Cela  a^ous  va-t-il?  papa  Vanderhoëk, 

—  Je  vous  remercie,  disait  le  grainier,  je  vous  remercie,  monsieur  le 
comte;  assurément  l'idée  est  fort  belle...  Mais  j'admire  ici  les  similitudes 
d'esprits.  J'ai  là  quelqu'un,  dans  ce  cabinet,  qui  m'a  fait  une  proposition 


\ 


lUiVUK     DK    PAlllS.  y5l 

sciublablc.  C'est  un  planteur  araeVicain,  avec  lequel  je  veux  vous  ahou- 
olicr,  si  cela  ne  vous  répugne  pas.  Tl  a  de  fort  Iwnnes  manières,  et  je  le 
crois  verse  dans  la  partie. 

Le  comte  de  Bagnèrcs  avait  sans  doute  alors  d'excellentes  raisons  pour 
redouter  un  vcritalile  savant  d'Amérique;  mais  il  n'osa  tirer  le  grainicr 
par  la  basque  de  son  habit.  Le  bonhomme  s'en  fut  ouvrir  la  porte 
du  cabinet,  on  se  frottant  les  mains  d'un  air  de  prince.  Il  se  voyait 
déjà  ,  peut-être  ,  ensemençant  ses  graines  sur  le  sol  du  comte,  et  roi  d'une 
colonie. 

— r  Je  vous  laisse,  dit-il;  nous  reparlerons  de  cela,  Messieurs.  En 
même  temps  il  les  reconduisit  sur  le  pas  de  la  boutique. 

Lorsque  le  planteur  américain  et  le  comte  se  trouvèrent  en  pre'sence, 
ce  deniicr,  profitant  du  bec  de  gaz  appose'  près  de  l'enseigne  du  marchand, 
reconnut  le  pei'sonnage. 

—  Monsieur  le  planteur ,  dit-il ,  vous  m'avez  tout  l'air  d'un  gentil- 
homme appartenant  à  la  maison  des  Raimbert  ! 

—  Monsieur  le  comte  de  Bagnères,  autrefois  Dumont,  repondit  YAinc- 
ricain ,  je  ne  chercherai  point  à  me  justifier  de  ma  conduite.  C'est  bien 
moi,  je  ne  le  nierai  pas;  moi,  Raimberg  ,  qui  vous  ai  donne'  la  chasse,  et 
cela  pendant  que  vous  dansiez  en  gants  jaunes...  Lorsqu'il  vous  vint  à 
l'ide'e  de  simuler  ces  cre'ances  maudites,  dont  vous  m'avez  fait  attendre  si 
long-temps  ma  part,  je  trom'^ai  bouffon  de  vous  laisser  là  et  de  revenir  ici. 
J'aime  la  Belgique,  moi  I  Je  conviens,  ajouta  Raimbert,  du  côte  fâcheux 
de  la  plaisanterie...  Mais  aussi,  mon  cher  Pylade,  pourquoi  ne  confier 
que  trente  mille  francs  à  ma  loyauté'?  N'aviez-vous  pas  la  contre-lettre? 
Mais  comme,  grâce  au  ciel,  j'espèi'e  bien  entamer  d'autres  affaires  avec 
vous,  je  vous  rends,  à  celte  heure,  votre  moitié'  intacte  des  quinze  mille 
francs... 

II  fît  mine  d'entr' ouvrir  majestueusement  son  portefeuille...  Le  comte, 
par  un  geste  grotesquement  gc'ne'reux,  l'en  empêcha. 

—  Allons  donc,  lui  dit-il  en  l'attirant  avec  une  politesse  charmante; 
allons  donc,  mon  cher  ami,  ne  parlons  plus  de  cela;  j'ai  bien  autre  chose 
à  vous  proposer.  Et  d'abord,  combien  veux-tu  ?  (Le  comte  en  e'tait  venu 
au  tutoiement.) 

—  J'aimerais  assez  cent  mille  francs,  dit  Raimbert.  Cent  mille  francs 
à  gagner!  cela  m'irait.  J'aime  les  affaires  en  grand.  Tes  proiels  sur  le  grai- 
nier  sont  licites? 

17. 


2'J>.  REVUE    DE    PARTS. 

—  Licites,  dit  le  comtej  mais  il  me  semble  ({iic,  ])oiii'  un  planteur  amé- 
ricain, tu  as  bien  de  l'ambition. 

Le  bonhomme  a  un  million,  je  le  sais.  Nous  opérons  sur  un  million.  Je 
veux  donc  mes  cent  raille  francs. 

—  Tu  promets  de  me  seconder? 

—  Je  serai  l'homme  de  la  chose.  En  tout  et  pour  tout ,  comme  à  la 
loge  maçonnique  du  (j.*.  O.*.,  où  je  viens  d'êti'c  reçu  rose-croix.  Mais  que 
veux-tu  faire,  ensemenceur  ? 

—  Mon  ami  Raimbert,  dit  le  comte  en  s'asseyant  sur  la  marche  même 
d'un  perron  qui  formait  l'angle  de  la  rue  oîi  ils  causaient,  je  me  fais  vieux 
et  casse.  Te  rappelles-tu  le  temps  où  je  dansais  chez  la  citoyenne  Tallien? 
et  me  vois-tu,  plus  tard,  aux  petits-soupers  de  Cambacérès?  J'e'tais  loin 
alors,  tu  le  sais,  de  songer  à  m'e'tablir.  Je  pris  une  femme  qui  vd'ennuja  , 
une  véritable  bégueule,  une  fille  noble  qui  ne  comprenait  rien  à  son  mari  î 
J'étais  né  avec  la  bosse  du  million!  Tâte  mon  crâne,  à  gauche j  elle  est 
là,  Raimbert!  D'un  autre  côté,  j'avais  en  amour  le  vin  et  les  femmes j  j'é- 
tais, tu  ne  l'ignores  pas,  perdu  de  dettes  à  vingt  ans.  Dans  ce  monde,  où 
il  faut  avoir  les  pieds  chauds,  j'ai  donc  réussi  bien  vite,  parce  que  je  l'ai 
voulu.  Vouloir,  Raimbert,  c'est  la  vie  !  Donc,  j'ai  réfléchi,  et  je  me  suis 
dit  :  Puisque  je  puis  faire  mon  bonheur  par  des  vices  qui  me  sont  natu- 
rels, (pie  j'ai   acquis  sans  travail  et  que  je  conserve  sans  effort;  que  ces 
vices,  d'ailleurs,  cadrent  parfaitement  avec  les  mœurs  de  mon  temps  et 
sont  du  goût  de  mes  amis,  j'y  tiens  et  je  m'y  cramponne,  à  ces  chers  vices. 
J'ai  donc  usé  de  toute  cette  énergie-là.  J'ai  mené  d'abord  la  vie  du  direc- 
toire, tu  le  sais,  la  vie    qui  commence  à  minuit  et  près  des  tapis  verts  où 
l'or  flamboie;   la  vie  des  munitionnaires  qui  rongeaient  l'armée,   et  qui 
n'avaient  pas  même  besoin  d'être  hypocrites  :  tant  cela  était  de  mode.  J'ai 
pratiqué  avec  toi,  en  mille  circonstances  ,  la  science  de  Y  alibi.  Aux  eaux 
(le  Ba"nères,  comte  de  Spa;  à  celles  de  Spa,  comte  de  Bagnères.  Je  dois  à 
Il  perspicacité  philosophique  la  progression  ascendante  de  ma  vie.  ïum'as 
fait  voir,  Raimbert,  que  nous  autres,  gens  ruinés,  nous  pouvions  fort  bien 
encore  tenir  le  monde  avec   trois  étapes  :   la  Belgique ,  où  nous  prenons 
l'argent  des  dupes  ;  l'Angleterre,  où  nous  l'exploitons;  et  l'Amérique  enfin, 
où  nous  finissons  par  le  manger.  Je  t'avouerai  que,  pour  la  troisième  fois, 
j'ensuis  revenu  à  la  Belgique,  première  étape.  La  Belgique  a  du  charme 
j)our  un  vieux  Macédonien  comme  moi;  elle  a  des  dots  de  salrape.  Le  papa 
V  anderhoëk  est  un  trésor,  une  graine  de  niais  délicieuse.  De  sou  côté,  je  crois 


UKVUE     DE     PAIUS.  vT)'^ 

(]iio  je  ne  suis  pas  indillcieut  à  la  petite  j  c'est  un  oiseau  (pic  je  tiens  en  caye, 
Raimbert.  Tu  ne  comprends  pas?  Je  te  paie  sur  ma  dot.  Oh!  ne  crains 
rien,  continua  Dumont;  les  écritures  seront  franches,  je  n'ai  qu'un  mot  à 
dire,  et  le  père  me  la  donne.  Quant  à  mon  nom  ,  j'ai  là-dessus  mon  dossici 
en  règle.  Toi,  de  ton  côte',  presse  l'ensemençage  des  graines.  Adieu,  mon- 
sieur le  planteur  d'Amérique  ! 

—  Au  revoir,  comte  deBagnèresI 

Pendant  que  ces  deux  hommes  échangent  encore  ,  eu  se  quittant,  quel- 
ques signes  d'intelligence  ,  l'obscurité  de  la  nuit  a  enveloppé  la  place  d»- 
rHôtel-de-\  ille  j  on  ne  voit  guère,  par  les  rues,  que  quelques  femmes 
encapuchonnées  de  leur  faille  ,  qui  regagnent  au  pas  de  course  leurs  portes 
vertes.  Une  seule  viti-eest  éclairée  sur  la  grande  place,  c'est  celle  d'Olivier. 
Enfin  le  jeune  homme  a  reçu  une  lettre  de  sa  mère  1  II  tient  entre  ses  doigts 
<:es  caractères  chéris,  à  demi  effacés  sous  des  larmes.  C'est  Catherine  elle- 
même  qui  vient  de  la  lui  donner  .  celte  lettre;  elle  était  adressée  sous  un 
pli  à  M.  Vanderhoëk.  Le  secret  terrible  qu'y  devait  lire  Olivier  semble 
déjà  tout  empreint  sur  son  visage.  Sa  respiration  était  pressée  quand  il  en 
!)risa  le  cachet.  Cette  missive  était  de  deux  écritures  très  distinctes  :  l'une 
effacée,  tremblante,  l'autre  ferme,  et  contenue  dans  un  mince  postscriptum. 

De  rAbbaye-au-Bois,  17  seplenibie. 

«  C'est  te  récrire  bien  tard  ,  mon  cher  Olivier  ,  te  récrire  du  fond  d'une 

1)  retraite  dans  laquelle  tu  ne  croyais  pas  me  A'oir  confinée.  Depuis  six 

«  jours ,  je  suis  morte  au  monde  ,  moi  qui  n'y  ai  pas    du  reste  vécu  plus 

»  de  six  ans ,  c'est-à-dire  pendant  mon  mariage.  Je  trouve  ici  un  parfum 

»  de  douceur  et  de  repos  qui  peut-être  rendra  la  force  à  ma  santé.  Je  le 

»  désire  avec  ardeur ,  mon  cher  Olivier  ,  non  pour  moi  que  le  temps  doit 

»  atteindre,  après  tous  les  coups  affreux  qu'il  m'a  portés  ,  mais  pour  toi, 

«  cher  enfant ,  dont  le  bonheur  doit  racheter  ma  souffiance.  Non,  je  le  li- 

»  sais  hier  encore  dans  saint  Augustin  ,  il  est  impossible  que  le  fils  de 

»  tant  de  larmes  périsse.  La  désolation  de  mes  jours  est  pour  moi  seule  ; 

»  si  tu  savais  combien  j'ai  souffert,  mon  Olivier!  Que  de  fois  tu  m'as 

')  dit,  les  yeux  au  ciel,  et  avec  des  larmes  :  Ma  mère,  est-ce  là-haut 

»  que  vous  pleurez?  Par  ce  mot ,  tu  semblais  exclure,  Olivier,  toutes  les 

»  douleurs  terrestres.  Tu  revais  pour  moi  un  culte  de  tristesse  ayant  ,';oii 

»  étoile  et  sa  mémoire  dans  les  cicux;  tu  croyais,  sans  doute,  que  c'ét.iil 


•i54  REVUE    DE    PARIS. 

)>  un  souvenir  adore  que  je  pleurais!  He'las  !  cher  enfant ,  ce  que  j'ai  à  te 

M  verser  de  douleurs  est  bien  amer,  et  je  voudrais,  au  prix  de  mon  sang, 

»  éloigner  ce  calice  impur  de  tes  lèvres.  Cette  lettre,  rassure-toi,  n'est 

»  point  dictée  par  mon  confessem- ,  et  je  ne  suis  pas  si  affaiblie  que  je 

»  n'entrevoie  encore  ta  blonde  tête  à  côté  de  mon  chevet.  Ecoute-moi 

»  donc ,  en  posant  ta  main  dans  la  mienne ,  mon  Olivier.  » 

La  pauvre  mère  reprenait,  comme  si  Olivier  eût  pressé  en  effet, sa  pâle 

iiiain  : 

((  Tu  sens  battre  mes  artères  ;  tu  vois ,  n'est-ce  pas ,  que  je  suis  exempte 
»  de  fièvre?  Eh  bien  !  cher  Olivier,  du  jour  oii  je  t'ai  fait  un  mensonge  , 
»  je  la  sentis  s'éteindi-e,  cette  lièvre  qui  me  brûlait  !  Oui ,  Olivier ,  je  t'ai 
)'    menti  ^  le  mensonge  que  je  t'ai  fait  était  un  crime  de  mère  ,  une  mère 
y   seule  pouvait  te  cacher  pendant  six  ans  que  ton  père  vivait  1  Oui ,  Oli- 
»  vier,  vous  vous  êtes  mépris  sur  ce  deuil  qui  a  trompé  tout  le  monde  , 
»  vous  avez  cru  que  votre  père  était  mort.  Votre  père  existe,  il  est  près 
»  de  vous ,  à  deux  pas  de  vous ,  Olivier  !  Vous  l'avez  cru  enseveli ,  et 
»   c'est  moi  qui  l'avais  enseveli ,  mort  depuis  long-temps ,  et  c'est  lui  qui 
»   m'a  fait  mourir  !  Cet  homme  ,  Olivier,  que  vos  larmes  pieuses  ont  ho- 
!)   noré,  n'était  pas  digne  de  ces  larmes  j  je  vous  le  dis  ,  pâle  de  honte  , 
»   il  promenait  d'ignobles  maîtresses  le  jour  même  que  vous  portiez  son 
»    deuil.  Olivier,  je  ne  voulais  pas  que  vous  puissiez  mépriser  votre  père. 
»  J'ai  placé  pendant  six  ans  un  ange  dans  les  cieux ,  pendant  que  le  dé- 
»   mon  de  mes  nuits  eldcmes  jours  promenait  encore  sa  honte  ici-bas.  Qui  te 
»  dira,  moucher  fils,  cettelongueviede  larmes?  Je  me  relevais  et  m'étaignais 
))   conmie  la  flamme  d'une  lampe;  j'achetais,  par  les  tourmens  du  martyre, 
1)    mes  journées  de  joie  et  d'orgueil  avec  mon  enfant.  M.  D...  s'emporta 
.)   un  jour  jusqu'à  lever  sur  moi  la  cravache  qu'il  tenait.  «Je  suis  voli'e 
))   maître ,  dit-il ,  je  vous  ai  aclietée ,  vous  n'aviez  rien  I  »  Notre  famille 
->  était  en  effet  très- pauvre.  Ton  grand-père,  Olivier,  était  un  honnête 
)'   marchand;  les  spéculations   les   plus  absurdes  amenèrent  la  ruine  de 
»  M.  D...  l<ln  se  séparant  de  moi,  il  m'enleva  sans  houle  le  peu  de  res- 
»   sources  qui  me  restaient.  Tu  ne  pourras  jamais  approfondir,  Olivier, 
:>   riiéroisinc  d'excuses  qu'une  femme  emploie  pour  défendre  son  mari  ! 
-•    Dans  tous  les  cercles  où  l'on  accusait  ton  père,  c'était  moi  qui  le  dcfen- 
»   dais,  moi,  la  vielimc  opprimée I  Tu  te  rappelles  ce  bizarre  portrait  , 


KEVUE     DE     PA.K1S.  ^-J^ 

»  ce  portrait  fatal  que  tu  avais  toi-mèine  pris  en  dégoût,  Olivier,  c'était 
))  le  sien  !  Tu  te  souviens  aussi  de  cette  soirée  et  de  cet  homme  poursuivi, 
»  n'est-ce  pas?  Olivier,  c'était  ton  pèrel 

»  Et  maintenant,  ajoutait  encore  la  pauvre  femme,  si  tu  me  demandes 
»  pourquoi  je  te  dis  ces  choses  ,  c'est  que  tu  dois  les  savoir.  Olivier  ,  tu 
»  es  homme,  et  ta  douleur  ne  répand  pas  des  larmes  de  sang,  comme  la 
»  mienne,  sur  ces  pages.  Cette  lettre  m'a  bien  coûté  !  Mais  il  fallait  l'écrire,  et 
»  Dieu  m'est  témoin  que  je  m'étais  promis  depuis  long-tempsde  t'apprendre 
»  la  vérité.  Tu  vis  dans  une  ville  où  se  cache  ton  père ,  m'a-t-on  écrit , 
»  une  ville  oii  d'ailleurs  son  nom  peut  chaque  jour  t'être  jeté  comme  une 
»  insulte.  Il  s'y  montre  avec  éclat  sous  le  nom  du  comte  de  Bagnères  !  Ne 
.)  le  provoque  pas ,  mon  cher  Olivier  !  souviens-toi  qu'il  est  ton  père  ,  et 
i>  pense  à  Dieu.  Dieu  est  le  pci-e  des  orphelins,  le  tuteur  des  pauvres  veuves  I 
»  Ma  tête  est  lourde  ,  je  te  quitte  ,  mon  cher  enfant  !  Adieu  ,  et  prie  pour 
»   celle...  » 

Une  date  postérieure  précédait  ces  autres  lignes... 

«  M""'  Dujuont  est  fort  mal.  Si  vous  pouvez  venir,  venez. 

»  Le  docteur  Mag » 


Olivier  tordit  ses  mains.  Sa  mère  expirante  ,  et  son  agonie  annoncée  par 
im  froid  billet  de  médecin!  Puis  toutes  les  émotions  horribles  de  cette  lec- 
ture ,  le  secret  le  plus  horrible  dévoilé  ,  sa  haine  contre  le  comte  devenue 
impossible,  car  cet  homme  était  son  père  !  Courons  et  prenons  des  chevaux 
de  poste ,  dit  Olivier,  en  poussant  du  pied  la  porte  de  sa  chambre. 

La  pluie  tombait;  le  jeune  homme  entra  machinalement  dans  une  porte 
ouverte,  c'était  la  poste.  «  Encore  une  lettre  timbrée  de  Paris!  »  Mais 
cette  fois  les  dents  lui  claquaient.  La  lettre  était  timbrée  d'un  cachet  noir... 
et  de  l'écriture  du  médecin... 

Ce  soir-là  ,  un  concours  inaccoutumé  de  gens  franchit  le  seuil  du  grai- 
nier.  Le  jeune  homme  ignorait  sans  doute  que  c'était  le  soir  choisi  pour 
le  contrat  de  mariage  avec  Catherine.  Le  mariage  devait  recevoir  sa  léga- 
lisation définitive  dans  le  cabinet  même  de  M.  Vanderhoëck.  11  y  eut  en- 
combrement de  carrosses  sur  la  place  de  l'Hôtel-de-Ville ,  non  pas  de  ces 
brillans  coupés  à  panneaux  armoriés ,  mais  de   ces  confortables  berlines 


9.56  REVUE    DK    PAUIS. 

numérotées  qui  placent  si  haut  la  variété'  bruxelloise  dans  la  grande  es- 
pèce des  fiacres  européens.  Les  tartines  de  beurre  et  les  tranches  de  jambon 
flirci  circulèrent  dès  huit  heures  du  soir  parmi  les  nombreux  invités.  Toutes 
les  qualités  de  bière  qui  se  brassent  de  Bruxelles  à  Louvain  y  furent  pro- 
f'usément  versées  par  les  mains  de  la  vieille  Mieke  ,  serA  ante  sexagénaire 
de  la  maison ,  laquelle  suppléait  ce  soir-là  la  charmante  Catherine  dans 
les  fonctions  de  sommelier. 

Catherine  était  adorable  dans  sa  robe  neuve  de  jaconas  anglais.  Ses  jo- 
lies épaules  débarrassées,  pour  la  première  fois  de  la  guimpe  qui  les 
voilait  d'habitude,  semblaient  rougir  d'un  sentiment  de  pudeur  et  de 
lionte  enfantine.  Le  regard  de  son  futur  époux  faisait  palpiter  sa  poitrine 
délicate  comme  une  toufie  de  roses  sous  la  dent  d'un  bouc  affamé.  Cathe- 
)ine  se  sentait  heureuse  d'être  la  femme  du  comte  de  Bagnères ,  soit  que 
la  vanité  l'éblouît ,  soit  que  les  manières  inaccoutumées  de  cet  homme 
eussent  véritablement  séduit  cette  petite  fille  ,  neuve  aux  impressions  du 
monde  qu'elle  n'avait  pas  jusqu'alors  entrevu. 

M.  Vanderhoëck  n'avait  rien  changé  à  son  costume  non  plus  qu'à  ses 
fiçons  d'agir,  si  ce  n'est  qu'il  prononçait  plus  souvent  que  de  coutume 
l'interpellation  de  mon  gendre  ou  de  M.  le  comte,  notre  gendre;  et  cela 
particulièrement  quand  une  nouvelle  figiu-e  s'introduisait  dans  le  salon.  Le 
notaire  vint  compléter  la  fête  ,  et  son  style  officiel  dissipa  le  nuage  odorant 
des  madrigaux  ambrés  que  le  comte  faisait  pleuvoir  autour  de  lui  à  mains 
pleines.  Bientôt  parens  ,  alliés  et  amis ,  tout  le  monde  eut  apposé  sa  signa- 
ture au  bas  de  la  minute.  Raimbert  lui-même  exécuta  son  calligraphique 
paraphe  ,  comme  témoin  du  marié.  L'homme  de  loi  se  leva  pour  prendre 
congé  de  la  compagnie.  Alors  le  comte  souleA'a  délicatement  du  bout  des 
doigts  la  main  potelée  de  Catherine,  et  la  portant  à  ses  lèvres  qu'enjolivait 
le  plus  élégant  souriie  : 

—  Me  sera-t-il  permis  ,  dit-il ,  de  vous  donner  le  titre  de  comtesse  qui 
vous  ira  si  bien ,  ma  chère  Catherine.  Là  !  là  I  ne  baissez  point  la  tête  avec 
cet  air  ingénu.  Il  faut  vous  résigner  aux  adorations  dont  je  ne  cesserai  de 
vous  entourer  ,  mon  ange,  puisque,  grâce  au  ciel  et  à  l'heureuse  idée  de 
votre  excellent  père  ,  me  voici  votre  protecteur  et  votre  mari. 

—  Son  mari  I  murmura  une  voix  sourde  au  milieu  de  la  fouie.  Oui  , 
monsieur,  vous  pouvez  prendre  ce  titre  désormais  ,  puisque  vous  venez  de 
tuer  votre  fenmie  I . . . 

Tous  les  yeux  se  portèrenl  sur  l'hoinnicqui  avail  p.ulc'.  Le  conilc  lui- 


15KVIJK     DK     PAHIS.  20'^ 

même  perdit  un  instant  l'assurance  de  son  maintien.  Il  se  fût  même  évade 
sans  en  entendre  davantage  ,  si  la  retraite  n'e'tait  devenue  pour  lui  plus 
périlleuse  cpie  le  combat.  Force  lui  fut  de  faire  tête  à  l'orage.  Il  se  jeta  donc 
bravement  au-devant  de  son  audacieux  agresseur. 

Olivier  s'avança ,  pâle  et  défait ,  les  cheveux  en  desordre ,  portant  dans 
ses  yeux  la  marque  du  plus  profond  abattement.  Il  se  trouvait  en  présence 
de  son  père ,  tenant  à  la  main  l'arme  dont  il  pouvait  l'écraser  :  la  lettre 
d'une  mère  expirée  dans  la  douleur  de  l'abandon.  Et  celui  pour  qui  sa 
mère  était  morte,  il  le  voyait  là,  devant  lui;  et  cet  homme,  chai-gé  descrimes 
les  plus  odieux  ,  cet  homme,  c'était  son  père,  et  c'était  sur  son  père  que  sa 
vengeance  devait  éclater.  Olivier,  glacé  d'horreur,  essaya  vainement  d'arti- 
culer une  parole.  On  l'aurait  pris  pour  le  coupable;  pendant  que  le  comte, 
le  front  levé  et  l'œil  serein,  semblait  un  juge  appelé  à  prononcer  sur  lui. 

Olivier  ne  répondit  pas  aux  premières  interpellations  du  gendre  de 
IVr.  Vanderhoëck.  Il  évita  aussi  le  regard  de  Catherine,  comme  s'il  eût 
craint  d'ajouter  une  nouvelle  étincelle  au  feu  intérieur  qui  le  consumait. 
Cependant  les  atteintes  du  comte  devinrent  tellement  insultantes  que  la  fu- 
reur du  jeune  homme  déborda. 

—  Oui,  vous  avez  tué  votre  femme  1  reprit-il  d'une  voix  tonnante  et 
frappant  du  poing  sur  la  table  où  venait  de  se  signer  le  contrat.  Vous  l'avez, 
tuée ,  non  à  la  façon  des  meurtriers  vulgaires ,  avec  le  fer  ou  le  poison  , 
mais  par  les  désespoirs  dont  vous  n'avez  cessé  d'abreuver  sa  vie.  Vous 
n'avez  pas  de  sang  aux  mains,  aucune  souillure  n'a  rejailli  sur  votre  visage, 
mais  dans  votre  conscience  ,  monsieur  ,  ne  tremblez-vous  pas  quelquefois 
d'y  pénétrer?  Lisez!  lisez  ,  monsieur ,  ces  dernièi'es  paroles  d'une  mou- 
rante ,  poursuivit-il  en  étalant  sous  les  yeux  du  prétendu  comte  la  terrible 
lettre  datée  de  l'Abbaye-aux-Bois  j  vous  saurez  à  quel  titre  je  viens  vous 
adresser  ces  reproches ,  et  vous  comprendrez  pourquoi  je  ne  m'explique 
pas  ici  davantage. 

Puis  se  tournant  vers  le  grainier  et  sa  fille  : 

—  Permettez  que  j'aie  quelques  instans  d'entretien  avec  M.  le  comte 
de  Bagnères.  Dans  un  quart  d'heure  j'aurai  quitté  votre  maison  et  cette 
ville. 

Le  gendre  de  JM.  Vanderhoëck  _,  un  peu  rassuré  par  la  discrétion  d'O- 
livier, fit  mine  d'user  de  grandeur  d'ame  vis-à-vis  d'un  jeune  fou  qui  ve- 
nait de  l'insulter  sans  motifs,  et  il  daigna  consentir  à  l'entrevue  qu'il  sol- 
licitait de  lui.  T<ais,sant  donc  la  compagnie  encore   tout  étonnée  de  la  scène 


•.>58  REVUE    DE     PARIS. 

qu'elle  venait  d'entendre  ,  le  comte  serra  en  souriant  la  main  de  son  beau- 
[)ère  ,  et  suivi  d'Olivier ,  il  passsa  dans  une  pièce  voisine. 
Quand  ils  furent  seuls  i 

—  Écoutez  hien  ceci ,  monsieur,  lui  dit  le  jeune  homme  :  je  n'avais 
(ju'une  croyance ,  vous  me  l'avez  ôte'e.  Je  pensais  que  ce  père  que  je  n'a- 
vais pas  connu ,  ce  père  sans  caresses  et  sans  baisers  pour  mon  enfance ,  cet 
homme  dont  la  voix  est  à  peine  chez  moi  un  vague  souvenir,  et  que  chacun 
rae  disait  s'appeler  mon  père ,  ne  pouvait  me  donner  le  nom  de  fils  que  là- 
haut!  là-haut!  c'est-à-dire  où  est  ma  mère.  J'entends  et  j'exige  que  mon 
père  soit  toujours  mort.  Oui ,  vous  êtes  mort  !  monsieur  le  comte  ,  et  je  ne 
vois  plus  en  vous  qu'un  cadavre.  Je  n'insulterai  pas  la  tombe  d'un  mort , 
je  ne  clouerai  pas  la  honte  à  votre  e'pitaphe.  Monsieur  le  comte  de  Ba- 
gnères ,  sortez  I 

Et  voyant  qu'il  hésitait  : 

—  Soyez  ti'anquille ,  monsieur,  je  prote'gerai  votre  fuite;  je  ferai  plus, 
je  vous  donnerai  mon  bras.  Un  vieillard  au  bras  d'un  jeune  homme  est 
toujours  respecte' ,  dit  Olivier  avec  un  amer  sourire  ;  d'ailleurs  on  ignore 
ici  votre  vrai  nom.  Partons  donc  ,  partons  tous  deux  !  Vous  n'avez  rien  à 
craindre  sous  le  masque  du  comte  de  Bagnères  j  demain  peut-être  il  serait 
trop  tai'd  pour  sauver  M.  Dumont. 

Ces  dernièi  es  paroles  d'Olivier  retentissaient  encore  ;.  il  se  fit  dans  le  sa- 
lon de  M.  Vanderhoëk  une  rumeur  soudaine ,  au  milieu  de  laquelle  on 
distinguait  des  pas  lourds  et  des  voix  d'bommes  qui  paraissaient  disputer. 
M.  Dumont  pencha  l'oreille  vers  la  porte,  semblable  à  un  vieux  soldat  tou- 
jours sur  le  qui-vive  d'une  embuscade.  Olivier  lui-même  se  tut ,  et  quel- 
ques mots  de  la  conversation  du  dehors  purent  de  la  sorte  arriver  jusqu'à 
eux;  le  nom  du  comte  de  Bagnères  e'tait  prononcé  ,  mêle  aux  e'pithètes  d'es- 
croc et  de  banqueroutier,  llaimbert  tremblant  comme  une  feuille ,  ne 
repondait  aux  charges  dont  on  l'accablait  que  ])ar  de  simples  paroles. 

—  Je  dcfîe  que  l'on  produise  une  preuve  contre  moi.  Monsieur  le  com- 
missaire, mon  arrestation  est  un  abus  de  pouvoir,  un  acte  arbitraire  dont 
je  demanderai  justice  à  la  chambre  des  repre'senlans. 

—  Nous  sommes  perdus  !  s'e'cria  Dumont.  Qui  donc  a  pu  nous  àé- 
noncer? 

La  porte  s'ouvrit  au  même  instant;  un  honune  s'avança,  vêtu  d'une 
longue  redingote  indigo,  traversée  d'un  baudrier  noir  avec  imc  plaque  de 
Saint-Michel  sur  la  poitrine.  Les  genoux  de  Dumont  se  dérol)crcnt  sous 


RtVUE     Dli     l'AlUS.  'l'jC) 

lui  quaiul  il  reconnut  cet  odieux  uniforme.  II  eut  pourtant  assez  de  force 
encore  pour  demander  sur  quelle  preuve  reposait  l'accusation.  L'officier 
de  police  lui  présenta  une  lettre  signe'e  Olivier  Duraont. 

— J'ai  dénonce' mon  père!  murmura  doulom-eusement  le  jeune  homme  j 
et  maintenant  me  voici  le  fils  d'un  banqueroutier  I 

Dumont  suivit  l'agent;  Catherine  s' évanouit  ;  Olivier  ne  rencontra 
même  pas  le  regard  de  la  jeime  fille  :  elle  se  cachait  dans  le  sein  de 
M.  Vanderhoëk.  Cette  noce  lugubre  avait  vu  disparaître  tous  ses  acteurs. 
Le  lendemain ,  Olivier ,  un  crêpe  au  bras ,  sortit  de  la  ville. 

Quand  il  partit,  le  digne  grainier  fut  le  seul  qui  l'accompagna. 

A  quelques  mois  de  ceci,  dans  la  galerie  de  M.  Skamps ,  à  Gand,  je 
rencontrai  un  peintre  qui  considérait  attentivement  l'esquisse  du  magni- 
fique tableau  appelé  la  Peste  de  Rubens.  Il  portait  un  mauvais  manteau 
à  collet  de  martre.  Son  visage  fiévreux  et  ses  yeuxe'teints  annonçaient  une 
vive  souffrance.  Je  persistais  à  le  croire  jeune;  mais  quand  il  ôta  sa  cas- 
quette de  voyage ,  je  vis  avec  une  indicible  surprise  que  ses  cheveux  étaient 
blancs. 

Ce  vieillard,  c'était  Olivier. 

Il  avait  ainsi  résume'  lui-même  sa  génération ,  génération  passive  des 
fautes  de  ses  pères,  étouffée  par  eux,  comme  les  enfans  de  Saturne;  fruit 
d'une  époque  malheureuse,  en  ce  qu'elle  récolte  les  torts  de  cette  ancienne 
société  qu'elle  n'a  pas  connue  et  qu'ont  perdue  les  sophismcs  ;  génération 
où  s'est  éteint  le  respect  du  nom  ,  et  où  le  nom  se  venge  en  vous  pour- 
suivant toujours  ! 

RoGtR    DE    IjtALVOU,. 


LES    MASQUES    PARISIENS 


AU  DIX-HUITIÈME  SIÈCLE. 


§11. 


Fatiguée  de  promener  sa  vue  a  Luciennes  sur  les  clous  d'or 
de  sa  chambre,  dont  les  têtes  figuraient  en  relief  des  images 
lascives,  et  sur  les  pastorales  de  Fragonard  ,  IVl"'*^  Dubarry  se 
sauvait  fréquemment  a  Versailles,  dans  son  pavillon  de  l'Ave- 
nue, où  elle  conviait  l'Opéra  et  le  danseur  Dauberval  au  loisir 
de  ses  nuits.  Dans  les  derniers  jours  de  février  1773,  ne  sachant 
plus  comment  réveiller  les  sens  de  L<)uis,  elle  imagina  de  monter 
au  pavillon  même  Endjmion ,  ballet  inédit  de  Vestris ,  œuvre 
chorégraphique  où  toutes  les  lubricités  de  la  pantomime  étaient 
savamment  l'éunies.  Les  appartemens  de  la  favorite  se  changèrent 
en  coulisses  ;  les  lieux  les  plus  secrets  devinrent  des  loges  et  des 
vestiaires  ;  les  écuries  accueillirent  le  personnel  de  la  danse  et  de 
la  musique.  L'hospitalité  était  de  bon  goût  comme  la  fêle,  et  rien 
ne  manquait  à  l'illusion  du  spectacle. 

Jamais  les  grands  hôtels  de  Versailles ,  aujourd'hui  muettes  et 
régulières  nécropoles ,  n'avaient  lépété  des  cris  plus  désordonnés 
sous  leurs  voûtes,  et  des  figiuTs  [lUis  ivres  dans  leurs  trumeaux. 


FIKVUF,     DE    PARIS.  9.Gl 

Je  me  trompe  :  il  y  eut  un  moment,  plus  tard,  où  les  bottes  fer- 
rées du  Nord ,  insolentes  comme  des  talons  rouges  ,  résonnèrent 
dans  rcscalier  monumental  de  ces  palais.  Alors  ce  ne  furent  pas 
des  cris,  mais  des  hurlemens;  ce  ne  fut  pas  de  l'ivresse,  mais  de 
la  rage.  A  l'orgie  des  Prussiens  en  i815,  il  ne  manquait  pour 
convives  dans  cette  Palmyre,  que  les  squelettes  des  roués  qu'ils 
vengeaient  avec  tant  d'imagination.  Et  puis,  aux  plaines  de  Cas- 
sel  ,  un  vieil  Hessois  qui  fume  sa  pipe,  sa  belle  pipe  de  Hongrie, 
le  bras  en  collier  autour  du  cou  de  sa  jument,  ce  vieillard  aura 
dit  un  jour  a  ses  fils  qu'il  a  vu  Versailles,  le  bazar  du  grand  roi 
et  de  la  grande  révolution,  Versailles  où  l'or  ruisselle  sur  les 
murs ,  l'eau  dans  des  bassins  de  marbre ,  et  la  verdure  en  mille 
rivières  de  gazon.  Le  Hessois  a  dit  cela ,  et  tandis  qu'il  parlait 
ainsi,  ses  fils  regardaient  a  l'Ouest,  la  jument  intelligente  hennis- 
sait en  grattant  la  terre  du  sabot;  car  ses  quatre  jambes  ont 
volé  à  travers  la  mitraille  de  Waterloo ,  ses  naseaux  ont  rougi  la 
Seine ,  et  son  œil  firuve  brillait  le  soir  à  la  fenêtre  des  métairies 
champenoises.  A  son  flanc  est  restée  l'estampille  d'une  blessure. 
Elle  avait  écrasé  l'enfant  d'un  laboureur ,  et  l'épieu  d'un  paysan 
lui  ouvrit  le  ventre. 

Mais  le  pavillon  de  la  comt esse  Dubarry,  festonné  de  médaillons 
erotiques  et  scintillant  de  bougies  colorées,  n'était  pour  le  moment 
que  la  petite  maison  du  roi.  On  n'y  connaissait  encore  l'étranger 
que  d'après  les  dessins  tartares  envoyés  de  Pékin  par  l'empereur  à 
son  cousin  d'Evu'ope.  D'ailleurs  Louis  avait  le  cœur  trop  fier  pour 
être  Chinois ,  Italien  ou  Saxon  dans  la  débauche.  Ses  jouissances 
les  plus  neuves,  ses  raffinemeus  les  plus  imprévus,  ses  maîtresses 
même,  tout  cela  fut  gravement  national.  A  Versailles  on  exé- 
cutait avec  une  rage  patriotique  Castor  et  Pollux  ;  on  toisait  avec 
impertinence  le  chevalier  Gluck ,  cet  Allemand  barbare.  Il  y  avait 
des  roses  partout  :  des  roses  au  collier  des  petits  chiens,  des  roses 
aux  branches  des  candélabres ,  et  en  guirlande  dans  les  aubussons 
du  parquet,  des  roses  a.  la  gorge  des  femmes  demi-nues ,  des  roses 
au  soc  des  pendules,  où  le  temps  passait  avec  sa  faux  et  sa  longue 
barbe  sur  des  fleurs.  Vous  le  vovoz,  rien  n'était  plus  français.  Si 


f.G-?.  REVUE    DE    PARIS. 

lo  comte  de  Saint-Germain  eût  prédit  aux  violons  de  la  courtisane 
que  les  trompettes  de  Blucher  étoufferaient  un  jour  le  dernier 
écho  de  leurs  gammes,  Torchestre,  en  belle  humeur  ,  eiit  pendu 
en  effigie ,  comme  Jean-Jacques ,  le  Cassandre  empirique  et  Prus- 
sien lui-même.  Le  règne  du  Bien- Aimé  paraissait  éternel  comme 
la  gloire  de  Rameau. 

Le  28  février,  Jeanne  Vaubernier  vint  prendre  place  en  face 
de  son  théâtre,  au  milieu  de  sa  cour,  entre  M™fs  Je  Valentinois, 
de  Mircpoix  et  de  L'Hospital.  Au-dessus  de  la  chaise  longue  de 
la  favorite  on  voyait  le  portrait  en  pied  de  Charles  I^r^  roi  d'An- 
gleterre, cette  précieuse  toile  de  Vandyck  que  vous  admirez  main- 
tenant au  Louvre ,  et  que  la  comtesse  nous  garda  pour  dix  mille 
écus.  Tout  se  réunissait  pour  exalter  jusqu'au  délire  l'orgueil  de 
Jeanne  :  le  matin ,  dans  l'atelier  de  Vernet ,  elle  avait  signé  de  ses 
jolis  doigts,  et  sur  un  bout  de  papier,  une  ordonnance  de  50,000  li- 
vres payables  a  vue  a  l'artiste  par  Beaujon,  le  banquier  du  l'oi ,  et 
le  soir,  en  se  montrant  dans  la  salle  où  les  trois  premiers  théâtres 
de  la  nation  députaient  humblement  a  sa  fête  leur  répertoire  et 
leurs  coiyphées,  elle  tenait  a  la  main  une  lettre  de  Voltaire.  Au 
moment  oii  la  foule  s'ouvrait  avec  le  plus  d  ivresse  sur  son  pas- 
sage ,  un  œuf  énorme  se  fit  jour  entre  les  aigrettes  de  plumes  et 
les  robes  h  queues,  et  sembla  tout  a.  coup  éclore  sous  les  pas  des 
duchesses;  œuf  en  carton  peint,  œuf  ravissant  de.  blancheur  et 
poli  comme  le  fruit  d'un  pigeon.  L'œuf  ainsi  tombé  du  ciel  se 
brisa,  et  il  en  sortit  un  enfant  ailé,  armé,  frisé,  nu,  mais  en- 
core h  cet  âge  où  la  nudité  s'ignore  ;  l'enfant  repoussa  de  son 
pied  mignon  la  coquille,  arracha  d'une  main  le  bandeau  qui  lui 
meurtrissait  les  yeux ,  et  de  l'autre  déposa  sur  les  genoux  de  la 
comtesse  ses  flèches  et  son  arc.  A  cette  ingénieuse  surprise,  il  s'é- 
leva un  murmure  d'admiration;  le  maréchal  de  Richelieu  lui- 
même,  balançant  son  vieux  corps  de  bouquin,  chuchota  à  l'o- 
reille de  la  sultane,  et  lui  dit  avec  agrément  :  «  Vénus  a  paru  , 
et  l'Amour  est  né.  » 

L'Amour  sans  bandeau,  c'était  Louis  XV.  Toutes  les  fois  que 
les  allégories  sont  inintelligibles,  on  les  saisit.  En  1775,  Louis, 


REVUE    DE    PARIS.  aG3 

roi  «le  France,  devait  ressembler  a  Ciipidon  a  peu  près  comme 
M.  de  Richelieu  ressemblait  a  Mercure.  Mais  ce  rapport  de  phy- 
sionomie était  officiel,  indiqué  par  le  programme,  et  sous  les 
ordres  du  premier  gentilhomme  de  service  :  nul  ne  s'y  trompa ,  le 
roi  fut  reconnu.  Un  peu  confuse,  les  yeux  brillans,  la  comtesse 
étala  magnifiquement  son  bonheur  et  son  pouff.  Le  poiiffau  sen- 
timent, coiffure  intellectuelle,  édifice  toujours  encyclopédique, 
était  une  œuvre  supérieure  où  les  plus  petits  détails  représentaient 
des  idées.  Ordinairement  le  pouff  racontait  une  histoire.  Si  l'his- 
toire de  Jeanne  Vaidaernier  était  écrite  sur  sa  tête,  il  y  a  beaucoup 
de  romans  au  dix-huitième  siècle  qui  ne  valaient  pas  seulement  une 
mèche  de  ses  cheveux.  Pour  le  succès  d'une  telle  coiffure ,  il  fal- 
lait la  vie  et  le  rang  de  la  comtesse.  Quel  génie  dans  Tartiste  qui , 
tous  les  soirs ,  de  son  peigne  léger,  en  crêpait  amoureusement  les 
boucles  en  repentir,  et  les  nattes  indiscrètes!  — J'ai  dit  encore 
que  Mni^  Dubarry  était  aussi  rayonnante  de  son  bonheur  que  de 
son  pouff.  Oui,  pendant  cinq  années,  ce  fut  la  plus  heureuse 
créature  !  Elle  posa  son  joli  pied,  chaussé  de  la  mule  royale,  sur 
la  mitre  des  évêques  ;  le  premier  trône  du  monde  a  été  sa  chaise 
longue,  et  le  fils  bien-aimé  de  l'Eglise  la  préférait  a  ses  autels  ;  re- 
ligion, ministère,  argent,  intelligence,  dynastie,  elle  a  tout  serré 
dans  sa  main  mignonne.  Hier,  pour  un  écu,  la  France  entière 
possédait  cette  femme  ;  aujourd'hui ,  pour  un  baiser,  cette  femme 
possède  la  France  entière.  Si  ce  roman-la  ne  méritait  pas  l'écha- 
faud,  il  méritait  bien  un  pouff. 

Mais  tandis  que  Guimard ,  Dauberval  et  Vestris  faisaient  agréa- 
blement de  la  mythologie  avec  leurs  jambes,  que  faisait  donc  le 
roi,  ce  véritable  maître  des  ballets?  A  quelques  toises  du  pavillon, 
dans  la  tribune  de  la  chapelle  de  Versailles,  il  écoutait  le  troi- 
sième sermon  de  l'abbé  de  Beauvais.  Le  roi  était  assis  a  la  même 
place  et  dans  le  même  fauteuil  d'où  Louis  XIV ,  vieillard  faible , 
monarque  déchu ,  entendait ,  avec  une  terreur  si  profonde ,  les 
harangues  diversement  chrétiennes  de  Massillon,  de  Fléchier 
et  de  Letellier.  Quand  la  voix  du  jeune  prédicateur  montait  vers 
les  orgues  avec  plus  de  courage  et  d'éclat,  le  roi ,  caché  par  les 


2Gf[  niî\^UE    DE    PARIS. 

piliers,  mais  ne  déguisant  pas  son  émotion,  se  penchait  involon- 
tairement sur  le  balustre;  il  regardait  dans  l'église;  et,  au  milieu 
des  courtisans ,  des  gardes  et  des  gens  de  sa  maison  qui  étaient  Ta 
debout,  chapeau  bas,  immobiles,  épouvantés  de  la  hardiesse  du 
lévite,  a  travers  la  vaporeuse  lumière  de  la  nef  et  les  lourdes 
draperies  du  chœur,  il  croyait  voir  la  bière  de  son  aïeul.  Depuis  le 
jour  de  la  Purification,  toutes  les  semaines,  l'abbé  de  Beauvais 
changeait  ainsi  le  carnaval  du  monarque  en  austère  examen  de 
conscience.  Le  zèle  du  prêtre  fut  démenti  par  l'issue  profane  du 
carême,  et  pour  effrayer  Louis  XV  d'une  manière  décisive,  il  ne 
fallut  rien  moins  ,  dans  l'automne  suivant,  que  la  mort  de  Chau- 
velin,  foudroyé  d'apoplexie  sous  ses  yeux,  comme  le  pauvre  mar- 
quis ramassait  l'éventail  de  M™^  Je  ]Mirepoix  ;  mais ,  dans  ce 
moment,  aux  tonnantes  paroles  de  son  prédicateur,  le  roi  était 
déjk  sérieusement  triste.  Il  se  fit  donc  un  silence  extraordinaire 
autour  de  la  comtesse ,  lorsque  M.  de  Bissy,  entrant  dans  le  salon 
avec  fracas ,  s'écria  d'un  air  d'importance  :  sa  majesté  ne  viendra 
pas.  A  ces  mots,  Diane,  qui  allait  embrasser  Endymion,  remonta 
dans  ses  nuages.  Le  rideau  tomba,  les  panaches  se  dispersèrent, 
l'Amour-Vestris  resta  seul  en  téte-a-tête  avec  ses  coquilles  d'œuf , 
encore  éparses  sur  le  parquet.  On  n'entendit  bientôt  plus  dans  le 
pavillon  que  les  voix  bruyantes  des  valets,  qui  appelaient  les 
équipages.  Atterrée  par  ces  dévotions  imprévues  de  son  amant,  la 
favorite  se  jeta  dans  sa  voiture  et  s'enfuit  a  Luciennes  pour  se  con- 
soler en  artiste.  M^^^  Raucour  et  Phèdre  l'y  attendaient. 

Voila  comme  le  carnaval  du  dernier  siècle ,  a  tous  les  éîages  de 
la  société  parisienne,  se  montrait  inépuisable  de  forme,  drama- 
tique en  ses  allures,  tantôt  frivole  et  tantôt  grave,  réjouissant  et 
mordant.  Il  y  aurait  des  volumes  a  écrire  sur  son  histoire.  Nous 
aurions  pu  dire,  en  leçon  aux  fils  de  famille,  l'incroyable  farce 
de  ce  M.  de  Chalus  qui  renouvela ,  dans  le  carnaval  de  1 785 ,  la 
bouffonnerie  du  légataire,  se  mit  au  lit  a  la  place  de  son  oncle, 
dicta  un  testament  où  il  s'instituait  lui-même  pour  héritier  unique, 
et  le  lendemain  se  présenta  effrontément  chez  le  notaire  pour  tou- 
cher les  espèces  du  défunt.  Nous  aurions  pu  vous  dire  comment 


I\F.VLiE     l)K     PAniS.  'AIK) 

en  -1770,  M.  de  La  Harpe  dévora,  heure  pour  heure,  a  lui  seul, 
l'hiver  entier  par  les  irrésistibles  lectures  qu'il  faisait  de  sa  lar- 
moyante Mélanie  aux  femmes  de  Paris,  et  comment  la  religieuse 
qui  s'était  pendue  de  désespoir  dans  le  parloir  du  couvent  de  la 
Conception,  rue  Saint-Honorc,  devint  tout  a  coup  et  en  même 
temps,  un  épisode  de  carnaval,  un  sujet  de  tragédie,  et  une  victime 
à  la  mode,  de  l'intolérance,  grâce  aux  poumons  de  cet  adorable 
autenr.  Nous  aurions  pu  encore  vous  dire  que  le  comte  d'Artois , 
maintenant  a  Prague ,  fit  la  plaisanterie  d'envoyer  a  Londres  un 
courrier  diplomatique,  afin  d'avoir  l'opinion  des  joueurs  anglais 
sur  une  partie  de  creps  qu'il  suspendit  jusqu'au  retoiu' de  ce  mes- 
sager extraordinaire.  Mais  aujourd'hm" ,  ces  inspirations  de  la 
folie  ne  réveilleraient  que  des  sentimens  de  pitié  ou  d'orgueil.  Le 
Français ,  quoique  né  malin ,  ne  se  permet  cependant  plus  d'être 
fou,  même  dans  le  vaudeville. 

Le  carnaval  actuel  n'est  plus  qu'ombre,  fumée,  néant,  je  ne 
sais  quoi  de  vide,  de  terne,  de  sali  et  de  crispé  ;  a  sa  vue,  il  me 
souvient  toujours  de  ces  boutiques  où  les   revendeuses  viennent 
i-égulièrement ,  après  chaque  saison  d'hiver,  déposer  ses  falbalas 
huileux,  ses  caprices  affadis  et  ses  toilettes  détrempées,  comme 
des  bancs  de  quartz  ou  des  alluvions  marines;  le  tumulus  croît  et 
s'élève,  les  cristallisations  se  forment;  bientôt  il  ne  reslera  de  la 
folie  primitive  que  déboires,  loques  et  ennuis,  ruines  de  toute 
espèce    et  de  toute  laideur.  Si  les  masques  ont  encore  gardé  une 
signification  ,  cherchez -la  dans  le  tombereau  fangeux  qui,  le  pre- 
mier matin  du  carême,  nous  voiture  de  la  Courtille  :  ces  femmes 
ivres  de  danse  et  brisées  de  sommeil ,   ces   têtes   enluminées  qui 
ballent  aux  cahots  du  fiacre ,  ces  flambantes  joues  où  les  tacljes 
(le  vin  lavent  maintenant  les  mouches ,  ces  paillasses  endormis 
sur  un  cheval   étique,   ces  torches  qui  pétillent   avec  un    éclat 
funèbre,  n'est-ce  pas  Sodome  entière,  agonisante   et  rendue?  La 
gastronomie  elle-même  a  répudié  le  carnaval;  on  ne  mange  plus 
démesurément,  à  nioHj  comme  mangeaient  nos  pères.  Parmi  les 
é'ucubrations  sensuelles  et  les  voluptés  abdominales,  le  dix-hiw'- 

TOME  XIV.     FKvnun.  i;; 


•iGG  UEVUE    DF,    PARIS. 

tième  siècle,  lui,  n'a  rien  oublié.  Aussi  terminerons-nous  ces 
simples  notes  par  le  récit  d'une  orgie  à  la  fois  historique  et  pri- 
vée. Nous  la  citons  comme  document;  nous  la  donnons  pour 
exemple. 

Le  carnaval  de  i  785  fut  rempli  par  un  homme.  En  des  années 
moins  socialement  tourmentées ,  sous  Tinfluence  de  Law  ou  de 
]\Ime  de  Châteauroux ,  cette  circonstance  seule  eût  apporté  des 
entraves  à  la  marche  du  gouvernement-,  en  1783,  elle  n'amena 
qu'un  personnage  de  plus  sur  le  trône  de  la  mode  où  déjà  Mont- 
golfier  prenait  place  hardiment  entre  l'inoculation  et  Beaumarchais; 
pendant  six  semaines ,  de  la  Chandeleur  au  mercredi  des  Cendres , 
ce  personnage  gouverna  despotiquement  les  idées ,  les  femmes  et 
les  mœurs ,  en  dépit  de  M.  Necker ,  plus  célèbre  par  l'hôpital  qu'il 
a  fondé  que  par  le  ministère  qu'il  a  conduit  :  nous  voulons  parler 
de  maître  Grimod  de  la  Reynière,  avocat  au  parlement,  Zoïle  des 
fermiers  généraux  et  flatteur  du  cochon.  C'est  un  des  origi- 
naux du  dix-huitième  siècle  qui  ont  fait  le  plus  d'ingrats  dans  le 
nôtre. 

Grimod  de  la  Reynière,  fils  unique  de  l'administrateur  en  chef 
des  postes  du  royaume,  menait  un  genre  de  vie  si  bizarre  que  ses 
contempoi'ains  ont  toujours  hésité  à  le  reconnaître,  soit  pour  un 
garçon  d'esprit,  soit  pour  un  grand  fou.  La  nature,  qui  lui  avait 
donné  tout  ce  qu'elle  n'accorde  jamais  qu'aux  plus  heureux,  lui 
refusa  des  mains.  Il  était  extrêmement  riche,  beau  diseur,  écrivain 
spirituel:  sa  figure  avait  de  l'agrément,  son  cœur  des  qualités 
généreuses;  il  plaisait  aux  femmes,  aimait  beaucoup  sa  mère, 
jetait  l'argent  par  les  fenêtres  :  mais  à  l'extrémité  de  ses  avant- 
bras,  il  portait  un  moignon  terminé  en  pattes  d'oie  et  renfermé 
dans  un  gant.  Otez  cette  rare  difformité  a  Grimod,  et  peut-être 
le  siècle  de  la  philosophie  eût-il  compté  une  lumière  de  plus.  Sans 
la  fameuse  chanson  :  Mon  plus  beau  surplis,  Boufflers  n'eût  jamais 
été  qu'un  évêque;  Grimod,  se  voyant  des  moignons,  resta  culino- 
phile.  Ainsi  va  le  monde.  Grimod  cependant  fut  un  philosophe, 
mais  il  la  manière  d'un  homme  qui  a  des  pattes  ;  il  résolut  de  pa- 


lŒVUE     DE    l'Al'.lS.  9.(J7 

raître  moins  extraordinaire  encore  par  ses  mains  que  par  sa 
conduite,  et  c'est  a  une  semblable  détermination  qu'il  est  redevable 
d'avoir  survécu  a  son  époque  ;  tant  la  gloire  tient  a  peu  de  cliose  ! 
Issu  de  la  ferme  générale,  il  se  déclara  pour  le  peuple;  il  appela 
hautement  les  fermiers  généraux  oppresseurs,  tyrans  et  sangsues. 
Figurez-vous  un  gros  banquier,  soutenant  de  la  parole  et  de  sa 
caisse  un  journal  républicain!  Poursuivant  jusqu'au  bout  sa  chi- 
mère absurde,  Grimod  demeura  simple  avocat  au  parlement  ;  il 
plaidait  les  affaires  des  misérables,  ne  recevait  aucun  salaire  et  ne 
perdait  aucune  occasion  de  fouetter  en  ses  discours  la  finance, 
l'aristocratie  et  les  abus.  Et  puis ,  avec  sa  fortune ,  il  devint  ce 
qu'il  voulut,  littérateur,  musicien ,  chansonnier ,  journaliste,  mais 
principalement  et  toujours  culinophile.  A  ces  mérites  de  genre , 
la  Reynière  fils  joignait  des  originalités  estimables.  Il  fit  rencontre 
d'un  mécanicien  genevois  fort  habile  qui  utilisa  ses  moignons,  en 
y  adaptant  des  doigts  artificiels;  dès  ce  moment,  il  imita  d'Alem- 
bert  dans  l'exagération  de  sa  reconnaissance  pour  la  vitrière  de  la 
rue  Michel-le-Comte,  et  transporta  sur  le  mécanicien  la  meilleure 
partie  de  sa  tendresse  filiale.  Le  mépris  qu'il  affichait  pour  son 
père  était  d'ailleurs  moins  un  effet  honteux  de  l'égoïsme  qu'une 
amusante  monomanie.  A  cet  égard,  il  dit  un  mot  remarquable. 
On  lui  demandait  pourquoi  il  n'avait  pas  acheté  une  charge  de 
conseiller  au  parlement.  «  En  devenant  juge ,  répondit  Grimod,  je 
me  plaçais  dans  le  cas  de  faire  pendre  mon  père  ;  en  restant  avocat, 
je  conserve  le  droit  de  le  défendre.  » 

Comme  Restif  de  la  Bretonne  et  Mercier,  il  avait  pour  Jean- 
Jacques  Rousseau  un  enthousiasme  religieux  ;  il  copiait  scrupu- 
leusement le  grand  homme  dans  ses  manies ,  et  k  son  exemple ,  il 
vendait  avec  un  sang-froid  très-séiieux  des  ustensiles  de  toilette 
qu'il  fabriquait  malgré  ses  doigts.  Son  atelier  était  établi  dans  le 
somptueux  hôtel  de  l'administrateur  des  postes ,  rue  des  Champs- 
Elysées  ;  on  vit  l'empereur  Joseph  et  le  grand  duc  de  Russie  ne 
pas  résister  k  l'envie  d'y  marchander  eux-mêmes  les  produits  de 
M.  Grimod  ;  l'appartement  et  le  locataire  excitaient  une  double 
curiosité.  Lorsque  M.  de  la  Reynière  reconduisait  un  ami  dans  sa 

H8. 


9m 


niîVUE    DE    PARIS. 


voiture,  il  exigeait  le  prix  de  la  course,  jouait  le  rôle  triin cocher 
de  fiacre,  et  gardait  ses  profits  pour  des  aumônes  et  des  souscrip- 
tions. Le  caractère  burlesque  de  ces  fantaisies  était  parfaitement 
rendu  par  le  blason  significatif  de  ses  armes  ,  qu'il  portait  de 
gueules  ,  a  une  croix  d'argent ,  relevées  par  deux  chats  tigres  et 
entourées  des  emblèmes  de  la  justice,  de  la  liberté,  de  l'éloquence 
et  de  la  folie,  avec  cette  devise  :  (/uieti  et  musis.  Jamais  devise  , 
comme  vous  en  verrez  bientôt  la  preuve,  ne  fut  mieux  justifiée. 
Dans  la  plus  élégante  de  ses  bouffonneries,  Grimod  choisit  le 
carnaval  de  -1785  pour  occasion;  mais  le  prétexte  en  était  drama- 
tique et  même  lugubre.  Nous  ne  sommes  plus  de  force  vraiment  à 
la  comprendre. 

Au  commencement  de  janvier  était  morte  a  quatre-vingt-trois 
ans,  comme  elle  s'appliquait  une  mouche  devant  sa  toilette,  et 
dans  l'impénitence  finale,  M'^*^  Quinault,  soubrette  émérite  de 
la  Comédie-Française,  la  plus  célèbre  et  la  meilleure  des  Lisettes  de 
Marivaux.  Cette  dame  avait  succédé  k  MUcLespinasse,  a  M^eGeof- 
frin,  dans  la  charge  de  premier  cordon-bleu  de  la  coterie  encyclo- 
pédique ;  M'"''  Necker  n'était  que  lesecond.  Rousseau,  Duclos,  Saint- 
Lambert,  d'Alembert,  Fagan,  Grimod,  M'"e  d'Epinay,  étaient  les 
habitués  de  la  vieille  comédienne.  Au  dessert,  on  renvoyait  les  valets 
et  la  nièce;  on  supprimait  les  carafes,  on  mettait  les  coudes  sur 
table,  et  on  entamait  la  conversation  avec  une  tournure  si  expres- 
sive que  Jean-Jacques,  un  certain  soir,  n'y  tenant  plus,  jeta  sa 
serviette,  se  leva  précipitamment  et  demanda  son  chapeau.  C'est 
la  que  Saint-Lambert,  inspiré  par  le  vin,  réclamait,  dans  une  sortie 
brûlante,  la  consommation  du  mariage  en  public  sur  l'autel  de  la 
nature;  c'est  aussi  laque  Duclos,  pénétrant  d'autant  moins  l'exis- 
tence de  Dieu  qu'il  avait  bu  plus  de  Champagne  ,  se  trouvait  à  la 
fin  du  souper  ivre  et  matérialiste.  M^^e  d'Epinay,  ou  plutôt Grim, 
a  soin  de  nous  transmettre  fort  crûment  des  détails  encore  plus 
étranges  dans  ses  IMémoires.  M.  de  la  Reynière  trouvait  beaucoup 
de  charme  dans  ces  i-éunions  philosophiques  où  ses  apologies  du 
cochon  excitaient  de  sincères  applaudissemens.  La  mort  du  cordon- 
bleu  lui  causa  une  vive  douleur;  il  rcva  loug-lcnips  au  uioyou  de 


r.KVUK     UK     PAJ\1.S.  '»{)() 

r.(']ébier,  a  sa  manière,  les  funérailles  de  la  vieille  soubrette,  et  eiilin 
imagina  une  parade  dont  l'exécution  satisfaisait  a  la  fois  la  noblesse 
•  le  ses  regrets  et  la  trempe  de  sou  esprit.  Ajoutons  que  le  cai- 
naval  n'y  perdit  rien  de  ses  droits. 

M'l«=  Quinault  expira  le  20  janvier,  au  matin.  Quelques  heiucs 
après  cet  événement ,  la  folie  du  jour  étalant  toutes  ses  paillettes 
et  vidant  toutes  ses  pintes,  Grimod  saisit  aux  cheveux  la  circon- 
stance, laissa  deux  ruisseaux  de  larmes  maculer  dignement  ses 
joues,  et  de  sa  main  artificielle  traça  le  brouillon  de  la  circulaire 
suivante  : 

—  «  Vous  êtes  prié  d'assister  au  convoi  et  enterrement  d'un 
gueuleton  qui  sera  donné  le  samedi,  premier  février  i785,  par 
maître  Alexandre-Balthazar-Laurent  Griuiod  de  la  Reynière  , 
écuyer,  avocat  au  parlement,  membre  de  l'Académie  des  Arcades 
de  Rome ,  associé  libre  du  Musée  de  Paris ,  correspondant  pour 
la  partie  dramatique  du  Journal  de  Neufchâtel ,  en  sa  maison,  rue 
des  Champs-Elysées,  paroisse  delà  Magd^leine-l'Evèque.  On  fera 
son  possible  pour  vous  recevoir  selon  vos  mérites;  et  sans  se 
flatter  encore  que  vous  soyez  pleinement  satisfait,  on  ose  vous 
assurer  dès  aujourd'hui  que  ,  du  côté  de  l'huile  et  du  cochon  ,  vous 
n'aurez  rien  a  désirer.  Ou  s'assemblera  a  neuf  heures  et  demie 
pour  souper  a  dix.  Vous  êtes  instamment  supplié  de  n'amenei 
ni  chien  ni  valet,  le  service  devant  être  fait  par  des  servantes 
ad  hoc. 

Vingt-deux  copies  de  ce  brouillon,  magnifiquement  libellées, 
furent  envoyées  a  vingt-deux  convives  choisis  de  manière  a  for- 
mer du  banquet  une  véritable  mosaïque  sociale.  Les  garçons  tail- 
leurs devaient  y  prendre  place  a  côté  des  jurisconsultes,  les  comé- 
diens tendre  la  main  aux  apothicaires,  le  philosophe  toaster 
sans  rancune  avec  le  jésuite.  Sauf  le  but  et  la  teneur  de  l'invita- 
tion, les  circulaires  ressemblaient,  a  s'y  méprendre,  pour  la 
figure,  a  des  billets  d'enterrement;  au  lieu  des  crânes  hideux  que 
Les  graveurs  de  l'époque  disposaient  avec  coquetterie  au  frontis- 


2'jO  REVUE    DE     PARIS. 

pice,  M.  Giimod  y  fit  ouvrir  en  taille-douce,  et  sur  des  faces  le- 
bondies,  uue  rangée  de  bouches  artistenient  béantes,  allégorie  que 
les  gourmands  interprétèrent  dans  un  sens  profane.  Ces  lettres,  en 
raison  de  leur  petit  nombre  et  de  leur  format,  eurent  même  tant 
de  vogue  dans  ce  siècle  de  chiffons,  que  Louis  XVI  s'en  procura 
difficilement  un  exemplaire  qu'il  exposa  sous  un  cadre  aux  yeux 
et  aux  rires  de  ses  courtisans. 

Mais  ce  n'était  pas  tout  que  d'inviter  au  banquet  vingt-deux  re- 
présentans  de  la  société  française  au  dix-huitième  siècle;  il  fallait 
encore  que  l'administrateur  des  postes  ,  ce  puhiicain^  comme  di- 
sait évangéliquement  son  fils,  prêtât  sa  vaisselle  et  l'hôtel  des 
Champs-Elysées  aux  burlesques  fantaisies  de  maître  Grimod.  L'a- 
vocat au  parlement  connaissait  le  faible  de  l'administrateiu'  des 
postes;  il  savait  que  le  bonhomme,  redoutant  beaucoup  le  tonnerre 
et  la  poudre,  s'était  réservé  un  appartement  dans  sa  cave,  où  il  se 
réfugiait  a  l'approche  d'un  orage  ou  au  bruit  d'une  explosion. 
Connue  il  ne  pouvait  pas  amonceler  un  orage ,  Grimod  s'en  tint 
aux  chandelles  romaines  et  aux  girandes.  On  venait  de  conclure 
la  paix  avec  l'Angleterre ,  les  dames  raffolaient  déjà  de  PVanklin 
cl  des  lunettes  vertes ,  et  l'engouement  du  peuple  pour  la  jeune 
république  descendait  même,  vous  l'avez  vu,  jusque  dans  les  fa- 
céties du  carnavaL  M.  Grimod  dit  à  son  père  qu'il  avait  com- 
mandé des  feux  pyriques  a  La  Varinière ,  artificier  en  vogue ,  et 
(|u'il  se  proposait  de  brûler  dans  les  jardins  de  l'hôtel  une  certaine 
quantité  de  poudre  nationale  en  l'honneur  de  la  liberté  améri- 
caine. Ces  mots  suffirent  ;  l'administrateur  décampa ,  et  Grimod 
resta  maître  des  clefs  qu'il  remit  a  Dugazon.  Comédien  spirituel, 
effronté  viveur,  Dugazon  était  le  poète  ordonnateur  de  la  parade. 
Klle  coûta  dix  mille  écus. 

Et  d'abord,  en  arrivant  au  rendez-vous,  aux  portes  de  l'hôtel 
des  Champs-Elysées,  le  convive,  gentilhomme,  robin ,  ou  petit 
collet,  trouva  im  premier  suisse,  personnage  cabalistique  et  nuiet, 
dont  les  doigts  châtoyans  de  bagues  et  empêtrés  de  manchettes,  ou- 
vrirent lentement  son  billet  d'invitation.  Ce  concierge  fit  au  pa- 
pier une  mystérieuse  corne,  et  adressa  le  néophyte  a  un  second 


.-^"^.^ 


REVUE    UE    PARIS.  27 1 

suisse  plus  éloquent;  celui-ci  demanda  d'une  voix  basse  au  con- 
vive s'il  était  invité  par  M.  de  la  Reynière  l'oppresseur  du 
peuple,  ou  par  M.  de  la  Reynière  le  défenseur  du  peuple.  Après 
avoir  répondu  d'un  manière  satisfaisante  a  cette  question,  l'invité 
monta  rapidement  un  escalier,  et  fut  reçu  dans  une  espèce  de  corps- 
de-garde  par  des  savoyards  vêtus  en  hérauts  d'armes ,  et  brandis- 
sant des  hallebardes  dorées.  De  ce  corps -de -garde,  le  convive 
passa  dans  une  galerie,  où  un  frère  terrible  j  un  inconnu,  comme 
dans  les  loges  maçonniques,  ayant  le  casque  en  tête,  la  visière 
baissée ,  la  cotte  de  n^ailles  et  la  dague ,  marqua  une  seconde  fois 
le  billet  et  introduisit  son  homme  dans  l'avant-dernière  salle.  La 
se  tenait  un  monsieur  habillé  d'une  robe  noire,  coiffé  d'un  bon- 
net carré;  il  ressemblait  "a  ce  prêtre  égyptien  qui  gourmandait  ses 
morts  et  leur  disait  :  Qui  êtes-vous?  Le  prêtre  de  INL  Grimod , 
qui  n'était  peut-être  que  Dugazon  lui-même,  questionna  le  con-. 
vive  sur  ses  inventions,  sur  sa  demeure,  sur  ses  mœurs,  ses  qua- 
lités et  son  appétit;  puis  il  dressa  procès-verbal,  et  enfin  prenant 
le  mystifié  par  la  main,  l'annonça  a  voix  haute  dans  la  salle  d'as- 
semblée ,  dont  la  porte  a  deux  battans  se  referma  sur  ses  pas.  Ce 
dernier  salon  gardait  au  convive  la  plus  douce  et  la  plus  flatteuse 
des  surprises  ;  il  y  fut  accueili  par  deux  enfans  de  chœur  qui  ba- 
lançaient respectueusement  sous  ses  narines  leurs  encensoirs,  où 
fumaient  des  parfums  d'Orient;  M.  de  la  Reynière,  en  habit  de 
cour,  et  avec  le  maintien  le  plus  grave,  tempérait  ou  accélérait 
du  geste  l'hommage  de  ces  lévites.  Les  invités  réunis ,  l'assemblée, 
silencieuse  et  pensive,  se  rendit  dans  une  pièce  où  ne  brillait  pas 
une  seule  lumière;  on  y  retint  les  convives  près  d'un  quart 
d'heure,  les  portes  soigneusement  closes.  Au  bout  de  ce  temps, 
elles  se  rouvi'irent  avec  fracas,  et  on  vit  la  table  du  festin  éclairée 
de  raille  bougies  et  dressée  sur  un  théâtre;  une  balustrade  ré- 
gnait circulairement;  les  hérauts  d'armes,  la  hallebarde  toujoius 
au  poing,  s'y  montraient  dans  une  majestueuse  immobilité;  les 
encensoirs  et  les  marmots  reparurent  aux  quatre  coins  de  ces  tré- 
teaux de  la  foire.  Au  milieu  de  la  table  s'élevait  pour  garniture 
un  catafalque  bariolé  de  charades  et  flanqué  de  lampes  a  l'antique. 


fi7'>.  REVUE    DE     PARIS. 

Les  viiigl-deux  chalands  ébahis  piireiit  place ,    et  l'Amphitryon 
ayant  déplié  sa  serviette,  le  souper  commença. 

La  collation  sembla  magnifique;  neuf  services  y  figurèrent  tour 
a  tour,  mais  le  premier  fut  exclusivement  offert  en  cochon.  Les 
assaisonnemens  étaient  variés  ;  le  fond  de  la  langue ,  comme  dit  Fi- 
garo, restait  le  même.  Quand  les  jeux  de  fourchette  se  furent  un 
peu  ralentis,  le  correspondant  pour  la  partie  dramatique  du  Jour- 
nal de  Neufchâtel  suspendit  tout  a  coup  ses  morceaux  et  s'écria 
plaisamment  : 

—  Messieurs,  celte  entrée  me  parait  de  votre  goût-,  elle  vient 
des  officines  de  M.  "***,  charcutier,  demeurant  rue  Saint-Denis,  et 
le  cousin  de  mon  père.  Je  vous  recommande  ses  saucisses.  •» 

C'était  la  une  parole  évidemment  incendiaire.  Personne  avant 
Grimod  n'avait  encore  exprimé  d'une  manière  plus  saisissante  et 
plus  nette  les  conditions  d'égalité  civile  et  les  besoins  d'un  nivel- 
lement prochain.  Son  bref  discours  était  rationaliste,  provoquant, 
irrésistible  ;  car  les  circonstances  politiques ,  le  sombre  éclat  de  la 
fêle,  les  vapeurs  de  l'orgie,  exaltaient  les  vingt-deux  appétits 
mandataires  de  la  civilisation  parisienne.  Il  formulait  une  vérité 
triviale,  mais  de  jour  en  jour,  de  saucisse  en  saucisse,  plus  re- 
marquablement lumineuse  :  il  mêlait  le  sang  du  charcutier  au 
sang  de  l'ex- fermier- général  ;  il  trahissait  avec  fierté  une  généa- 
logie plébéienne;  il  réhabilitait  sans  vergogne  une  classe  honorable 
de  producteurs  et  de  produits.  Aussi  le  retentissement  de  ce  dis- 
cours fut  vif ,  la  commotion  électrique;  le  tiers-état  du  banquet 
déclara  le  porc  frais  en  harmonie  avec  les  idées  de  l'époque,  et 
on  ficha  pour  couronne,  sur  la  perruque  de  Grimod,  un  laurier 
de  Mayence.  Le  cochon  fut  mangé. 

Au  second  service,  M.  de  La  Reynière,  d'origine  provençale, 
régala  ses  convives  de  toutes  les  variétés  de  la  sauce  a  l'huile. 
Entre  deux  coidis,  le  jurisconsulte  gastromythe  fit  cette  nouvelle 
rocambole  : 

—  Messieurs,  dit  le  membre  de  l'Académie  des  Arcades  de  Rojiic, 


REVUK    DK     PARIS.  2'j'i 

cette  huile  d'Aix  sort  des  magasins  de  M***,  épicier,  demetirant 
rue  de  la  Verrerie,  a  l'euseigne  des  Trois  -  Jarres ,  et  le  cousin  de 
mon  père.  Obligez-moi  de  lui  donner  votre  pratique.  » 

Ce  qui  était  vrai  pour  les  saucisses  le  fut  encore  pour  l'huile. 
Les  harangues  de  Grimod  étaient  là  des  prévisions  sociales.  Il  ra- 
menait successivement  a  la  crise  qui  devait  éclater  bientôt  dans  le 
sein  des  Notables  les  saillies  décochées  a  la  vanité  de  son  père.  Il 
.se  moquait  fatalement  des  roturiers  parvenus  ;  il  cherchait  dans 
l'ombre ,  il  tirait  anx  lumières  de  la  révolution ,  il  amenait  sur  la 
scène,  aux  applaudissemens  du  public,  le  charcutier,  l'épicier  et 
le  reste.  Et  si  vous  réfléchissez  qu'a  l'issue  du  banquet  les  vingt- 
deux  mystifiés  se  répandirent  dans  la  capitale,  emportant  chacun , 
avec  la  fumée  des  rasades ,  l'émotion  philosophique  des  paroles 
de  M.  Grimod,  écrivons- nous  donc  aujourd'hui  sans  vraisem- 
blance que  le  retentissement  de  ce  gala  fut  un  écho  de  révolte,  une 
semence  de  bouleversement  et  d'anarchie?  Le  souper  de  M.  de  La 
Reynière  nota  politiquement  dans  la  gastronomie  le  carnaval 
de  <78o  ,  de  même  que  le  triomphe  de  Voltaire,  la  mise  en  scène 
de  Figaro  et  toutes  les  autres  bonnes  folies  de  l'époque  installè- 
rent la  révolution  par  des  mascarades.  Ce  n'eût  pas  été  même  trop 
d'un  carnaval  par  spécialité. 

Le  poisson ,  le  fruit,  la  volaille ,  les  pâtisseries ,  le  vin  et  presque 
tout  l'ordinaire  de  ce  fantastique  repas  amenèrent  des  scènes  et 
(les  discours  du  même  genre.  Malheureux  trois  fois  les  absens  que 
des  liens  de  famille  et  des  intérêts  de  commerce  rattachaient  a  la 
fois  a  M.  Grimod  de  La  Reynière  et  au  débit  des  vivres  !  Depuis 
le  marchand  d'olives  jusqu'au  fournisseur  de  moutarde,  tout  le 
monde  fut  épigrammatiquement  désigné.  Ni  les  souvenirs  d'en- 
fance, ni  les  droits  collatéraux,  ni  même  les  services  culinaires, 
n'affranchirent  leur  mémoire  et  leur  nom  du  sarcasme.  La  mor- 
dante verve  de  l'amphitryon  ne  fit  pas  grâce  a  leur  roture  d'une 
seule  laitue.  Enfin  cet  associé  libre  du  Musée  de  Paris  termina  ses 
pantalonnades  et  sou  festin  par  une  allocution  ainsi  conçue  : 
—  Messieurs,  a  l'égard  des  cassolettes  orientales  qui  brûlent 


274  REVUE    DE    PARIS. 

devant  VOUS  et  pour  vous,  je  dois  a  l'honorable  assemblée  une  ex- 
plication qui  ne  satisfera  pas  moins  son  esprit  que  son  odorat. 
Lorsque  M.  Grimod,  mon  père,  festoie  des  parasites,  il  rencontre 
à  sa  table  autant  d'encensoirs  que  de  convives.  C'est  une  écono- 
mie pour  le  maître  ;  c'est  un  travail  pour  ses  hôtes.  Ici  les  casso- 
lettes fument  indépendamment  de  votre  personnel  ;  les  mâchoires 
n'ont  qu'un  labeur,  l'estomac  n'a  qu'une  pensée.  Ces  enfans  de 
chœur  interprètent  avec  innocence  vos  sentimens ,  le  parfum  les 
exprime ,  et  l'encens  circule ,  comme  la  musique ,  pour  tout  le 
monde.  » 

M.  Grimod  de  La  Reynière,  véritablement  poète ,  suivant  la 
noblesse  d'une  locution  qu'en  son  hommage  il  faut  ramener  a  sa 
grecque  origine,  auteur  du  Censeur  dramatique ,  des  Re'flexions 
sur  le  Plaisir  et  de  Y  Almanach  des  Gourmands,  ouvrages  qui  n'ont 
jamais  été  couronnés  par  l'Institut  et  n'ont  remporté  aucune  es- 
pèce de  prix  Monthyon,  M.  Grimod  vit  encore,  h  peu  de  chose 
près  octogénaire  :  il  est  long,  maigre,  sérieux;  il  digère  toujours. 
Retiré  a  Viiiiers-Saint-Georges ,  dans  une  profonde  et  charmante 
solitude,  il  y  rumine  la  gastronomie  du  dernier  siècle,  qui  n'a 
plus  dans  le  nôtre  pour  représentans  que  M.  de  La  Reynière  et 
M.  de  C. . . ,  le  célèbre  intendant  des  menus  au  cercle  de  Grammont. 
On  a  écrit  que  deux  augures,  dans  l'ancienne  Rome,  ne  se  re- 
gardaient jamais  sans  rire;  on  écrirait  beaucoup  mieux  que  MM.  de 

La  Reynière  et  de  C ne  peuvent  aujourd'hui  se  rencontrer  au 

milieu  de  notre  civilisation  famélique  sans  éprouver  beaucoup  de 
regrets  et  fort  peu  d'appétit.  Ces  deux  grands  hommes ,  débris  vi- 
vans  d'un  art  qu'on  ne  comprend  plus ,  professeurs  illuminés  d'une 
science  morte,  ont  trouvé  peut-être  la  plus  énergique  formule  de 
la  révolution  française.  «  Autrefois,  disent -ils  gravement  dans 
leur  langage  maçonnique ,  les  cuisiniers  du  prince  de  Soubise  ex- 
primaient vingt  livres  de  jus  de  quarante  livres  de  viande  ;  main- 
tenant, de  quarante  livres  de  viande  les  cuisiniers  de  M.  Rots- 
child  n'en  expriment  que  dix  livres.  L'industrie  humaine  a  donc 
perdu  moitié  de  sa  force.  » 

C'est  encore,  sous  une  autre  forme,  le  mot  de  M"^  Delaunay. 


IlEVUE     DE    PARIS.  T.'j'j 

La  femme  de  chambre  Je  la  duchesse  du  Maine  avait  un  amant 
dont  elle  raconte  en  peu  de  mots,  mais  très-spirituellement,  l'his- 
toire sentimentale.  «  Il  ne  manquait  pas,  dit  la  fine  baronne,  de 
me  reconduire  jusque  chez  moi;  il  y  avait  une  place  a  passer,  et 
dans  les  commencemens  de  notre  connaissance  il  prenait  son  che- 
min par  les  côtés  de  cette  place.  Je  vis  plus  tard  qu'il  la  traver- 
sait vers  le  milieu ,  d'où  je  jugeai  que  son  amour  était  au  moins 
diminué  de  la  différence  de  la  diagonale  aux  deux  côtés  du  carré.  » 
Jamais  sans  doute  l'amour  et  la  bonne  chère  ne  s'étaient  plus 
philosophiquement  rapprochés  dans  un  même  esprit  de  calcul  su- 
périeur. 

André  Deliueu. 


SOUVENIRS 


VOYAGE  EN  FRANCHE-COMTE. 


EXCURSION  A  LUXEUIL. 


Je  partis  de  Vesoul  "a  six  heures  du  matin.  C'était  vers  la  mi- 
septeudire,  par  une  de  ces  matinées  brumeuses,  froides,  péné- 
trantes ,  qui  mordent  les  doigts  et  le  visage ,  comme  dit  Horace , 
mais  qui  donnent  de  si  belles  espérances  pour  la  journée.  Vesoul 
est  au  milieu  de  riantes  prairies  bornées  par  des  collines  ;  il  fallait 
traverser  une  de  ces  prairies  pour  gagner  une  des  collines  de  l'est, 
d'où  part  le  vaste  plateau  qui  conduit  "a  Luxeuil.  Je  ne  voyais  rien 
a  vingt  pas  devant  moi.  La  prairie  était  noyée  sous  la  bruine  ;  la 
colline  ,  a  un  quart  de  lieue  de  la  ville ,  avait  disparu  ;  je  ne  la 
reconnus  que  quand  je  me  sentis  monter.  Arrivé  au  sommet, 
comme  la  capote  de  mon  cabriolet  de  louage  dépassait  la  ligne  de 
l'horizon  devant  moi ,  par-dessus  les  têtes  des  Vosges,  je  vis  le  soleil 
se  lever,  ce  beau  soleil  qui  pendant  huit  mois  de  l'aimée  ne  nous 
avait  pas  niau(|ué  plus  de  deux  jours.  J'eus  son  prejuier  rayon,  le 


KKA  LE     I)t     PAIilS. 


seul  que  puisse  soutenir  le  regard  de  l'homme.  Singulière  harmo- 
nie, ou  plutôt  singulière  parodie  !  a  deux  horizons  si  différens, 
l'un  recidé  par-delà  les  mondes,  l'autre  formé  par  la  petite  crête 
d'une  petite  colline  sur  un  petit  point  de  ce  globe  qu'un  rayon  du 
soleil  levant  suffit  pour  embraser  et  vêtir  de  lumière  ,  se  rencon- 
traient en  même  temps,  comme  de  propos  délibéré,  le  soleil,  le 
dieu  visible,  et  deux  des  plus  petits  de  ces  myriades  d'êtres  ani- 
més auxquels  il  donne  la  vie ,  a  savoir  mon  cheval  de  louage  et 
moi ,  moi  supérieur  seulement  a  mon  cheval  par  ce  seul  point , 
(h'sent  les  philosophes  ,  que  j'ai  conscience  de  ma  petitesse  infinie, 
mais  mou  cheval  supérieur  a  moi  par  ce  seul  point  qu'il  ne  s'oc- 
cupait pas  de  la  santé  de  sa  petitesse  non  moins  infinie. 

C'était  alors  le  moment  le  plus  froid  du  matin.  Tous  ceux  qui 
voyagent  avant  le  jour  savent  que  le  lever  du  soleil  est  l'instant 
où  l'air  est  le  plus  piquant;  mais,  comme  c'est  surtout  par  l'imagi- 
nation que  nous  avons  froid  et  chaud,  le  premier  ravon  du  soleil 
nous  réchauffe,  quoiqu'il  soit  sans  chaleur.  Je  le  sentis  pénétrer 
en  moi  et  y  réveiller  la  pensée  encore  engourdie  des  suites  d'un 
sommeil  interrompu.  Un  quart  d'heure  après,  j'eus  un  spectacle 
splendide.  La  route  longeait  une  petite  vallée,  a  gauche,  toute 
plongée  dans  la  brume,  et  qui  ressemblait  au  lit  d'un  fleuve  rou- 
lant a  pleins  bords  des  eaux  molles  et  vaporeuses.  Ce  même  rayon 
de  soleil  qui  était  venu  me  réjouir  au  fond  de  mon  cabriolet  avait 
comme  enfilé  la  vallée,  et  chassait  devant  lui  ces  vagues  silen- 
cieuses ;  le  fleuve  s'affaissait  peu  a  peu  et  s'encaissait  de  plus  en 
plus  dans  ses  deux  rives.  Bientôt  quelques  pointes  de  peupliers 
sortirent  tout  humides,  comme  ces  plantes  fluviatiles  qui  montrent 
leur  tête  au-dessus  des  eaux;  puis  insensiblement  les  cheminées 
de  quelques  fermes  éparses  dans  la  vallée  ,  puis  le  moulin ,  dont 
le  toit  et  le  lie-tac  semblèrent  émerger  en  même  temps  ;  puis  le 
meunier  tout  blanc  fumant  sa  pipe  devant  sa  porte  ;  enfin  ça  et  là, 
sur  le  lit  du  fleuve  desséché  comme  par  enchantement,  des  faucheurs 
coupant  les  regains  de  septembre,  des  vaches  tondant  l'herbe 
mouillée  et  emplissant  leurs  mamelles  pour  le  déjeuner  des  habi- 
tans  de  Vesoul;  un  ruisseau  d'eau  véritable  où  Ir  soleil  se  mire 


•Jl'jH  KEVUE    1)K    PARIS. 

tout  l'été  sans  le  dessécher,  et  tout  le  long  de  ce  ruisseau  des 
saules  et  des  frênes  formant  une  allée  capricieuse  j  et  sur  le  petit 
sentier  qui  côtoie  le  ruisseau,  sous  les  saules,  une  femme  plus 
matinale  que  les  autres  poussant  un  âne  vers  la  ville,  pour  y 
vendre  ses  provisions  la  première,  et  revenir  de  bonne  heure  a  la 
ferme. 

J'allais  voir  a  Luxeuil  un  illustre  malade.  Celui-là  est  malade 
pour  avoir  aimé  la  science  plus  que  la  vie,  et  la  gloire  plus  que 
la  santé.  Il  a  voulu  dire  des  choses  nouvelles  avec  la  langue  de 
nos  grands  écrivains ,  il  a  vo^^ilu  être  original  en  restant  dans  la 
tradition.  Il  a  écrit  pour  ce  siècle  qui  renie  la  langue  de  ses  pères, 
comme  il  aurait  écrit  pour  le  public  d'élite  du  dix-septième  et  du 
dÏTt-huitième  siècle;  il  a  donné  au-delà  de  ce  qu'on  lui  demandait. 
On  l'aurait  honoré,  loué,  enrichi  a  moins;  c'est  lui  qui  s'est  fait 
à  lui-même  les  conditions  de  sa  propre  gloire  ,  et  qui  s'est  accablé 
de  responsabilités  et  de  devoirs  ;  sa  santé  y  a  péri.  J'allais  le  voir, 
j'allais  le  remercier  du  plaisir  nourrissant  que  m'ont  donné  ses 
livres ,  triste  et  touchant  pèlerinage  dont  je  suis  revenu  avec  cette 
arrière-pensée  :  la  plus  belle  gloire  vaut-elle  qu'on  l'achète  a  ce 
prix  ? 

La  route  de  Vesoul  à  Luxeuil  traverse  un  beau  pays  ,  des 
champs  bien  cultivés,  des  villages  aisés  ,  de  jolis  bouquets  de 
bois,  quelques  vignobles;  du  reste,  rien  de  pittoresque,  rien  qui 
demeure  dans  la  mémoire ,  rien  qui  fournisse  une  description  au 
touriste;  et  c'est  tant  mieux  :  car  la  où  le  touriste  ne  trouve  pas  a 
prendre  de  notes  sur  son  calepin  banal ,  l'homme  a  le  pain  et  le 
vin  en  abondance.  La  au  contraire  où  le  touriste  s'échauffe, 
s'exalte,  et  donne  carrière  a  son  imagination  moutonnière  et  a  sa 
verve  de  convention,  dites-vous  que  l'homme  vit  misérable  et  ne 
mange  que  de  mauvais  pain.  J'aime  un  site  pittoresque,  mais  j'y 
trouve  moins  de  prix  quand  le  chétif  paysan  qui  y  perd  ses  sueurs 
vient  sur  le  bord  de  la  route  me  demander  l'aumône  et  me  faire 
payer  le  spectacle  de  sa  montagne  et  de  sa  cabane  délabrée  qui 
yfaitsihien.  Le  touriste  ne  tient  compte  que  des  paysages  qui  font 
un  tableau.  Il  dit  :  Ici  une  montagne,  la  un  pauvre  petit  champ 


REVUE     DE    PAKIS.  U^(^ 

de  pierre  d'où  une  vieille  femme  courbée  jusqu'à  terre  tire  un  à 
un  quelques  hrius  de  lin  ;  ailleurs  un  mendiant  qui  attend  le  voya- 
geur  à  merveille  !  Mais,  dans  un  tableau,  ni  cette  vieille  femme, 

ni  ce  mendiant  n'ont  faim.  Je  fais  grand  cas  du  paysage  que  le 
touriste  dédaigne  ,  car  il  en  sort  comme  un  bruit  lointain  d'acti- 
vité et  de  vie,  de  travail  heureux  et  béni  du  ciel,  de  santé,  de 
danses  joyeuses  le  dimanche  ,  de  noces  fécondes ,  de  mariages  oii 
l'on  ne  craint  pas  la  venue  des  enfans ,  de  procès  entre  gens  qui 
s'arrondissent  et  s'accroissent  ;  —  bruit  réjouissant  qui  vaut  bien 
une  sensation  de  curiosité  mêlée  de  tristesse  a  la  vue  d'un  paysage 
où  la  nature  est  rude  à  l'homme ,  et  où  la  terre  jalouse  semble  ne 
jouir  que  pour  elle-même  de  sa  sauvage  beauté. 

Après  trois  heures  de  route ,  on  arrive  à  l'entrée  d'une  plaine 
immense,  fermée  par  des  collines,  au  pied  desquelles  l'œil 
distingue  a  peine  des  formes  confuses  de  maisons ,  d'où  s'élance  un 
clocher;  c'est  Luxeuil.  C'est  la  que  je  devais  trouver  mon  illustre 
malade,  ce  noble  martyr  delà  science  et  de  l'art,  aveugle,  brisé 
par  le  mal ,  et ,  quoique  doué  de  l'énergie  des  âmes  supérieures , 
ne  pouvant  pas  rendre  par  sa  volonté  la  vie  et  le  mouvement  à 
son  corps  qui  plie  sous  lui ,  ni  faire  passer  dans  ses  membres  amai- 
gris quelque  peu  de  cette  flanmie  qui  anime  et  fait  marcher  les 
créations  de  sa  pensée.  Qu'allais-je  lui  dire?  de  quel  air  me  préseji- 
ter  devant  lui?  de  quel  air.,,  qu'importe?  Il  ne  devait  pas  me 
voir!  Mais  que  lui  dirais-je?  Comment  lui  cacher  que  je  venais 
de  parcourir  un  beau  pays,  c'est-a-dire  que  j'avais  les  membres 
agiles,  le  corps  souple,  l'œil  bon;  —  à  lui  qui  passe  sa  vie  sur  un 
fauteuil,  où  ni  ses  yeux,  ni  ses  jambes  ne  le  peuvent  mener;  à  lui 
qui ,  jeune  encore,  enfant  de  ce  siècle,  avec  la  noble  beauté  de  la 
jeunesse  sur  le  visage,  est  déjà  frappé  de  la  raideur  sépulcrale 
des  vieillards?  Comment  lui  taire  que  j'avais  vu  du  haut  des  col- 
lines du  Jura  se  lever  le  magnifique  soleil  qui  fait  étinceler  les  gla- 
ciers des  Alpes,  — a  lui  qui  ne  voit  plus  le  soleil  que  dans  sa 
pensée ,  quand  il  a  besoin  de  s'en  souvenir  pour  éclairer  quelque 
scène  de  ses  livres;  a  lui  qui  a  fait  depuis  long-temps  amitié' awec 
les  ténèbres  j  selon  sa  noble  et  touchante  parole?  Et  quand  il  s'in- 


9.8o  REVUE    DE    PARIS. 

fi)rmera  de  ma  sauté,  comme  c'est  l'usage  entre  gens  qui  se  re- 
trouvent, je  ne  puis  pas  dire  qui  se  revoient,  lui  avec  une  bonté 
particulière ,  parce  qu'il  sait  que  le  travail  m'a  déjà  fait  tomber 
une  première  fois ,  comment  lui  dire  que  je  suis  valide  et  en  bonne 
santé,  sans  qu'il  fasse  un  amer  retour  sur  lui-même?  ou  comment 
lui  répondre  que  je  souffre,  moi  aussi,  et  que  je  paie  bien  cher 
des  travaux  sans  gloire,  sans  qu'il  soit  blessé  que  je  parle  de  mes 
maux  devant  les  siens,  sans  qu'il  se  dise  intérieurement  qu'il  vou- 
drait bien  pour  toute  santé  de  ces  équivoques  maladies  qui  per- 
mettent au  patient  d'aller  voir  lever  le  soleil  sur  les  hauteurs  du 
Jura?  car  l'homme  est  ainsi  fait,  pensais-je  en  moi-même.  Il  est 
difficile  que  le  malade  ne  trouve  pas  un  air  triomphant  et  inju- 
rieux a  l'homme  valide,  et  que  l'homme  valide,  ou  qui  l'est  com- 
parativement, ne  sente  pas  une  honteuse  joie  en  présence  du  ma- 
lade. Un  égoisme  secret  perce  a  travers  les  protestations  les  plus 
sincères  de  sympathie.  Ce  sont  comme  des  arrière  -  pensées  toutes 
physiques  qui  se  mêlent  aux  sentimens  de  l'ame.  Entre  deux  amis, 
d'inégale  santé ,  qui  se  demandent  réciproquement  de  leurs  nou- 
velles ,  le  plus  valide,  en  souhaitant  de  tout  son  cœur  sa  santé  a 
son  ami,  ne  sent-il  pas  en  lui  quelque  chose  qui  s'applaudit  d'a- 
voir plutôt  a  faire  ce  vœu  qu'à  le  recevoir? 

Je  pensais,  tout  en  cheminant,  a  bien  d'autres  choses  encore. 
Je  ne  le  connaissais  point,  je  ne  l'avais  jamais  vu.  Un  lien  d'ad- 
miration de  mon  côté,  quelques  lettres  échangées,  des  amitiés 
communes,  c'était  tout  ce  qui  me  le  faisait  aller  voir.  De  quel  es- 
prit était-il  ?  comment  ce  noble  jeune  homme  supportait-il  sa  pré- 
coce vieillesse?  était-ce  lui  plaire  que  de  le  plaindre?  fallait-il  le 
tromper  sur  son  état,  étouffer  mes  émotions  à  la  vue  d'une  si 
touchante  ruine,  jouer  riudifférence,  et,  comme  on  fait  pour  certains 
malades  de  l'espèce  de  Louis  XI  et  de  Mazarin ,  dont  l'un ,  à 
demi  mort,  parait  son  cadavre  de  fourrures  splendides,  et  dont 
l'autre  se  faisait  farder  sur  son  lit  d'agonie,  —  offrir  mon  bras  au 
paralytique  pour  faire  une  promenade  dans  le  jardin?  Ou  bien, 
était- il  de  cette  espèce  plus  comnuine  de  dolens  qui  changent 
leur  médecin  s'il  refuse  de  classer,  qualifier  et  traiter  leur  mala- 


IlEVUE    DE    PARIS.  28 1 

ilie ,  qu'on  flatte  et  qu'on  capte  sûrement  à  s'attendiir  sur  leur 
sort,  a  leur  trouver  l'œil  nerveux,  la  figure  tirée;  auxquels  ou 
craint  de  souhaiter  la  sauté,  de  peur  qu'ils  ne  prennent  ce  sou- 
hait pour  une  injure,  et  qu'on  soulage  en  en  désespérant?  Dans 
tout  homme,  me  disais-je,  il  y  a  deux  hommes  :  dans  l'homme 
de  génie,  il  y  a  l'esprit  supérieur,  il  y  a  ensuite  l'homme  ordi- 
naire ,  et  c'est  souvent  le  bon  moyen  d'arriver  h  l'un  que  de  se 
mettre  bien  avec  l'autre;  c'est  en  flattant  les  petites  faiblesses  de 
l'homme  ordinaire  qu'on  gagne  la  confiance  de  l'esprit  supérieur. 
Y  avait-il  aussi  deux  hommes  en  lui?  et  de  quelle  nature  était 
l'homuie  ordinaire?  Spéculations  puériles,  je  le  sais,  mais  où  j'é- 
tais naturellement  porté ,  d'abord  parce  qu'on  ne  peut  guère  mieux 
faire  que  spéculer  sur  une  longue  route,  droite  et  nue,  a  travers 
une  plaine  moissonnée  ou  vendangée  ,  ensuite  parce  qu'il  est  assez 
dans  notre  nature  d'anticiper  sur  le  futur,  et  de  se  composeï- un 
rôle  pour  une  pièce  qui  peut-être  ne  se  jouera  pas. 

Ce  que  j'y  gagnai ,  ce  fut  d'abréger  le  chemin.  Je  me  trouvai 
bientôt  dans  une  rue  longue  et  étroite,  bordée  de  vieilles  maisons, 
la  plupart  insignifiantes,   quelques-unes  d'une  antiquité  intéres- 
sante ,  c'était  le  bourg  de  Luxeuil.  Je  demandai  la  demeure  de  mon 
malade,  on  ne  la  savait  pas.    Je  me  fis  conduire  tout  au  bout 
de  la  rue.  Il  y  a  la  une  maison  du  quinzième  siècle,  admirable- 
ment conservée,  avec  un  balcon  en  pierre,  au  premier  éta^-e 
<rune  jolie  forme  et  d'une  construction  hardie.  Je  pensai  que  ce 
pouvait  bien  être  la  qu'il  demeurait;  que  cet  homme,  qui  vit  au 
milieu  des  générations  passées ,  avait  dû  se  loger  dans  une  maison 
historique,  d'autant  plus  que  cette  maison  a  un  jardin  sur  le  der- 
rière, et  qu'il  y  a  je  ne  sais  quelles  harmonies  naturelles  entre  un 
artiste  et  un  monument  d'art,  entre  un  malade  et  un  petit  jardin 
solitaire  :  j'entrai;  c'était  bien  fa.  Deux  dames,  propriétaires  de 
la  maison,  me  reçurent  avec  bonté.  Mon  cœur  battait;  j'avais 
peur  d'apprendre  de  mauvaises  nouvelles;  je  le  savais  a^ant  beau- 
coup souffert  dans  ces  derniers  temps.  — Comment  va-t-il? 

Bien  mieux. — Je  respirai;  les  complimens  réciproques  vinrent 
après. 

TOMK  XIV.     suppLKMEKr.  iy 


282  REVUE     DE    PARIS. 

Sa  femme  Ait  avertie  démon  arrivée.  Sa  femme,  noble  femmr, 
le  bâton  de  sa  vieillesse  piématurée,  si  bonne,  si  empressée,  si 
tendre  pour  lui,  dont  j'admirais  le  dévouement  avant  de  le  com- 
prendre. Je  l'ai  bien  compris  depuis  que  j'ai  vu  le  pauvre  ma- 
lade; un  tel  homme  n'en  pouvait  inspirer  plus,  mais  il  n'en  pou- 
vait inspirer  moins.  Elle  me  dit  qu'il  se  faisait  une  joie  de  me  voir. 
Quelle  dérision  !  toujours  le  mot  voir,  quoiqu'il  n'ait  plus  d'yeux  ! 
Lui-même  dit  aussi  :  Je  suis  content  de  vous  voir!  Il  est  vrai 
qu'il  voit  par  le  cœur.  —  A3'ez  la  bonté  d'attendre  un  peu ,  on  va 
le  porter  au  jardin,  sous  la  charmille;  c'est  Ta  qu'il  se  tient 
tous  les  jours,  pendant  quelques  heures,  a  l'ombre,  et  je  lui  fais 
une  lecture,  ou  nous  causons,  de  Paris  surtout,  et  des  amis  qu'il 
y  a  laissés ,  et  dont  quelques-uns  l'oublient. 

—  Il  le  croit? 

—  Il  s'en  attriste.  Vous  pourrez  le  consoler  Ih-dessus. 

—  Oublié!  non,  me  dis-je  a  moi-même;  mais  peut-être  passé 
sous  silence,  omis  ;  c'est  la  manière  d'oublier  des  amis  de  jeunesse . 
Les  vrais  amis  de  l'écrivain  supérieur  ne  sont-ils  pas  dans  la  géné- 
ration qui  vient  après  eux? 

La  conversation  fut  interrompue.  On  était  venu  nous  dire  qu'il 
nous  recevrait  sous  la  charmille;  j'y  allai.  J'entendis  une  voix 
douce  qui  me  demandait  pardon  de  m'avoir  fait  attendre.  Je  ne  le 
voyais  pas  encore.  Cette  voix  me  pénétra.  J'entrai  ;  je  le  vis  qui 
étendait  sa  main  du  côté  où  il  pensait  que  j'allais  m'asseoir  ;  je  la 
serrai  avec  affection  et  respect.  Il  demanda  s'il  faisait  du  soleil 
— je  pouvaish  peine  en  soutenir  le  reflet  sur  les  feuilles  brillantes 
delà  charmille  — ,  et  si  je  n'en  serais  pas  incommodé.  Je  le  rassu- 
rai, et  m'assis  près  de  lui.  Ses  paroles  venaient  lentement;  il  s'é- 
tait promis  de  m'en  tant  dire  !  Je  le  regardai  et  l'écoutai  avide- 
ment, des  yeux,  des  oreilles  et  du  cœur.  Imaginez-vous  une  belle 
ligure  douce  et  souriante,  un  front  élevé,  harmonieux,  d'une 
grande  blancheur,  qui  m'a  rappelé  celui  de  Benjamin  Constant , 
d'illustre  mémoire  ;  de  beaux  yeux  noirs  qui  ne  voient  plus,  mais 
qui  parlent  encore  ;  qui  se  lèvent  lentement,  et  quelquefois  inéga- 
lement, l'un   un  peu  plus  que  l'autre;  qui   ont  de  l'expression 


REVUE    DE    PAKJS.  ^83 

et  n'ont  pas  Je  regard  ;  qui  ne  sont  que  tournés  vers  vous  et  qui 
pourtant  vous  pénètrent;  et,  au-dessus  de  ces  yeux ,  des  sourcils 
noirs,  épais,  dessinés  gracieusement  ;  et,  sur  ce  front,  des  cheveux 
de  même  couleur,  abondans,  soyeux,  qui  se  bouclent  naturelle- 
ment ;  une  tête  de  beau  jeune  homme  mûri  par  la  pensée,  avec  un 
mélange  de  grâce  et  de  gravité;  une  voix  vibrante,  inaladive, 
mais  assez  animée;  un  nez  fin;  une  bouche  d'une  belle  forme 
quoique  légèrement  contractée  par  l'habitude  de  la  souffrance;  et, 
sur  toute  cette  figure ,  dans  tous  ces  traits  que  la  maladie  n'a  pas 
déformés,  un  bon  sens  bienveillant,  de  l'élévation  et  de  la  naïveté 
les  qualités  de  ses  livres ,  intelligence ,  sagacité  critique,  sentiment 
de  la  vie.  Je  lui  trouvai  le  visage  calme,  reposé,  comme  s'il  avait 
le  pouvoir  d'empêcher  ses  souffrances  intérieures  d'altérer  ce  pur 
miroir  où  se  réfléchit  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon,  d'élevé  d'intelli- 
gent, hélas  !  et  le  peu  qu'il  y  a  de  bonheur  en  lui.  J'en  fus  d'au- 
tant plus  surpris,  que  je  venais  d'apprendre  par  les  siens  qu'il 
avait  tous  les  jours  quelques  momens  de  douleur  aiguë  ;  c'est  là  le 
prix  que  la  nature  impitoyable  lui  fait  payer  ce  peu  de  belles  pages 
qu'il  écrit  dans  les  courtes  trêves  de  ses  souffrances.  C'est  un  dur 
marché  que  celui-là,  une  page  pour  une  heure  d'angoisses!  Mais 
la  crise  passe  et  la  page  reste  ;  il  sait  cela  ;  il  y  a  foi,  et  il  ne  se 
plaint  pas  du  marché. 

Aucun  détail  n'est  petit,  d'un  personnage  si  intéressant.  Un  de 
ses  gestes  habituels,  quand  il  cause,  est  de  porter  sa  main  droite 
à  son  nez ,  et  de  le  prendre  entre  ses  deux  premiers  doigts  comme 
s'il  le  voulait  effiler  et  polir.  Pendant  qu'il  me  parlait  la  tête 
tournée  et  les  yeux  errans  de  mon  côté ,  je  regardais  au  fond  de 
ces  yeux  avec  une  curiosité  respectueuse,  mais  vive  comme  si 
j'y  avais  voulu  chercher  quelque  espérance  lointaine  de  guérison. 
Je  m'y  voyais  parfaitement,  comme  dans  un  œil  qui  regarde 
réfléchi  dans  leur  mobile  et  profonde  prunelle  ;  c'est  toujours  un 
miroir  qui  reçoit  les  objets ,  mais  qui  ne  les  renvoie  plus  a  l'inté- 
rieur, au  fond  de  cette  pensée  que  le  spectacle  du  monde  visible 
ne  réjouit  plus  ;  la  maladie  a  tendu  un  voile  noir  entre  son  ame  et 
ses  yeux;  je  m'y  voyais,  mais  je  n'y   pouvais   voir   toutes   les 

19. 


9.84  REVUE    DE    PARIS. 

nuances  si  délicates  de  sa  pensée.  Sauf  une  expression  invariable 
de  douceur  et  d'intelligence,  n'y  cherchez  rien  de  plus  :  quand  ses 
idées  sont  riantes, — et,  grâce  a  Dieu,  il  lui  en  vient  quelquefois  au 
milieu  des  siens,  —  son  regard  ne  rit  pas;  il  reste  grave,  triste,  dou- 
loureux; mais  toutes  ces  nuances  qu'il  ne  peut  plus  reproduire 
s'épanouissent  sur  tous  ceux  des  traits  de  son  visage  que  la  ma- 
ladie a  respectés.  Si  vous  ne  pouvez  pénétrer  par  les  yeux  dans 
cette  ame  choisie,  vous  le  pouvez  par  le  reste  de  sa  figure,  qui 
trahit  toutes  ses  pensées  par  le  jeu  de  toutes  ses  fibres  vives  et 
délicates,  et  qui  n'en  trahit  que  de  nobles,  de  bienveillantes, 
d'inspirées.  De  temps  en  temps,  un  doux  vent  de  septembre  écar- 
tait les  feuilles  de  la  charmille ,  et  laissait  passer  un  rayon  de 
soleil,  un  dard  aigu,  qui  aurait  blessé  ,  même  sous  la  paupière, 
un  œil  doué  de  la  vue ,  et  qui  plongeait  impunément  dans  le  sien  ; 
il  n'en  sentait  ni  l'aiguillon  ni  la  chaleur.  Amère  parodie  du  re- 
gard de  l'aigle,  qui  fixe  le  soleil,  mais  qui  le  voit! 

Je  trouvai  toutes  mes  spéculations  et  précautions  de  la  route 
bien  ridicules.  Il  ne  me  dit  rien  de  sa  maladie,  rien  de  ses  yeux 
éteints,  rien  de  ses  angoisses  de  chaque  jour,  rien  de  ses  nuits  sans 
sommeil  ;  il  me  parla  de  Paris,  de  son  amour  de  l'art,  de  ses  tra- 
vaux en  train ,  de  ses  travaux  projetés ,  de  ses  merveilleux  desseins. 
Il  traite  la  douleur  comme  une  perte  de  temps  dont  il  ne  faut  pas 
se  vanter.  Je  m'attendais  a  quelques  retours  plaintifs  vers  les 
belles  années  où  il  avait  vu  le  soleil;  et,  par  je  ne  sais  quelle 
pointe  d'égoïsme  misérable ,  je  les  craignais ,  pour  l'embarras  de 
trouver  en  moi  une  sympathie  et  des  consolations  qui  fussent  a  la 
hauteur  de  confidences  si  poignantes  ;  il  mêles  épargna;  peut-être 
parce  qu'il  se  méfie  même  de  la  sensibilité  d'un  ami,  et  qu'il  ne 
veut  pas  mettre  les  gens  dans  la  gêne  de  se  faire  plus  attristés  qu'ils 
ne  sont,  et  de  parler  au-delà  de  ce  qu'ils  sentent.  Mais  non. 
Pourquoi  chercher  une  explication  a  mes  dépens?  S'il  ne  dit  rien 
de  SCS  maux,  n'est-ce  point  qu'il  ne  trouve  pas  qu'on  paie  trop 
cher  d'une  vie  mutilée  une  des  premières  places  dans  l'art;  ou  que, 
se  sentant  valide  dans  sa  pensée,  alerte,  iufaligable,  chemiuaut 
librement  dans  les  àgos  passés,  ayant  delà  vie,  non-seulement 


REVUE    DE    PARIS.  285 

pour  lui,  mais  encore  pour  tous  ces  hommes  de  l'histoire  qu'il 
ressuscite  et  remet  sur  leurs  pieds,  il  ne  veut  f»as  donner  à  La 
maladie  l'avantage  de  la  croire  plus  forte  que  sa  volonté,  et, 
comme  les  Stoïciens ,  mais  non  dogmatiquement ,  il  nie  la  douleur? 
S'il  ne  regrette  pas  le  soleil  sensible,  n'est-ce  point  que  dans  cette 
tête  oii  toute  la  vie  s'est  retirée ,  son  imagination  fébrile  a  allumé 
un  soleil  qui  lui  semble  bien  plus  beau  que  le  nôtre?  car  il  en  est 
le  maître,  il  le  peut  a.  volonté  fuire  lever  sur  son  monde  intérieur, 
il  le  regarde  en  face,  il  le  crée. 

J'avais  déjà  passé  deux  heures  avec  lui  ;  je  craignais  de  le  fati- 
guer ;  je  demandai  a  voir  la  ville ,  et  d'abord  la  maison.  Le  mé- 
decin inspecteur  des  bains  de  Luxeuil ,  M.  Monin,  homme 
instruit  et  obligeant,  s'offrit  a  m'accompagner. 

—  Je  ne  puis  vous  donner  un  meilleur  cicérone ,  me  dit  le 
malade:  — Oui,  voyez  d'abord  la  maison;  elle  est  d'une  belle 
conservation,  et  d'un  style  curieux. 

L'avait-il  donc  vue?  non.  Il  est  venu  "a  Luxeuil  aveugle.  Mais, 
sur  de  simples  notes,  il  l'a  devinée  par  la  science  et  l'imagination, 
les  deux  yeux  de  son  esprit;  et  s'il  la  voulait  peindre,  il  serait 
moins  embarrassé  que  moi  qui  n'ai  pas  la  première  et  ne  veux  pas 
courir  après  la  seconde. 

Nous  sortîmes,  M.  Monin  et  moi.  A  peine  dans  la  rue  :  —  Eb 
bien,  docteur,  que  pensez-vous  de  notre  pauvre  malade? 

—  J'en  pense  bien ,  et  j'en  espère  mieux. 

—  Quoi!  il  pourrait  vivre  long-temps  encore? 

—  Vivre  vie  d'homme,  comme  vous,  comme  moi. 

—  Allons,  docteur,  je  suis  prêt  à  tout  admirer  dans  votre 
petite  ville. 

Nous  étions  alors  en  face  de  la  maison ,  dans  la  rue.  L'archi- 
tecture est  du  commencement  du  quinzième  siècle  ;  des  fenêtres 
inégalement  percées ,  disposées  sans  symétrie ,  coupées  par  la 
moitié,  mais  délicatement  sculptées  tout  autour;  a  gauche,  une 
jolie  tourelle ,  toute  festonnée ,  en  saillie  sur  l'angle  de  la  maison , 
d'un  bout  touchant  le  toit ,  de  l'autre  descendant  jusqu'au  premier 
étage,  sortant  "a  moitié  du  nnn-,  et  qui  semble  comme  un  ornement 


286  REVUE    DE    PAKIS- 

délicat  qu'on  y  aurait  collé.  Au  premier  ,  ce  balcon  dont  j'ai  déjà 
parlé,  admiré  pour  sa  hardiesse ,  tout  en  pierre ,  régnant  dans  toute 
la  longueur  de  l'étage,  d'une  élégance  comparative,  si  les  enthou- 
siastes me  veulent  pardonner  ce  blasphème,  beau  vu  le  temps, 
mais  hardi  dans  tous  les  temps.  Dans  le  dernier  siècle  ,  Tun  des 
propriétaires  de  cette  maison,  peut-être  quelque  bailli  (c'était  la 
maison  officielle  des  baillis  ) ,  fit  élever  des  colonnettes  pour  alléger 
la  charge  du  balcon  qui  originairement  portait  tout  entière  sur 
de  simples  avances  en  pierre,  doublement  fatiguées  par  le  poids  et 
le  temps.  Ce  prudent  propriétaire  a  été  traité  de  barbare  par  les 
puristes  ;  mais  sans  ce  barbai-e ,  le  balcon  serait  peut-être  a  bas. 

Dans  rintérieur ,  les  planchers  et  les  plafonds  des  chambres  sont 
restés  les  mêmes;  c'est  l'art  grossier  mais  solide  des  charpentiers  du 
quinzième  siècle.  Deux  cheminées,  de  forme  grandiose  et  élégante, 
sous  le  manteau  desquelles  pourrait  se  chauffer  debout  un  tambour 
major ,  sont  restées  intactes ,  sauf  des  recrépissages  au  vernis  qui 
ont  émoussé  les  profils  des  pieux  bas-reliefs  qui  les  surmontent, 
et  dont  l'un,  si  je  m'en  souviens  bien,  représente  Adam  et  Eve 
chassés  du  paradis.  L'une  de  ces  cheminées,  plus  endommagée 
que  l'autre,  est  l'inutile  ornement  d'une  chambre  où  l'on  fait 
sécher  du  linge,  et  où  l'on  garde  des  ognons;  l'autre  chauffe 
encore,  en  hiver,  une  chambre  vaste,  commode,  avec  un  lit 
pour  les  hôtes  :  c'est  cette  chambre  que  les  maîtresses  de  la  maison 
avaient  obligeamment  préparée  pour  moi,  pensant  que  j'y  passe- 
rais une  nuit,  et  m'y  invitant  avec  toute  la  grâce  possible.  Si  mon 
temps  m'eût  permis  de  répondre  a  cette  offre,  peut-être,  sur  ce  bon 
lit,  haut  et  moelleux,  enibncé  dans  la  plume  qui  porte  aux 
bizarres  rêveries,  j'aurais  songé  que  je  voyais  au  coin  de  cette 
cheminée  béante ,  les  pieds  étendus  devant  un  feu  doux  et  lan- 
guissant, le  corps  plongé  dans  un  vaste  fauteuil,  l'ambitieux  abbé 
de  Jouffroy ,  rêvant  tout  éveillé  au  chapeau  de  cardinal ,  pendant 
que  le  vent  gémissait  dans  la  cheminée ,  et  que  la  cloche  de  l'ab- 
baye sonnait  le  couvre-feu  ;  —  ou  peut-être ,  me  serais-je  imaginé 
voir  mon  pauve  paralytique,  levé  dès  le  matin,  avec  le  soleil  qu'il 
aurait  revu,  une  (.aune  de  voyageur  a  la  main,  au  lieu  d'un  bâton 


lŒVLt;    DE    PARIS.  ^87 

(l'aveugle,  me  venant  éveiller  ilaiis  ma  eiiambre  hisloriqiie,  poiii 
aller  passer  avec  lui  les  heures  brillantes  du  midi  sous  la  fraîche 
feuillécdu  Val-Dajoux,  nous  entretenant  dn  passé  et  du  présent, 
dans  des  causeries  molles  et  oisives,  lui  me  parlant  des  morts, 
moi  1  ui  parlant  des  vivans  ! 

C'est  au  cardinal  Jouffroy  que  cette  jolie  maison  doit  son  in- 
térêt historique.  Il  était  de  Lnxeuil,  on  ses  parens  tenaient  un 
beau  rang.  Elevé  pour  l'Église,  orateur  goûté  dans  les  conciles 
du  quinzième  siècle ,  ambassadeur  du  duc  de  Bourgogne,  Philippe- 
le-Bon,  Il  fut  distingué  de  Louis  XI,  qui  débauchait  au  duc,  son 
rival,  tous  ses  hommes  distingués,  et  qui  fit  obtenir  a  Jouffrov  le 
chapeau  de  cardinal,  le  nomma  son  aumônier,  le  combla  de  bé- 
néfices et  d'abbayes ,  lui  donna  des  troupes  a  commander  et  des 
mariages  a  négocier,  et  lui  bâtit  une  fortune  qui  resta  toujours  au- 
dessous  de  l'ambition  de  Jouffroy.  Son  titre  historique  est  d'avoir 
aidé  a  l'abolition  de  la  Pragmatique  Sanction j  qui  gênait  le  pape, 
et  que  Louis  XI  échangea  un  peu  trop  vite  contre  des  promesses 
que  le  pape  ne  tint  pas.  Cette  abolition,  entre  autres  choses ,  ren- 
dait au  Saint-Siège  la  nomination  des  évêques  français,  que  la 
Pragmatique  Sanction  avait  attribuée  au  libre  suffrage  des  chapi- 
tres. Plus  tard,  Jouffroy,  trompé  par  la  cour  de  Rome,  dans  une 
ambassade  qui  avait  pour  but  de  régler  des  affaires  temporelles , 
travailla  au  rétablissement  de  cette  même  ordonnance  qu'il  avait 
contribué  a  abolir,  et  il  ne  tint  pas  a  lui  que  la  nomination  des 
évêques  ne  revînt  aux  chapitres.  Son  zèle  pour  la  papauté  n'était 
pas,  comme  on  voit,  purement  religieux.  Ce  fut  un  de  ces  mille 
prêtres  qui  faisaient  leur  fortune  par  leur  habit ,  et  se  poussaient 
aux  honneui's  spirituels  pour  leurs  profits  temporels  :  exemple  as- 
sez commun  d'une  vie  agitée ,  d'une  ambition  mondaine  et  d'une 
ardeur  insatiable  pour  les  biens  de  ce  monde,  sous  la  triple  robe 
de  prieur  d'abbaye ,  d'évêque  et  de  cardinal  ;  triple  cilice  d'or- 
gueil, d'impureté  et  de  convoitise,  a  cette  époque  et  depuis. 

Tout  en  face  de  la  maison  du  cardinal  Jouffroy  il  y  eu  a  une 
autre,  d'une  architecture  moins  ornée,  qui  servait  sans  doute  de 
dépendance  a  la  première.  Elle  est  flanquée  a  gauche  d'une  tour 


288  REVUE    DE    PARIS. 

assez  élevée  :  a  droite  une  petite  tourelle  comme  celle  que  j'ai  déjà 
décrite,  mais  d'un  travail  encore  plus  délicat,  si  mes  souvenirs  ne 
me  trompent,  sort  a  moitié  du  mur,  sur  lequel  elle  dessine  un  élé- 
gant cul- de-lampe  j  qui  en  forme  comme  le  pied  et  d'où  pendent 
des  figures  bizarres,  dont  les  profils  sont  aussi  fins  que  si  la  tou- 
relle sortait  des  mains  du  scidpteur.  Sauf  la  couleur  noirâtre  que 
le  temps  y  a  répandue ,  vous  diriez  un  travail  d'hier.  Les  écha- 
fauds  viennent  d'être  enlevés.  Quant  k  la  tour,  elle  n'a  pas  d'or- 
nemens  a  sa  paroi  extérieure  et  circulaire  ;  mais  le  dedans  en  est 
curieux.  C'est  un  escalier  large  et  doux,  dont  les  marches  s'éta- 
lent mollement,  comme  s'il  avait  été  construit  pour  le  pas  débile 
et  la  respiration  courte  d'un  vieillard  ;  il  mène  h  différentes  cham- 
bres carrées  et  spacieuses ,  habitées  par  de  pauvres  gens ,  avec 
leurs  vastes  cheminées  d'autrefois,  et  ces  manteaux  béans  qui  at- 
tendent des  ormes  tout  entiers,  et  sous  lesquels  s'accroupit,  ra- 
massée autour  d'un  petit  feu  de  fagots,  quelque  pauvre  famille  qui 
a  succédé  aux  gens  de  monsieur  le  cardinal.  Cette  tour  se  termine 
par  une  toiture  en  charpente ,  d'un  beau  travail ,  et  qui  est  percée 
de  lucarnes ,  d'où  on  a  vue  sur  un  riche  paysage ,  et  d'où  le  guet  de 
monsieur  le  cardinal  pouvait  regarder  loin  dans  la  plaine.  L'escalier 
est  éclairé  en  dedans  par  plusieurs  petites  fenêtres  pratiquées  dans  le 
mur  circulaire ,  et  au  -  dessus  desquelles  on  lit ,  sculpté  en  carac- 
tères gothiques,  alternativement  y^i^e  et  Maria.  Le  marbre  ne  re- 
tient pas  si  bien  que  la  pierre  de  Luxeuil  les  délicatesses  du 
ciseau. 

De  la  tour ,  M.  Monin  me  conduisit  k  l'établissement  des  bains. 
Les  bains  sont  le  plus  beau  titre  de  Luxeuil  et  assurément  son  mo- 
nument le  plus  populaiie,  en  ce  qu'il  y  attire  des  étrangers  et  de 
l'argent.  Cet  édifice  est  du  dix-huitième  siècle.  On  a  gardé,  dans 
sa  construction ,  quelques  traditions  de  l'architecture  romaine.  La 
façade  est  lui  portique  a  plein  cintre,  avec  un  étage  au-dessus. 
Tout  l'édifice  n'est  pas  de  trop  mauvais  goût,  vu  le  temps.  On  a 
comme  respecté  ce  sol  chargé  d'antiquité,  et  qui  j)orta  d'abord  des 
bains  romains ,  lesquels  ,  d'après  une  inscription  Uouvcc  dans  le 
dernier  siècle,  existaient  dès  le  temps  de  César  qui  donna  ordre 


REVUK    DK    PARIS.  ''^9 

à  son  lieutenant  Labiemis  de  les  faire  réparer.  Tout  auprès  est  y\n 
jardin  avec  des  arbres  mutilés  en  berceaux ,  à  la  manière  du  dix- 
huitième  siècle ,  et  deux  belles  allées ,  où  des  platanes  robustes 
étendent  librement  leurs  branches  et  déploient  leurs  larges  feuilles 
sur  la  tête  des  promeneurs  qui  viennent  y  attendre,  a  Tombre, 
l'heure  du  bain. 

L'intérieur  de  ces  bains  m'a  vivement  intéressé,  par  l'abon- 
dance des  eaux  surtout  :  il  y  en  aurait  de  quoi  faire  courir  une 
rivière.  Je  comprends  très-bien  l'étymologie  du  mot  Luxeuil ,  lixi- 
f^ium,  lessive  ;  car  les  bains  suffiraient  a  lessiver  toutes  les  bardes 
de  la  petite  ville,  ou  au  moins  toutes  les  santés  inquiètes  de  la 
Franche- Comté.  M.  Monin,  en  particulier,  ne  doute  pas  de  l'ef- 
ficacité de  ces  eaux.  Qui  donc  y  croirait,  si  ce  n'est  d'abord  l'in- 
specteur? Les  eaux  de  Luxeuil,  dont  la  température  est  graduée, 
depuis  la  tiède  jusqu'à  la  brûlante,  tombent  dans  des  bassins  cir- 
culaires ,  séparés  par  compartimens ;  chaque  compartiment  reçoit 
un  degré  de  chaleur  différent.  J'admirais  cette  libéralité  de  la  na- 
ture qui,  dans  un  espace  de  quelques  pieds  carrés,  fait  jaillir  des 
eaux  de  toutes  les  températures,  et  a  côté  d'une  source  simplement 
tépide ,  en  amène  une  autre  oii  l'on  ferait  cuire  des  œufs  ;  de  telle 
sorte  qu'on  peut  prendre ,  sous  le  même  toit,  un  bain  froid  et  une 
douche  de  vapeur.  Les  bassins  servent  de  baignoires  communes. 
On  s'y  met  a  l'eau ,  hommes  et  femmes ,  comme  a  une  piscine  pro- 
batique ,  jeunes  et  vieux ,  vierges  et  graud^mères , 


Pueri ,  innuptœque  puellae  , 


dans  des  peignoirs  qui  ne  laissent  voir  que  le  visage.  Tout  autour  des 
bassins  régnent  circulairement  des  cellules  particulières  où  les  bai- 
gneurs se  déshabillent  ;  et  c'est  de  la  qu'a  une  heure  dite  sortent , 
comme  de  blancs  fantômes,  soixante  malades  de  tous  les  degrés  et  de 
tous  les  âges,  malades  de  leur  fait  ou  du  fait  de  leurs  pères  ;  vieux 
qui  veulent  se  rajeunir,  et  jeunes  qui  veulent  vieillir-,  étourdis  qui 
espèrent  piper,  a  la  faveur  de  la  liberté  du  bain  commun,  quelque 
agflès  malade  de   désirs  rentrés ,  et  pêcher  quelque  poisson  idans 


•jÇyO  HEVUE     DK     PARIS. 

cette  eau  trouble.  Tous  descendent  pêle-mêle  dans  ces  bassins;  les 
uns  restent  assis  sur  les  degrés  :  ce  sont  ceux  qui  prennent  le  bain 
au  sérieux;  les  autres  s'étendent  en  long  sur  les  dalles  ;  ceux-ci 
s'agenouillent,  ceux-là  s'accroupissent;  les  plus  pétulans  barbol- 
tent  :  on  rit,  on  cause,  on  chuchote,  on  éclate,  on  projette  des 
bals ,  des  soirées ,  des  parties  de  campagne  ;  on  dit  du  bien  de 
M.  Monin  :  —  du  plus  malade  de  tous ,  du  nôtre ,  on  ne  dit  rien  ; 
car  qui  est-ce  qui  le  connaît  dans  la  Basse-Franche-Comté?  La  va- 
peur qui  s'exhale  de  ces  eaux  et  de  ces  corps  monte,  se  répand 
dans  la  salle ,  fait  des  verres  de  Bohême  de  tous  les  carreaux  de 
vitre ,  dégoutte  des  murs  qui  ruissèlent  ;  les  propos  redoublent  ; 
tous  ces  peignoirs  anguleux  s'animent  ;  les  malades  oublient  leurs 
maladies  douteuses;  les  grand'mères  se  croient  dans  la  fontaine 
de  Jouvence  ;  les  agnès  s'enhardissent la  gaieté  du  bain  com- 
mun, c'est  le  plus  clair  de  l'effet  des  eaux. 

—  Et  la  morale ,  docteur  ? 

—  La  morale  n'en  souffre  pas.  Il  ne  se  fait  rien  par  les  bains 
qui  ne  se  fût  fait  sans  les  bains.  Le  peignoir  et  l'eau  tuent  l'illu- 
sion et  l'amour.  J'ai  vu  des  jeunes  gens  attirés  par  cette  promis- 
cuité, et  qui  pensaient  trouver  la  femme  libre  dans  quelqu'un 
de  ces  compartimens ,  qui  s'en  sont  allés  comme  ils  étaient  venus. 

—  A  la  bonne  heure. 

Au-dessus  des  cellules  sont  quelques  bustes  de  grands  person- 
nages romains,  les  uns  antiques,  les  autres  imités  de  l'antique. 
Les  premiers  ont  été  trouvés  a  l'endroit  même  où  s'élèvent  les 
bains,  dans  les  décombres  de  ceux  de  Labiénus.  Ils  président  aux 
innocens  bavardages  des  chétifs  descendans  des  Gaulois ,  eux  qui 
ont  vu  peut-être  a  cette  même  place  se  consommer  les  sales  dé- 
bauches de  la  Vénus  des  Thermes,  et  grouiller  dans  l'eau  les  ceutu- 
rions  et  les  courtisanes ,  lesquels  venaient  se  hâter  de  vivre  là  où 
les  cliens  et  clientes  de  M.  Monin  viennent  faire  durer  leurs  pe- 
tites santés. 

Luxeuil  fut  l'une  de  ces  mille  villes  sur  lesquelles  passa  le  che- 
val d'Attila,  ce  cheval  qui,  au  dire  du  barbare,  ne  foulait 
aucune  terre  sans  que  l'herljc  cessât  d'y  croître.  Les  ruines  de  la 


REVUE    DE    PARIS.  ^9 1 

ville  romaine  servirent  de  sol  a  la  ville  française.  C'est  ainsi  que 
faisait  Attila  :  il  mettait  dessous  ce  qui  était  dessus ,  il  retournait 
une  terre  chargée  de  villes,  comme  le  laboureur  retourne  un 
champ  couvert  de  chaume;  il  défrichait  le  vieux  monde  pour  le 
christianisme,  lequel  venait  après  lui,  avec  des  maçons  pour  archi- 
tectes ,  et  les  peuples  pour  ouvriers ,  bâtir  des  abbayes  a  l'abri 
desquelles  se  groupaient  quelques  cabanes  de  serfs,  puis  un  vil- 
lage, puis  un  château  et  son  châtelain  pour  exploiter  la  petite  po- 
pulation de  compte  h  demi  avec  l'abbaye ,  puis  une  commune  qui 
devait  dévorer  le  châtelain  et  l'abbé. 

Environ  cent  trente  ans  après  Attila ,  saint  Coloraban,  ce  moine 
irlandais  qui  allait  semant  l'Europe  de  fondations  pieuses  ,  et  l'é- 
difiant par  ses  lumières  et  ses  vertus,  vint  a  Luxeuil  et  y  fonda 
une  abbaye  où  trois  cents  religieux ,  se  relevant  a  tour  de  rôle 
dans  l'église,  comme  une  pieuse  troupe  a  un  poste  d'honneur, 
chantaient  éternellement  les  louanges  de  Dieu.  Au  septième  siècle, 
on  venait  de  tous  les  pays  a  l'abbaye  de  Saint-Colomban  pour 
ses  écoles,  qui  étaient  célèbres.  Les  abbés  avaient  le  droit  de  faire 
grâce  et  de  battre  monnaie.  Détruite  deux  fois  par  la  guerre ,  l'ab- 
baye de  Luxeuil  se  releva  deux  fois  ;  mais ,  comme  il  arrive ,  s'af- 
faiblissant  et  perdant  de  son  importance  a.  chaque  fois.  Celle  que 
M.  Monin  me  mena  voir  coûta  500  livres  à  rebâtir ,  somme  si 
modique ,  même  en  tenant  compte  de  la  valeur  plus  élevée  de  la 
livre  k  cette  époque,  qu'il  faut  bien  croire  que  les  habitans  y  ai- 
dèrent par  des  dons  en  nature ,  et  que  les  seigneurs  du  pays  per- 
mirent qu'on  en  coupât  les  charpentes  dans  leurs  bois.  L'abbé  de 
Luxeuil  était  encore  souverain  au  temps  de  Qiarles-Quint  ;  l'abbé 
régnant  abdiqua  même  sa  souveraineté  en  faveur  de  ce  prince. 

Aujourd'hui  cette  abbaye  est  délabrée.  Les  dalles  des  corridoi's 
se  disjoignent,  les  murs  se  lézardent;  l'édifice  menace  ruine.  S'il 
tombe,  ce  sera  pour  ne  plus  se  relever,  car  la  piété  du  conseil 
municipal  et  les  centimes  additionnels  ne  suffiraient  pas  k  une 
telle  œuvre.  On  ne  gagne  plus  le  paradis  a  apporter  sa  pierre  à  la 
fondation  des  monastères.  A  la  place  des  trois  cents  religieux  de 
Saint-Colomban,  l'abbaye  de  Luxeuil  est  habitée  par  quelques 


•>.<)■>.  REVUE    DE    PAFUS. 

séminaristes,  maigres  recrues  du  clergé  de  la  Franche -Comté  , 
trop  peu  nombreux  pour  empêcher  l'herbe  de  croître  dans  les 
cours,  et  pour  remplir  de  leurs  chants  la  vaste  nef  de  l'église.  Ils 
apprennent  la  théologie  et  le  latin  de  la  Vulgate ,  pour  le  psalmo- 
dier quelque  jour  au  fond  d'un  village ,  dont  le  principal  proprié- 
taire les  aura  à  diner  tous  les  dimanches ,  par  un  reste  d'habitude 
seigneuriale  à  laquelle  les  esprits  forts  ne  manquent  pas. 

Le  jardin  de  l'abbaye  fournit  des  légumes  au  séminaire.  J'y  ai 
remarqué ,  à  l'entrée ,  nn  beau  débris  de  bas  -  relief  antique  ,  que 
les  séminaristes  ont  rayé  avec  la  pointe  de  leurs  couteaux,  non  pas 
dans  une  de  ces  pensées  chrétiennes  de  l'espèce  de  celle  qui  pous- 
sait le  pape  Adrien  VI  a  vouloir  qu'on  fît  du  plâtre  avec  l'Apollon 
du  Belvédère ,  mais  par  une  innocente  distraction  d'écoliers. 

L'église  est  assez  belle  ;  elle  a  un  magnifique  buffet  d'orgue  qui 
descend  le  long  du  mur  jusqu'à  hauteur  d'homme,  et  pose  sur 
une  sorte  d'Atlas  assez  ridicule  ;  les  sculptures  en  bois  en  sont 
convenables. 

Tout  près  de  l'église  est  une  maison  particulière ,  du  même 
temps,  je  pense,  que  la  maison  du  cardinal  Jouffroy,  avec  des 
fenêtres  doubles ,  et  au-dessus  des  fenêtres  et  de  la  porte ,  dans 
l'intervalle  du  rez-de-chaussée  au  premier  étage ,  des  enroulemens 
et  des  guirlandes  de  pierre  ,  d'une  légèreté  et  d'une  grâce  admi- 
rables :  tout  cela  conservé,  on  ne  sait  comment.  Vous  diriez  que 
cette  jolie  maison  a  été  gardée  sous  une  cloche  de  verre,  dont  on 
aurait  enlevé  l'air  avec  la  machine  pneumatique.  Ni  le  froid  ni  le 
chaud  ne  mordent  sur  cette  pierre  de  Luxeuil ,  et  la  teinte  noi- 
râtre que  le  temps  y  répand  est  d'un  ton  si  doux  a.  l'œil ,  que  je 
ne  sais  si  je  ne  l'aime  pas  mieux  que  la  couleur  feuille-morte  dont 
le  soleil  dore  la  vieillesse  des  monumens  du  midi.  Cette  maison, 
j)rès  de  l'église,  m'a  d'autant  plus  intéressé  qu'elle  ne  figure  dans 
aucun  recueil,  ni  album,  ni  keepsake  anglais  ou  français  ;  elle  est 
cachée  comme  dans  un  coin  de  la  ville ,  h  l'ombre  de  la  vieille  ab- 
baye ,  oubliée  et  comme  inaperçue  du  temps  et  des  hommes. 

En  rentrant  dans  la  grande  rue  de  Luxeuil ,  un  peu  avant  d'ar- 
river a  la  maison  du  cardinal  Jouffroy ,  a  gauche ,  une  maison  très- 


KEVUE    DE    PARIS.  igS 

remarquée  et  Irès-dessinée ,  encore  de  la  même  époque  et  d'une 
<;onservatlon  non  moins  étonnante,  a  été  badigeonnée  dans  ces 
derniers  temps  par  le  propriétaire  ou  principal  locataire  qui  y  tient 
un  café.  Indignation  d'usage,  exclamations  contre  le  vandalisme, 
toutes  les  apparences  d'un  désespoir  d'antiquaire,  en  présence 
d'une  telle  profanation.  Ni  le  peu  d'artistes  ni  le  peu  de  commis- 
marchands  que  l'amour  de  1  art  ou  que  le  commerce  des  vins  amè- 
nent a  Luxeuil,  n'y  font  faute.  Quel  dommage  d'avoir  allourdi 
par  des  couches  de  chaux  jaunâtre  et  blafarde  les  piliers  qui  sou- 
tiennent ce  portique  a  plein  cintre ,  d'avoir  émoussé  ces  reliefs  dé- 
licats en  emplissant  les  creux  de  badigeon ,  d'avoir  hébété  ces  pro- 
fils et  détruit  ce  jeu  de  la  lumière  et  des  ombres ,  si  délicat  sur 
des  pierres  déjà  noires  !  Oui ,  quel  dommage  !  et  je  l'ai  dit  comme 
un  autre ,  et  je  me  suis  battu  les  flancs  pour  être  a  la  hauteur  de 
ces  Jérémies  de  l'art  du  moyen  âge  ;  mais  qu'y  faire?  Quand  cette 
maison  était  noire ,  ce  portique  humide ,  ces  piliers  sombres  et  ab- 
sorbant le  jour  du  café,  sur  les  vitres  duquel  ils  reflètent  mainte- 
nant leur  brillante  teinte  jaune,  le  café  chômait;  les  sous-ofliciers 
et  les  officiers  en  retraite  allaient  ailleurs.  Le  limonadier,  qui  vit 
de  pratiques  plus  que  de  curieux ,  et  qui  préfère  les  consomma- 
teurs qui  entrent  dans  son  café  aux  antiquaires  et  aux  gens  de  let- 
tres qui  passent  devant,  a  fait  baJjiller  de  jaune  la  vieille  maison, 
qui  reluit  maintenant  au  loin  et  lui  tient  lieu  de  transparent  et 
d'enseigne.  A  la  place  de  ce  cafetier,  j'en  eusse  fait  autant;  liu, 
a  ma  place,  m'eût  traité  de  barbare,  et  nous  aurions  eu  tous  deux 
raison. 

Ce  ne  sont  pas  la  toutes  les  curiosités  de  Luxeuil  ;  mais  c'est 
tout  ce  qu'on  peut  en  voir  en  deux  heures ,  avec  un  guide  comme 
celui  que  j'avais ,  qui  ne  vous  fait  pas  perdre  une  minute. 

Je  revins  voir  mon  pauvre  malade.  Il  reposait  sur  son  lit.  J'at- 
tendis dans  la  chambre  voisine;  je  n'aurais  pas  voulu  qu'on  lui 
ôtât  pour  moi  une  seconde  de  ce  repos  qui  suspend  ses  douleurs  , 
qui  rafraîchit  son  imagination,  qui  est  tout  son  soleil.  Je  m'entre- 
tins tout  bas  de  lui  avec  sa  femme,  qui  ne  peut  parler  que  de  lui , 
([ui  n'aime  a  parler  que  de  lui  ;  femme  admirable  qui  est  venue 


•J()4  REVUE    DE    PARIS. 

offrir  à  l'écrivain  aveugle  sa  main  ,  son  cœur,  son  esprit,  ses  nuits 
et  ses  jours,  pour  le  veiller,  le  soutenir,  lui  faire  voir  par  ses 
yeux ,  marcher  par  ses  pieds ,  écrire  par  ses  mains  ;  qui  s'est  ab- 
sorbée et  confondue  en  lui.  C'est  l'éternel  honneur  des  femmes  , 
qu'un  aveugle  puisse  trouver  une  épouse  fidèle  qui  se  colle  a  son 
bras  comme  Antigone  au  bras  d'OEdipe,  et  lui  pose  le  pied  sur 
cette  terre  où  tout  est  ronces  et  cailloux,  même  pour  le  voyant  et 
le  valide.  Je  voulais  en  louer  celle  dont  je  parle  ;  mais  elle  m'en  té- 
moignait du  déplaisir,  disant  que  si  on  le  connaissait  bien  on  la  trou- 
verait au-dessous  de  son  devoir.  Je  sentis  que  j'avais  fait  une  faute. 
Mais  l'homme  est  si  peu  désintéressé  (ju  il  lui  échappe  d'admirer 
naïvement  ce  qu'il  ne  serait  pas  de  force  et  de  cœur  a  faire ,  ne 
pensant  pas  qu'il  y  a  toujours  dans  une  admiration  de  ce  genre  un 
peu  de  sui'prise ,  et  que  la  surprise  suppose  qu'on  s'attendait  a 
moins.  C'est  par-lk  que  certains  éloges  peuvent  être  très  désobli- 
geans. 

La  nuit  est  bien  longue  pour  notre  malade.  Il  dort  peu,  et  d'un 
sommeil  troublé  par  les  souffrances ,  agité  par  toutes  les  passions 
des  héros  de  ses  histoires,  auxquels  il  donne  la  vie  aux  dépens  de 
la  sienne  :  car  il  n'a  pas  l'heureuse  condition  de  l'historien  spécu- 
latif qui  disserte  sur  les  faits  du  passé  sans  en  être  affecté,  et  qui 
glisse  au  milieu  des  époques  les  plus  remuantes  sans  en  éprouver 
le  contrecoup;  d'autant  plus  calme  que  tout  est  plus  agité  autour 
de  lui,  et  se  retirant  du  milieu  des  scènes  passionnées  dans  le 
calme  de  sa  raison; — lui,  il  vit  dans  le  passé  comme  vous  vivez 
dans  le  présent;  a  mesure  qu'il  bâtit  son  drame,  il  en  ressent 
toutes  les  péripéties  ;  a  mesure  qu'il  évoque  ses  héros ,  il  se  mêle 
parmi  eux  comme  un  frère  parmi  des  frères  ;  il  fait  le  drame  et  il 
y  assiste  ;  il  ressuscite  un  monde  et  se  jette  tout  au  travers  avec  la 
sensibilité  douloureuse  d'un  homme  de  ce  temps-ci ,  d'un  malade 
et  d'un  poète.  Le  jour,  il  se  fait  lire  les  vieux  livres  où  sont  les 
données  grossières  de  ses  histoires ,  et  la  nuit ,  après  quelques 
heures  de  premier  sommeil,  il  s'agite  tout  a  coup  sur  son  lit,  il 
miu-muro,  il  gémit  :  ce  sont  des  scènes  qui  s'arrangent  dans  son 
imagination  surexcitée  par  la  fièvre  ;  c'est  une  bataille  où  les  na- 


RKVIJK     DE     PARIS.  Ot.)') 

lioiiaiix  périssent  sons  le  glaive  du  conquérant;  c'est  nue  com- 
mune qui  tend  des  chaînes  dans  ses  rues,  ou  se  prépare  a  assiéger 
son  évêqne;  c'est  un  meurtre  qui  se  consomme  dans  une  église, 
au  pied  de  l'autel;  c'est  un  mariage  funèbre,  c'est  une  fuite,  c'est 
UQ  amour  plein  de  malheur,  et  qui  doit  finir  par  le  meurtre;  que 
sais-je  !  c'est  quelque  partie  du  grand  drame  de  l'histoire  qui  ar- 
rive dans  son  cerveau  a  ce  degré  de  réalité  et  de  vie  où  il  ne  la 
pourrait  plus  garder  sans  une  vive  douleur  ;  il  faut  donc  qu'elle 
sorte ,  il  faut  qu'une  oreille  soit  près  de  lui ,  toute  prête  pour  en- 
tendre ce  qu'il  va  dire,  il  faut  qu'une  main  soit  toujours  la  qui 
aille  aussi  vite  que  son  inspiration  fébrile.  Cette  oreille,  cette 
main,  il  ne  les  obtiendrait  de  personne  à  prix  d'or,  le  dévouement 
libre  les  lui  donne  :  c'est  sa  femme  qui  tient  la  plume  quand  il 
dicte. 

Je  ne  sais  pas  si  je  manque  a  la  discrétion  en  trahissant  le  se- 
cret de  vertus  si  touchantes  ;  mais  en  ce  siècle  de  désordre  intel- 
lectuel ,  où  la  moralité  des  romanciers  veut  donner  pour  toute  fin  à 
la  femme  l'amour  physique,  et  ne  sait  où  classer  celle  qui  n'est  que 
l'ange  gardien  d'un  mari  aveugle  et  moribond,  n'est-il  pas  du  de- 
voir de  quiconque  a  pu  rencontrer  un  bon  exemple  de  le  publiei 
a  haute  voix ,  comme  une  protestation  de  la  bonne  nature  hu- 
maine contre  ceux  qui  la  travestissent,  faute  de  la  savoir  obser- 
ver? Elle  donc  ne  s'endort  jamais  sans  avoir  sur  sa  table  un  crayon 
et  du  papier,  avec  une  veilleuse  pour  lumière.  Au  moindre  bruit , 
elle  s'éveille,  elle  écoute,  elle  attend.  Il  n'y  a  guère  de  nuit  où  le 
pauvre  poète  ne  l'appelle  :  tantôt  c'est  pour  lui  dicter  a  la  hâte 
quelque  ébauche  brillante  dont  il  fera  le  lendemain  un  splendide 
tableau  sous  la  charmille  du  petit  jardin,  quand  le  doux  souffle  d'une 
belle  matinée  aura  reposé  son  visage  et  fécondé  son  esprit;  tantôt 
c'est  pour  refaire  quelque  scène  pémblement  imaginée  la  veille, 
à  cause  d'un  léger  surcroît  de  souffrances ,  et  qui  se  sentait  de  la 
fatigue  du  corps;  c'est  peut-être  pour  y  répandre  plus  de  soleil  et 
de  lumière  ;  ou  bien  c'est  pour  rendre  aux  actions  leur  vrai  motif  qui 
avait  fui  son  intelligence  raidie  en  vain  contre  le  mal  :  tantôt 
c'est  pour  moins  que  cela.  C'est  pour  quelque  phrase  d'abord  mal 


.jg6  UEVUE    DE    PARIS. 

venue,  où  l'expression  était  incertaine,  et  qui,  parmi  les  mille  res- 
souvenirs  vagues  des  rêves ,  lui  sera  apparue  vive  et  colorée  ;  c'est 
pour  un  mot  qui  jurait,  ou  qui  laissait  échapper  la  pensée,  ou  qui 
entreprenait  trop  sur  le  génie  sévère  de  la  langue  ;  car  cet  homme- 
la  aussi  est  esclave  de  la  langue,  et ,  comme  notre  grand  prosateur 
Chateaubriand,  il  a  le  courage  de  douter  de  sa  pensée,  s'il  voit 
que  la  langue  lui  résiste  et  s'y  refuse.  Quand  il  est  soulagé,  il  se 
rendort,  et  elle  après  lui,  plus  heureuse  et  plus  reposée  de  ce 
sommeil  troublé,  que  s'il  s'était  contraint  pour  ne  pas  l'inter- 
rompre ;  et  cette  page  crayonnée  d'une  main  engourdie,  "a  la  lueur 
d'une  veilleuse,  dictée  par  un  malade,  de  son  lit  de  souffrance, 
vous  en  admirerez  demain  la  fraîcheur,  la  grâce,  la  facilité, 
comme  s'il  était  vrai  qu'il  n'y  a  pas  de  plus  doux  sourire  que  ce- 
lui d'une  bouche  souffrante,  ni  d'imagination  plus  fleurie  que 
celle  qui  brille  a.  travers  les  douleurs  du  corps  ! 

Je  le  revis  bientôt.  Il  me  parla  d'une  préface  a  laquelle  il  tra- 
vaillait depuis  quelques  jours;  cette  préface  devait  précéder  un  re- 
cueil de  morceaux  de  critique  historique  publiés  avant  ses  grands 
ouvrages ,  recueil  qui  a  paru  depuis.  Je  lui  demandai  a  voir  ce 
qu'il  en  avait  déjà  fait  :  celle  qui  l'avait  écrite  sous  sa  dictée  vou- 
lut bien  se  charger  de  la  lire.  Elle  y  mit  un  ton  que  je  ne  saurais 
rendre;  il  y  avait  dans  sa  voix  tremblante  je  ne  sais  quel  mélange 
délicat  d'orgueil  tendre  pour  les  belles  choses  qu'elle  lisait,  et  de 
crainte  de  ne  les  pas  faire  valoir  assez  par  le  débit,  ou  de  paraître 
les  faire  valoir  plus  qu'il  n'en  était  besoin.  Lui  la  suivait  avide- 
ment ,  lisant  intérieurement  ce  qu'elle  lisait,  a  ce  que  je  vis  aux 
mouvemens  de  ses  lèvres  qui  accompagnaient  ceux  de  la  lectrice. 
J'étais  touché  par  tous  les  points  sensibles  ;  de  la  chose  lue,  par 
mon  esprit;  de  la  lecture,  par  mon  cœur.  J'éprouvais  tous  les  sen- 
timens  a  la  fois,  curiosité,  sympathie,  admiration. 

On  se  mit  à  table  dans  une  belle  salle ,  au  premier ,  ayant  deux 
fenêtres  sur  le  petit  jardin,  et  deux  sur  la  rue  ,  ouvrant  sur  le  joli 
balcon  de  pierre  évidé,  d'où  son  énùnence  le  cardinal  Joulfroy 
bénissait  les  vilains  de  Luxeuil.  On  voulut  bien  me  faire  remar- 
quer que  je  mangeais  peu  :  outre  des  habitudes  qui  me  .suivent 


I 


REVUK     DE     PARIS. 


«eme  en  voyage    co.nment  penser  h  ranger,  quand  j'avais  tant 
avo,.et.a„,a  éconte,.?  Tantôt  le  d„„,es„qne,.an,.Aa  file 
celle-c.  plus  sonvent,  emplissent  sa  cuiller,  ou   piquent  ses  Z' 
ceaux  ,  et  „,  mettent  la  fourchette  dans  la  n,ain,  etavec  e    do  fc  I 
2;-,  .1  ™ange.  Il  „,ange  comn.e  un  homn,:  à  q>    1    do   f 
Montn  promet  longue  vie,  et  Dieu  l'entende!  avec  appétit    ml 

pas  des  jeux   11  n  est  pas  aveugle  comme  j'en  ai  vu  d'autre, 
cherchant,  s'tngéniant,   expérimentant  por  suppléa-  l""! 
qu.  letn^  manqtte,  et,  par  l'habitude,  finissant  iwv  ir  parfe 

Xt  alÎe  t  ™"'"  '""'''  '"  ''  '--'  ^^P»'-'  '  - 
4"  il  est  a\  eiigle.  ba  main  est  ton  purs  incertiînp    c«c 

toujours  sa„sht,t.  s',1  ne trottve    as  ,  V^Z^: ;^^::r: 
dœ,  ,1  s  arrête;  il  n'en.ploie  pas  «ne  seule  réflexln    n» 
«ne  réflexion  d'inst.nc.,  au  service  de  ses  hes::!!^:,        C^: 
d  fference  entre  cet  aveugle  et  les  aveugles  dont  je  parl'e  Z  s 
Plje  que  trop  bien.  Cenx-li.  n'étaient  point  distrai'  d     a    a  r 
facuon  de  leurs  besoins  par  une  vie  tout  intellectuelle    ils  n'a' 
valent  n,  la  pensée  qui  fait  o.élier  les  soins  du  eoros  n  !'      , 
«ne  femme  dont  tons  les  setts  leur  appar,' t;,'   i.'vl;*'::: 
marchât,  qui  respirât  pour  eux.  ,  î"'  vécut,  qu, 

che'rchaitr°'r\""''  '''"""'"'''  "'"P'^'  '"-'^il'ante;  il  ne 
cherchait  pas  a  la  hausser  an  niveau  de  sa  réputation  d'écr  vain 

m  a  soutemr  par  des  traits  cherchés  le  prestige  de  se     c  ts' 
comme  font  quelques  auteurs  distingués    ialoux  le  l'-,  ' 

«partout,  mêmeatable;ilca„saitV;reX^^^^^^^^^^^^^ 
tendre ,  pour  faire  changer  de  cours  h  ses  pensées    e 
«prit  par  la  variété  et  l':ba„do„.  Je  e  trouva   ,  •',         ''°''"°" 
la  httératnre  hrupnte,  de  cette  ii.téra  1 11e  q^s'     .T:::r^  '" 
^  inférieines,  mais  qui  n'arrive  pas  jus  u'anxl    r  t     h  LL" 
lien    avait   dans  sa  solitude,  plus  que  moi  qui  vis  au  m  itTd 
fe«;  .1  me  citait  des  vers  et  de  la  prose  que  jlvais  v       "    " 
je  n  avais  pas  lus;  il  a  une  mémoire  aZirble  quI^L'e     Tr'"' 
sotmaussibienqneRacine.Etn'était-cepaspiquantye,     nd    ^ 

■20 


U9S 


REVUE    DE    PARIS. 


éî^ayant  le  Jcssert  pnr  quelques  <-itatinns  de  i,i  l;uij:;iie  reconstituée 
(lu  dix-neuvième  siècle? 

Il  fallait  pourtant  retourner  à  Vesoul.  Nous  nous  quittâmes  avec 
effusion,  lui  plein  de  bonté  et  d'offres  d'amitié,  moi  syant  soin, 
dans  la  familiarité  qui  m'était  permise,  de  garder  les  convenances 
de  la  plus  sacrée  des  hiérarchies,  et  de  tenir  les  distances  d'un 
homme  de  ma  génération  a  un  homme  de  la  sienne,  d'un  inconnu 
a  un  écrivain  illustre.  Je  remontai  dans  ma  carriole,  emportant 
avec  moi  une  de  ces  lettres  tant  admirées,  que  je  n'avais  point 
lues,  que  j'allais  lire  tout  en  cheminant,  pour  abréger  l'ennui  de 
repasser  par  la  même  route.  Je  fis  deux  lieues  ainsi  sans  m'en  aper- 
cevoir ,  transporté  dans  ce  monde  de  nos  origines  nationales ,  où 
il  a  mis  la  lumière  de  la  création ,  et  dont  il  a  peint  avec  tant  de 
naïveté  et  de  grâce  les  mœurs  primitives ,  les  courages  simples,  les 
passions  brutales  et  les  vices  moitié  d'instinct ,  moitié  appris ,  re- 
couverts d'une  civilisation  importée,  pareille  k  un  oripeau  dont  se 
serait  affublé  un  sauvage.  Se  peut-il,  me  disais-je,  qu'un  homme 
sache  lire  si  si^rement  avec  les  yeux  d'autrui  au  fond  d'annales 
confuses  et  incertaines ,  dans  des  livres  écrits  sans  art  et  sans  goût, 
en  une  langue  dégénérée  et  corrompue  ;  qu'il  puisse  écrire  avec  les 
mains  d'autrui  des  pages  si  animées,  si  frémissantes,  si  pénétrées  de 
la  chaleur  de  vie  d'un  être  entier  ;  que  des  récits  si  bien  liés  aient 
été  faits  lambeaux  par  lambeaux,  dans  l'intervalle  des  souffrances,  et 
avec  les  intermissions  exigées  par  le  médecin  5  qu'un  souffle  si  égal 
échauffe  des  pages  morcelées  ;  que  des  fêtes  décrites  par  un  malade 
soient  si  riantes;  que  des  amours  rêvés  dans  la  fièvre  soient  si 
frais  et  si  naïfs;  qu'un  ton  si  ferme,  une  philosophie  si  sûre,  un 
sens  critique  si  droit  et  si  prévenu  contre  les  illusions,  se  ren- 
contrent en  un  être  si  chancelant?  Se  peut-il  que  ce  jojau  de  l'art 
du  dix-neuvième  siècle  soit  l'œuvre  de  Ihomme  que  je  viens  de 
quitter,  si  frêle  et  si  chétif,  dévoré  par  le  zèle  de  l'art,  noble  ou- 
vrier qui  pour  un  travail  où  il  faudrait  des  mains  ,  des  yeux,  des 
pieds,  et  la  pensée,  n'a  que  la  pensée  pour  suffire  à  tout?  M.  Vil- 
lemain,  notre  maître  en  critique,  a  dit  des  romans  liistoriques 
qu'ils  pouvaient  être  plus  vrais  que  Thistoiie;  niais  c'était  avant 


■^sim. 


\: 


REVUE    DE    PARIS.  9.00 

que  le  malade  de  Luxeuil  eût  créé  une  histoire  qui  lut  vraie 
comme  un  roman ,  sans  cesser  d'être  de  l'histoire. 

Comme  je  finissais  ma  lecture,  le  soleil  se  couchait  derrière  les 
collines  qui  dominent  la  petite  ville  de  Vesoul,  et  ses  derniers 
rayons  doraient  les  légères  vapeurs  qui  montaient  déjh  du  sein  de 
ïa  terre  refroidie,  et  qui  devaient  donner  le  lendemain  a  d'autres 
voyageurs  la  fantasmagorie  du  grand  fleuve  de  vapeurs  se  dissi- 
pant au  lever  du  soleil. 

A  la  vue  de  ce  soleil  qui  se  couchait  pour  se  lever  le  lende- 
main ,  une  pensée  me  dut  venir  naturellement  : 

Être  au  premier  rang  des  écrivains  de  son  époque,  avoir  la 
gloire  si  populaire  de  l'historien ,  écrire  avec  originalité  dans  la 
vieille  langue,  iimover  en  restant  fidèle  à  la  tradition,  laisser  des 
pages  dignes  des  siècles  d'or  dans  un  siècle  de  décadence ,  savoir 
parler  au  cœur  et  a  l'esprit,  être  admiré  et  aimé  tout  ensemble; 

Tout  cela  vaut-il  ne  plus  voir  le  soleil  ? 

Vaut-il  mieux  languir  dans  les  ténèbres,  avec  la  gloire,  —  que 
vivre  inconnu  et  stérile,  a  la  douce  lumière  du  soleil  ? 

Oui  !  si  l'homme  ne  vit  pas  que  pour  lui  seul ,  si  la  pensée  de 
l'individu  appartient  à  tous  ; 

Oui  !  si  comme  nous  le  disent  les  hommes  qui  ont  eu  l'empire 
des  intelligences,  la  gloire  a  une  sévère  douceur  qui  adoucit  le 
sacrifice ,  et  quelque  miel  qui  fait  trouver  le  calice  moins  amer. 

Ce  n'est  pas  moi  qui  dirai  non  ! 

NlSARP. 


j>0. 


CHRONIQUE. 


s,  le  commerce  atterd  avec  impatience  la  nouvelle  loi  sm-  les  faillites 
.1  est  perm.s  de  cron.  que  la  cbambre  des  députes  n'est  pas  moms  pressé; 
d  en  finir  avec  ces  discussions  de  bilan  et  de  concordat  qui  fatiguent  son 
attention  et  démontrent  que  dans  une  assemblée ,  élite  dek  nati!n  "    n'y 
a  pas  vingt  bommes  d'affaires  :  les  articles  de  la  loi  se  succèdent ,  se  ;otent 
et  sont  admmistres  aux  bonorables,  par  doses  progressives,    omme  d  « 
grains   d  opium.  Agitées  par  des  questions  plusVives  ,  les  cbambre    1 
glaises  attirent  a  présent  les  regards  de  nos  hommes  politiques,  qui  v"t 
se  hâter  de  livrer  aux  sagaces  interprétations  de  MM    les  Les-Lciers 
cbande liers-corroyeu.  du  tribunal  de  commerce ,  une  loi  Lfl  c^     d^ 
serpe  et  votée  avec  des  bâillemens.  Le  succès  obtenu  par  sir  Abercromby 
sur  sir  Char  es  Manners  Sutton  e.t  un  événement  plein  de  portée  qiii 
prend  au  débotté    notre  nouvel  ambassadeur.   M.   Sébastiani ,    dit-on 
prenda  cœur  sa  nomination  :  il  ne  veut  rien  négliger  pour  la  justifier  aux 

bien  a  M.  de  Talleyrand  :  pourvu  que  M.  Sébastiani  fasse  nos  affaires  en 
dérangeant  les  siennes  ! 

M.  de  Salvandy  a  trouvé  aux  ennuis  actuels  de  la  députation  un  sou- 
lagement dans  les  suffrages  de  l'Académie.  Manquant  de  temps  et  d'espace 
pour  trier  le  bagage  littéraire  de  M.  de  Salvandy  ,  nous  signalons  siule: 
ment  ce  cote  louable  de  son  élection  :  savoir  ,  que  M.  Arnault  fils  ne  sera 
pas  académicien  par  codicille  de  monsieur  son  père. 

--  C'était  par  des  sermons  que  saint  Vincent  de  Paul ,  Massillon    ces 
prêtres  sublimes,  réchauffhient  la  bienfaisance  des  riches  de  leur  en  ps 
a..Jom.d  h,„  ,  c'est  le  violon  ,  le  flageolet ,  le  corne,  à  p.ston  ,  qui  vienZl 


REVUE    l)K    PARIS.  «)  l 

<^«  aide  à  la  charité,  cette  grande  vertu  cliretienne.  Un  quadrille  tait  plus 
circuler  d'aumônes  qu'une  prédication  chaleureuse ,  et  les  accords  partis 
d'un  orchestre  en  délire  persuadent  mieux  que  les  belles  ])aroles  lancées  , 
du  haut  de  la  chaire  ëvangelitjue ,  contre  l'indifférence  des  heureux  du 
monde.  Les  bals  au  proCt  des  indigens  se  multiplient,  et  la  somptueuse 
salle  des  concerts  Laffittc  se  sanctifie  par  les  raoïits  charitables  dont  elle 
est  le  rendez-vous  ne'ccssaire.  Jeudi  dernier  ,  le  cinquième  arrondissement 
s'était  abattu  là  tout  entier,  avec  ses  coiffures  de  fête ,  ses  robes  de  gaze  , 
ses  escarpins  et  ses  bas  de  soie.  Pour  émouvoir  tant  de  bonnes  âmes  ,  ras- 
sembler tant  de  danseurs  et  de  jeunes  femmes ,  les  dames  patronesses 
avaient  fait  une  louable  dépense  d'activité;  tous  leurs  billets  étaient  pla- 
cés. Il  faut  féliciter  de  ce  résultat  IM"""  de  Rambuleau,  de  la  Riboissièrc, 
Lobau,  Meilin,  Bonnaire,  Amédéo  Grehan ,  Cliaix  d'Est- Ange,  Grillon, 
Haber,  Charles  Delon  ,  Tresca  ,  Baudelocque. 

—  Un  duel  terrible  a  eu  lieu  cette  semaine  :  les  deux  combattans  ne  se 
connaissaient  pas;  il  n'y  avait  entre  eux  aucun  sujet  d'animosité  person- 
nelle :  l'un  n'avait  pas  ruiné  l'autre,  enlevé  sa  femme  ou  séduit  sa  fdle; 
indifférens  aux  questions  politiques  qui  divisent  la  société ,  on  ne  peut  dire 
qu'ils  se  soient  battus  pour  la  défense  d'une  opinion.  Ces  deux  braves 
chiens,  appartenant  à  lord  S...  et  à  lord  C...  ,  auraient  pu  passer  cent 
fois  cote  à  côte  dans  la  rue  sans  se  toucher  seulement  du  bout  de  la  queue , 
si  lord  S...  n'avait  parié  100  livres  sterling  que  le  sien  étranglerait  celui 
de  lord  C...  Le  manège  Pellier  avait  été  choisi  pour  la  rencontre.  Des  juges 
du  combat,  en  grand  nombre,  étaient  rangés  autour  de  la  salle.  A  un  si- 
gnal donné ,  les  deux  adversiiires  se  présentent  dans  la  lice.  Le  dogue  de 
lord  S...  est  gigantesque  ,  athlétique;  celui  de  lord  G...  petit,  râblé,  ra- 
geur. Au  signal  donné  ,  ce  dernier  s'élance  sur  le  grand  dogue ,  le  saisit 
par  la  patte  de  derrière ,  s'y  cramponne  avec  une  fureur  concentrée ,  ne 
lâche  plus  cette  patte,  fait  tournoyer  son  ennemi  ,  jusqu'à  ce  qu'il  tombe 
sur  le  dos,  et ,  profitant  de  cet  avantage,  le  saisit  à  la  gorge  et  l'étrangle . 
David  était  petit ,  et  pourtant  il  tua  Goliath. 

—  UNE  SUITE  DU  DERNIER  BAL  MASQUE  DE  l'opÉra.  —  Bientôt  le  Car- 
naval touche  à  son  terme;  quinze  joiurs  encore,  et  le  mercredi  des  Cendres 
va  saisir  le  Mardi-Gras,  barbouillé  devin  ,  perclus  d'orgie  ,  pour  le  noyer 
dans  ses  ablutions.  La  nécessité  du  plaisir  remue  à  préseat  les  retai'dataires, 
et  chaque  bal  de  l'Opéra  voit  grossir  la  foule  de  ses  cliens ,  qui  viennent 
chercher  des  intrigues  à  petit  bruit ,  des  révélations  indiscrètes  ,  et  gagner 
les  lorgnettes  de  la  petite  tombola.  Le  bal  si  brillant  de  samedi  14-  fé- 
vrier a  donné  lieu  à  une  aventure  digne  des  beaux  jours  du  dix-huitième 


30'>.  liKVUK     r>K     PAKIS. 

siècle.  Quatre  temmes  d'une  grâce  extrême,  qui  se  décelait,  sous  les  plis 
de  leurs  sombres  dominos ,  à  plusieurs  signes  infaillibles ,  la  coquetterie 
du  pied ,  l'accent  de  la  voix ,  la  souplesse  de  la  taille ,  accostèrent  succes- 
sivement quatre  hommes  connus  ,  l'un  par  ses  habitudes  fashionables  , 
l'autre  par  ses  saillies  spirituelles,  les  deux  autres  par  d'e'clatans  suc- 
cès littéraires.  A  ces  titres,  l'un  de  ces  derniers  joint  la  ce'lëbrite' d'une 
coiffure  qui  dispute  à  Tamburini  l'attention  des  habitues  de  Favart. 
Une  invitation  à  souper  fut  sollicitée  par  les  quatre  dominos,  qui  trou- 
vèrent dans  les  protestations  et  les  promesses  des  quatre  privilégiés 
les  plus  rassurantes  garanties  de  convenance  et  de  moralité'.  Un  petit 
salon  du  Café  de  Paris  fut  témoin  d'une  orgie  brillante  ,  animée ,  où 
dominaient  cependant  les  façx)ns  de  la  meilleure  compagnie.  Toute  la 
société  de  Paris  fut  passée  en  revue  par  les  quatre  élégantes  incon- 
nues,  qui  semblaient  en  savoir  tous  les  mystères;  tout,  depuis  les  in- 
trigues de  cour  jusqu'aux  plus  petits  mouvemens  politiques  ,  fut  dé- 
voilé dans  cette  brillante  réunion.  C'était  un  coup  d'œil  piquant  que  de 
voir  tous  les  spectateurs  qui  se  pressaient  à  la  porte  du  salon  pour 
saisir  un  mot  ,  recueillir  une  de  ces  saillies  pétillantes  comme  le 
Champagne  qui  débordait  tous  les  verres.  Enfin  l'un  des  masques  lit 
signe  qu'il  était  temps  de  prononcer  la  clôture  de  la  séance,  et,  saisissant 
nn  des  coins  de  la  nappe  ,  fit  voler  en  éclats  les  verres  ,  les  flacons  et  tout 
ce  qui  se  trouvait  sur  la  table  ;  puis  les  trois  autres  se  levèrent  et  ga- 
gnèrent deux  voitures  ,  ce  jour-là  sans  blason  ,  près  desquelles  veillaient 
des  valets  de  pied  sans  livrée.  Ce  fut  en  vain  que  l'un  des  heureux  con- 
vives essaya  de  les  suivre ,  car  le  premier  des  masques ,  celui  qui  avait 
consommé  l'hécatombe  du  festin  ,  lui  laissa  voir  le  bout  visiblement  me- 
naçant d'un  joli  petit  pistolet  de  poche  galamment  caché  sous  le  satin  de 
son  camail.  Depuis  ce  moment ,  les  quatre  élus  parcourent  sans  cesse  le 
bois  de  Boulogne ,  les  bals ,  les  Italiens  et  l'Opéra  ;  aucune  femme  n'a 
encore  souri  en  les  voyant ,  et  ils  attendaient  avec  impatience  le  bal  d'hier^ 
espérant  bien  atteindre  le  dénoûment  de  cette  aventure. 

THEATRES. PORTE-SAINT-MARTIN.  LA  NONKE  SAINGLANTE,  mélo- 

drame  en  quatre  entr  actes  et  six  décors. — Depuis  quelque  temps  M.  Ha- 
rel  fatiguait  la  fortune,  et  la  fortune  fatiguait  M.  Harel.  Ni  Jocko  ressuscité , 
ni  la  façade  de  la  Porte -Saint -Martin  ornée  d'un  transparent  sur  lequel  se 
dessinait  chaque  soir  la  silhouette  du  singe  immortel ,  ni  les  programmes 
bourrés  de  la  Tour  de  Nesle  ,  de  Pinto  ,  de  Lucrèce  Borgia  ,  ni  les  bals 
de  l'Odéon  ,  tolérans  pour  la  pipe  et  le  cigare,  et  enrichis  de  soupers  gra- 
tuits ,  rien  enfin  de  ce  que  jicut  créer  l'esprit  inventif  do  ce  directeur  phi- 
losophe et  latiniste  n'avait  pu  détruire  le  charnu-  qui  ensorcelait  sou  enlrc- 


UKVUK     DK     l'AItlS.  .'O'î 

prise  eiigoiiidic  comme  la  Belle  au  uois  dormant.  L'homme  qui  sait  le 
mieux  lancer  un  paradoxe  ,  dont  la  vie  entière  est  elle-même  un  paradoxe 
perse've'rant ,  M.  Harel  se  fît  donc  un  jour  à  lui-même  cette  argumentation  , 
qui  se  trouva  logique  :  Quand  je  donne  au  pulilic  une  première  représenta- 
tion quelconque  ,  celle  de  Pinto  ,  par  exemple,  le  public  ne  s'amuse  pas; 
quand  je  lui  offre  quinze  actes  à  dévorer  le  même  soir ,  il  me  témoigne  par 
la  fre'nésie  de  son  absence  qu'il  s'ennuie  dix  fois  plus.  Il  y  a  là  un  vice  : 
cherchons  ce  vice.  Si  quinze  actes  l'ennuient ,  si  cinq  actes  ne  l'amusenl 
pas  ,  c'est  la  faute  des  actes  :  supprimons  les  actes ,  et  demandons  à  .M.  Gis- 
quet  vingt  municipaux  à  cheval  poui-  comprimer  la  foule  et  régler  la  file 
des  voitures  ;  car  une  ère  nouvelle  va  commencer  pour  le  théâtre.  Je  fais 
désormais  représenter  des  Entr'actes,  Les  auteurs  ne  me  manqueront  pas. 
La  Nonne  sanglante  fut  commandée,  faite  en  peu  de  jours ,  et  la  repré- 
sentation n'en  a  été  si  long-temps  retardée  que  par  la  mise  en  scène  et  les 
nombreuses  répétitions  des  entr'actes ,  qui  sui'passent  en  magnificence  ,  en 
développemens ,  tout  ce  que  l'art  théâtral  a  produit  de  plus  pompeux. 
Plusieurs  feuilletonistes  nous  semblent  donc  avoir  mal  compris  la  pensée 
du  directeur  en  donnant  aux  cinq  actes  du  drame  et  aux  décors  une  im- 
portance dont  ne  veut  plus  M.  Harel  ;  et  c'est  rentrer  dans  l'appréciation 
exacte  de  son  brevet  d'invention  que  de  donner  une  analyse  consciencieuse 
des  quatre  entr'actes  dont  les  cinq  actes  ne  sont  que  le  prétexte.  Si  cela 
pouvait  faire  question,  la  question  pourrait  être  résolue  montre  en  main  :  cha- 
que acte  durant  un  quart  d'heure,  chaque  entr'acte  75  minutes,  terme  moyen. 

AVANT  le  lever  DU  RIDEAU. — Grand  défoncement  de  portes,  coups 
de  crosse  distribués  aux  plus  pressés ,  chapeaux  de  femme  aplatis  comme 
le  portefeuille  d'un  coulissier  en  liquidation  ,  ouvreuses  aux  abois,  u  Par 
ici ,  madame  ,  un  petit  banc. — Par  là,  madame,  le  n"  17.  »  Irruption  dans 
le  parterre ,  qui  se  montre  en  un  clin  d'œil  diapré  de  casquettes  de  loutre, 
de  vestes  de  conducteurs  et  de  calottes  prolétaires.  La  troisième  galerie  se 
couronne  d'enfans  déguenillés  ,  de  marchandes  de  pommes ,  d'hommes 
gorgés  de  coco ,  espèces  de  chauves-souris  brunes  et  coriaces  qui  s'accro- 
chent aux  parois  du  cintre  avec  les  ongles,  les  pieds  ,  les  dents  ,  hurlant 
des  cris  de  cavenie ,  l'œil  ébloui  par  les  flammes  du  lustre.  La  jeune- 
france  garnit  peu  à  peu  le  balcon  et  la  première  galerie  ,  laissant  au  Aes- 
tiaire  ses  manteaux  de  muraille,  ses  gourdins,  et  gardant  ses  barbes  qui 
retombent  comme  des  crépines  de  velours  noir  sur  l'appui  de  la  balustrade. 
Vous  comptez  là  des  journalistes  ,  des  auteurs  di-amatiques ,  des  peintres  et 
autres  artistes .  enfin  tout  ce  qui  rerAue  et  s'agite  ,  par  état  ou  par  goût , 
aux  appels  de  la  nouveauté.  Dans  les  loges  apparaissent  des  têtes  de 
femmes  serrées,  étoutlces .  aggloméiées.  L'aristocratie  des  premières  rf 


3o/|.  RKVUK    DE    PAlilS. 

présentations  se  blasonne  dans  les  avant-scènes.  Des  frémissemens  insaisis- 
sables parcourent  la  salle  du  comble  au  faîte  :  querelles  de  place  ,  braque- 
ment  de  lorgnettes,  pieds  écrases,  soufflets,  explications,  chut  !  M.  Pic- 
cini  commence  :  son  ouverture  est  un  chef-d'œuvre ,  c'est  l'exposition 
claire  et  lumineuse  des  quatre  entr'actes. 
Passons  sur  le  premier  acte. 

PREMIER  entr'acte  de  65  minutes.  — ■  Le  parterre  se  lève  comme  un 
seul  homme ,  ainsi  que  disent  les  feuilletons  du  Constitutionnel  j  des 
mouchoirs  de  couleur,  des  foulards  sans  couleur ,  sont  fixés  sur  les  ban- 
quettes ,  dont  ils  sanglent  le  foin  et  la  toile  pour  marquer  la  place  des  pi'e- 
miers  occupans ,  et  à  l'instant  s'établit  un  va-et-vient  de  porteurs  de 
i/Entr'acte  (journal  de  circonstance),  de  bâtons  de  sucre  d'orge  qui  ont 
à  peine  servi  ,  de  pommes  écarlates ,  d'oranges  blafardes  et  de  marrons 
rôtis.  Ces  programmes ,  ce  sucre  d'orge ,  ces  pommes ,  ces  marrons  ,  ce 
sont  les  élémcns  du  drame  qui  va  sommeiller  encore  pendant  deux  en- 
tr'actes pour  éclater  plus  tard  avec  les  plus  beaux  effets  de  mise  en  scène. 
En  attendant ,  voilà  des  conversations  qui  s'allument  entre  le  parterre  et  le 
paradisj  des  rendez-vous  sont  pris,  des  propositions  de  vin  à  douze,  de 
canon  ,  de  litre  ,  échangées  et  acceptées.  Les  habitans  des  loges  se  font  des 
visites  :  du  mouvement ,  de  la  joie ,  de  l'agitation  ,  un  intérêt  puissant. 
Et  M.  Harel ,  encadrant  son  œil  dans  le  trou  de  la  toile  ,  laissant  passer  sa 
botte  frémissante  sous  la  tringle  du  rideau ,  s'écrie  :  «  Mais ,  ca  va  bien. 
Voilà  un  premier  entr'acte  qui  marclie.  Courage,  embrassons-nous.  » 
Passons  sur  le  second  acte. 

SECOND  entr'acte,  de  70  minutes. — Un  grognement  sourd  semble  an- 
noncer la  présence  d'un  jeune  chien  qui  souffre  j  sa  voix  augmente  par  de- 
grés et  traduit  en  admirables  aboiemcns  la  faim  ,  la  soif  et  l'abandon.  A 
ces  accens  répondent  bientôt  les  provocations  d'un  gros  dogue  qui  hurle  la 
menace.  Sa  voix  est  forte  et  vibrante  :  c'est  un  chien  de  boucher,  un  de 
ces  chiens  replets  ,  sanglans  ,  égoïstes  ,  qui  battent  les  roquets.  L'intrigue 
se  noue.  Le  dialogue  se  suit  jusqu'à  l'intervention  d'un  chat  qui  miaule  dans 
plusieurs  tons  ,  et  l'arrivée  subite  d'un  coq  qui  chante  sa  victoire  et  ses 
amours  ,  comme  fait  M.  Etienne,  quand  il  a  vu  jouer  le  Rossignol  ,  ou 
gagné  une  partie  de  dominos.  Des  chapeaux  sont  enlevés  sur  la  tête  de 
leurs  propriétaires  ,  et  jetés  du  paradis  sur  le  parterre ,  qui  accepte  le  défi , 
et  paie  en  calottes  grecques.  TiCS  aboicmens  redoublent ,  les  miaulcmens 
se  multiplient;  des  épluchurcs  de  toutes  sortes,  des  coiffures  tourbillonnent 
dans  les  régions  du  lustre,  les  quinquels  sont  désarmés  de  leurs  verres,  dont 
les  éclats  retombent  vu  pluie  de  cristal  ;  et   le  public  transjiorlé  demande 


l'.KVLïK    1)K    PAKIS.  3o5 

pourquoi  ce  plaisir  dure  si  peu.  Un  seul  rc'calcitrant  a  osé  regarder  sa 
montre  et  pincer  les  lèvres  en  signe  d'impatience.  Nous  ne  sommes  pas 
nourrices  ,  nos  enfans  ne  crient  pas  !  lui  dit  vertement  un  prud'homme 
placé  près  d'Henri  ISTonnier. 
Passons  sur  le  troisième  acte. 

TROISIEME  entr'acte,  de  80  minutes.  -^  Ici  l'action  languit  un  [>eu. 
Autant  les  cris  du  chien ,  du  chat  et  du  coq  de  l'administration  avaient 
ému  l'assemblée,  autant  ce  silence  et  ce  calme  la  glacent  à  présent.  INI.  Ha- 
rel  l'a  vu.  a  La  neige  I  la  neige  1  Me  donneront-ils  ma  neige  I  A  quoi 
»  serv^ent  donc  tant  de  programmes  distribués  à  foison?  Les  voyez-vous, 
»  tristes  et  bêtes  ,  qui  ])àillent  et  ne  font  rien  I  Si  l'on  ne  court  pas  avertir 
»  les  préposés  à  la  neige  ,  si  Piccini  n'est  pas  là  pour  se  faire  demander 
»  impérieusement  un  chant  patriotique ,  messieurs  les  auteurs ,  je  ne  ré- 
»  ponds  plus  de  cet  entr'acte.  »  Mais  la  voix  du  maître  a  été  entendue ,  et 
les  préposés  à  la  neige  sont  en  besogne.  Commence  alors  ce  déchiqueteraent 
de  papier  dont  les  petits  lambeaux,  jetés  du  cintre,  viennent  blanchir  la 
tète  des  spectateurs  infrà-posés.  En  un  instant  M"''  Montessu ,  placée  à  la 
deuxième  galerie,  se  voit  poudrée  comme  dans  son  rôle  de  la  fée  Nabote^ 
Cette  neige  s'épaissit.  Tous  les  préposés  travaillent,  coupent,  morcellent  ; 
une  hilarité  générale  se  fait  jour  à  travers  le  nuage  qui  se  balance  dans 
l'atmosphère ,  et  ce  beau  coup  de  théâtre  est  accompagné  de  la  Pari- 
sienne ,  dont  les  accens  sortent ,  vibrans  et  électriques ,  de  cent  bouches 
faubouriennes;  le  succès  de  cet  entr'acte,  le  plus  beau  de  tous,  n'a  pas 
e'té  douteux.  Il  est  à  lui  seul  d'un  si  puissant  effet  qu'il  peut  être  détaché 
et  donné  séparément  dans  des  représentations  à  bénéfice. 
Passons  sur  le  quatrième  acte . 

QUATRIEME  entr'acte  ,  dc  85  minutcs.  —  Cet  entr'acte  étant  exclusi- 
vement musical ,  nous  laissons  à  des  juges  plus  compétens  le  soin  de  dire 
dans  quels  différens  tons  a  été  exécutée  la  Marseillaise  ,  puis  ÇÀ  ira. 
Quelques  flocons  de  neige  ont  encore  voltigé  ;  mais  cette  réminiscence  de 
l'entr'acte  précédent  n'a  pas  semblé  heureuse.  Celui-ci  s'est  terminé  au  re- 
frain du  Chant  du  Départ  ,  et  au  bruit  de  trois  mille  voix  qui  deman-; 
daient  l'auteur. 

«  Messieurs ,  l'auteur  des  entr'actes  que  nous  venons  de  représenter 
»  devant  vous  est  M.  Harel.  » 

Tout  le  monde  était  parti  avant  le  cinquième  acte. 

Toute  notre  attention ,  absorbée  par  la  contemplation  des  épisodes  que 
nous  avons  rappelés,  n'a  pu  s'appliquer  ((u'à  regret  à  l'intelligence  des  cinq 


\<)(\  REVCjK     I)K     PAFUS. 

actes  (lu  diame  de  MM.  Anicct  Jiouigeois  et  Mailhiii ,  actes  qui ,  du  reste , 
se  trouvent  refoules,  par  la  création  de  M.  Harel ,  dans  la  catégorie  des  in- 
termèdes. A  la  rigueur  pourtant  nous  avons  compris  qu'un  jeune  sei- 
gneur allemand ,  nomme  Waldorf ,  veut  perdre  sa  maîtresse  dans  les  ca- 
tacombes de  Rome,  et  qu'd  la  poignarde  plus  tard,  la  retrouvant  sous  le 
voile  d'une  nonne;  mais  la  nonne,  plus  vivace  qu'un  cliat ,  échappe  au 
poignard  et  joue  au  revenant ,  de  manière  à  effrayer  toute  la  contrée.  Elle 
apparaît  souvent  à  Waldorf ,  qui  veut  épouser  une  autre  femme ,  et  la 
première  nuit  de  ses  noces ,  vient  se  placer  entre  les  deux  e'poux.  Par  une 
volte-face  assez  habile  de  la  nonne  sanglante,  Waldorf,  qui  veut  encore 
jouer  du  couteau  sur  elle,  poignarde  sa  jeune  e'pouse.  La  nonne  sanglante 
avoue  alors  qu'elle  est  de  chair  et  d'os,  et  propose  à  Waldorf  la  fuite  et 
de  nouvelles  amours  ;  mais  le  château  est  à  l'instant  même  de'vore'  par  un 
incendie  dont  la  fume'e  traverse  le  plancher.  Cet  effet  se  trouve  parfaite- 
ment rendu  ,  au  moyen  de  trois  hommes  qui  fument  leur  pipe  dans  le  pre- 
mier dessous.  Deux  autres  décors  ont  demande'  plus  de  travail  et  de  talent  ; 
mais  tous  deux  rappellent  le  bal  et  le  clair  de  lune  de  Gustave  ,  moins 
la  richesse,  moins  l'espace,  moins  l'air  ,  moins  les  bougies.  Une  fois  pour 
toutes,  les  pleines  lunes  nous  semblent  rondes;  pourquoi  la  lune  de  la 
Porte-Saint-Martin  est-elle  toujours  pentagone? 

—  OPÉRA.  — Une  indisposition  de  M""  Falcon  a  empêche  la  répétition 
générale  de  la  Juive  ,  qui  devait  avoir  lieu  lundi  dernier ,  et  retardé  jus- 
qu'à demain  la  représentation  de  cet  opéra. 

—  palais-royal.  — KARiivELLi ,  par  MM.  Saint-Georges  ,  de  Forges  et 
Leuven.  — Oisif,  gueux  et  cherchant  aventure  ,  Carlo  Broschi ,  d  t  Fari- 
nelli ,  se  promène  sur  les  places  de  Madrid,  humant  le  soleil ,  fumant  du 
tabac  de  Havane  et  raclant  sa  guitare.  C'est  plus  qu'il  n'en  fallait  en  Es- 
pagne pour  être  brûlé  vif.  Farinelli  est  simplement  arrêté  et  conduit  de- 
vant le  roi ,  sous  les  fenêtres  duquel  il  chantait  tout  à  l'heure.  Sa  majesté , 
charmée  par  la  voix  du  Napolitain  vagabond  ,  veut  l'entendre  de  près  une 
ibis ,  deux  fois ,  et  l'accueille  si  bien  que  le  pauvre  diable  donne  tête  bais- 
sée dans  le  luxe  des  habits  rouges  ,  des  perruques  à  bourse  et,des  bas  de 
soie.  D'échelon  en  échelon  ,  il  se  hisse  jusqu'au  grade  de  maître  de  cha- 
pelle de  la  reine  ,  devient  grand  d'Espagne  ,  chevalier  de  Calatrava  et  de 
plusieurs  ordres.  Qu'a-t-il  fait  pour  monter  ainsi,  comme  en  ballon,  au 
faîte  des  honneurs  et  de  la  fortune?  De  la  musique  d'abord,  de  la  musique 
bonne  pour  le  temps  ,  une  partition  du  Siégi:  dl  Grenade;  puis  il  .1  donné 
m\  roi  Fcrdinancl  VI  de  fort  sages  conseils  contre  l'inquisition  .  et  de  bons 


HKVUE    1)1-:    PARIS- 


io- 


renseigneiuens  sur  la  reine,  que  sa  majesté  catholique  voulait  dévoleineiit 
exiler.  J'oubliais  qu'il  offrit  son  déjeuner  à  ce  bon  roi ,  que  son  docteur 
exténuait  par  la  rigueur  d'une  diète  politique ,  et  qui  aurait  atteint  les 
dernières  limites  de  l'abrutissement  sans  ce  repas  réconfortant.  Malgré 
l'importance  de  ses  fonctions  ,  malgré  l'honneur  que  lui  fait  la  réconcilia- 
tion du  roi  et  de  la  reine ,  Farinelli  n'a  pas  oublié  la  petite  Préciosa  ,  la 
jeune  aventurière  qui  courait  avec  lui  les  foires  ,  les  théâtres  de  province 
et  les  places  publiques.  Couvert  de  broderies  ,  poudré  en  frimas ,  étran- 
glé par  les  rubans  rouges ,  verts ,  oranges  ,  de  Galatrava ,  de  Saint-Jacques 
et  autres;  honoré  d'un  portefeuille  qu'il  a  conquis  avec  son  sol,  Farinelli 
commet,  au  théâtre  du  Palais  -  Royal ,  une  erreur  historique.  Cette  voix 
dont  s'amuse  Ferdinand  VI  et  qui  la  fait  distinguer  parmi  le  commun  des 
artistes,  elle  est,  hélas!  artificielle;  une  opération  papale  la  lui  a  donnée; 
et ,  propre  à  la  musique ,  propre  aux  affaires ,  habile  à  réconcilier  des 
époux  royaux  séparés ,  Farinelli  doit  mourir  sans  postérité.  Pauvre  Pré- 
ciosa I 

Usant  du  droit  de  ressusciter  un  personnage  historique  ,  les  auteurs  de 
ce  vaudeville  ont  pu  étendie  ce  droit,  et  compléter,  en  l'exhumant,  un 
homme  que  les  mœurs  de  la  chapelle  Sixtine  avaient  cruellement  mutilé; 
ils  ont  usé  aussi  d'un  droit  que  beaucoup  de  gens  ignorent ,  dont  peu  de 
gens  abusent ,  celui  d'être  spirituels  ,  arausans  et  arrangeurs  habiles.  Ces 
trois  petits  actes  ,  entrecoupés  de  mots  vifs  ,  rapidement  conduits ,  se  lais- 
sent écouter  comme  une  jolie  nouvelle  historique.  Achard ,  qui  a  réelle- 
ment une  voix  très-agréable ,  qui ,  de  plus ,  est  un  comédien  gai ,  franc 
et  chaleureux  ,  a  fort  bien  dit  et  chanté  son  rôle  ,  qui  comporte  autant  de 
couplets ,  de  villanelles ,  de  boléros ,  de  fandangos ,  que  de  dialogue. 
Toute  cette  musique  ,  que  l'on  a  beaucoup  applaudie ,  est  de  MM.  Mon- 
pou  et  Pilati.  M™*  Dormeuil  a  joué  avec  distinction  le  rôle  de  la  reine, 
et  M"''  Pernon  représente  avec  une  pétulance  très-amusante  cette  Préciosa 
dont  nous  déplorions  ci-dessus  le  malheur. 

La  morale  de  cette  pièce  est  celle-ci  :  Pour  faii-e  un  bon  ministre  ,  pre- 
nez  non  pas  un  homme  (exemple  Farinelli) ,  mais  prenez  un  chanteur  ! 

—  Le  succès  du  Chatterton  de  M.  de  Vigny  se  confirme  chaque  jour. 
On  apprécie  mieux  à  chaque  représentation  les  rares  qualités  d'analyse  et 
de  sensibilité ,  et  les  formes  vraiment  littéraires  par  lesquelles  ce  drame  se 
recommande.  Espérons  que  ce  succès  sera  de  bon  exemple  ,  et  contribuera 
à  ramener  à  des  traditions  plus  saines  le  public  déjà  fatigué  depuis  long- 
temps de  la  bruyante  impuissance  de  nos  tentatives  modernes. 


3o8 


REVUE    DE    PARIS. 


ANNA(i). 


Lorsqu'à  travers  le  bal  qui  tournoie  et  scintille , 

Dans  les  galops  joyeux  passe  une  jeune  fille 

Aux  longs  cheveux  flottans ,  au  front  pâle ,  à  l'œil  noir  , 

Qui  marche  sans  danser,  qui  regarde  sans  voirj 

Dont  le  coqis ,  affaisse'  sous  sa  parure  blanche  , 

Au  bras  des  cavaliers  languissamment  se  penche  , 

Et  qui  s'en  va  s'asseoir ,  muette  ,  chaque  fois 

Que  l'orchestre  bruyant  fait  taire  ses  cent  voixj 

Oh  !  n'appelez  jamais  son  silence  un  caprice  I 

A  sa  mélancolie  épargnez  le  supplice 

De  la  vaine  pitié' ,  de  l'inte'rêt  menteur 

Qui  font  pleurer  les  yeux  sans  soulager  le  cœur. 

A  son  gré ,  laissez-la  soupirer  ou  sourire , 

Et ,  si  vous  la  plaignez ,  plaignez-la  sans  le  dire. 

Le  mal  dont  elle  souffre  est  un  mal  sans  espoir , 
Que  nul  ne  peut  guérir  ,  que  nul  ne  doit  savoir. 
Tu  mourus  de  ce  mal ,  Anna  !  pauvre  victime  I 
Ce  qui  fut  un  malheur  ,  tu  le  pris  pour  un  crime  ; 
Et  portant  ton  fardeau  loin  d'un  monde  étranger , 
Sans  le  poser  jamais,  et  sans  le  partager: 
Pareille  au  jeune  faon  qui ,  penchant  sa  i-amure , 
Tout  seul ,  au  fond  du  bois  ,  va  lécher  sa  blessure  , 
Tu  t'envolas  un  jour ,  sans  bruit ,  loin  de  nos  yeux  , 
Emportant  avec  toi  ton  secret  dans  les  cieux  : 

Tu  le  croyais  du  moins  !  —  Cependant ,  sur  la  terre  , 

Un  cœur  avait  du  tien  deviné  le  mystère; 

Echo  silencieux  qui  comprit  tes  désirs, 

Et ,  sans  les  renvoyer ,  reçut  tous  tes  soupirs  I 


(')  M.  P.  Chevalier,  auteur  de  la  pièce  que  nous  offrons  à  nos  lecteurs,  va  faire 
paraître  incessamment  chez  Delaunay  un  recueil  de  poésies.  Nous  nous  taisons  un 
plaisir  de  donner  par  avance  quelque  publicité  à  cet  essai  d'un  jeune  auteur  qui  nous 
parait  doue  d'heureuses  dispositions  poétiques. 


RKVl'E     DK     PARIS.  ;^0() 

Ne  crains  rien ,  le  secret  de  tes  douleurs  e'tranges , 
Gft  secret  que  ta  lèvre  a  garde  pour  les  anges , 
11  ne  le  dira  point  aux  profanes.  —  Oh ,  non  I 
S'il  révèle  ton  amc,  il  voilera  ton  nom. 

A  quinze  ans,  pauvre  Anna!  comme  elle  e'tait  joyeuse  1 
Que  sa  joue  était  rose,  et  sa  bouche  rieuse! 
Comme  ses  petits  pieds  couraient  par  les  sillons 
Après  les  blanches  fleurs  et  les  blancs  papillons! 
Son  ame  ,  tour  à  tour  curieuse  et  ravie, 
De  bonheur  en  bonheur  s'en  allait  par  la  vie  , 
Trouvant  que  le  présent  était  toujours  nouveau  , 
Le  passé  toujours  loin  ,  l'avenir  toujours  beau  ; 
N'ayant  que  des  jours  purs  et  que  des  nuits  sereines  , 
Pleurant  dans  ses  plaisirs,  et  riant  dans  ses  peines; 
Caméléon  naïf,  aux  changeantes  couleurs, 
Donnant ,  sans  mesurer,  ses  rires  et  ses  pleurs. 

Un  regard  changea  tout.  — Dans  un  bal  de  famille , 
L'enfant  vermeil  devint  la  pâle  jeune  fdle. 
Une  sueur  glacée ,  en  passant  sur  ses  traits  , 
D'une  triste  blancheur  les  couvrit  pour  jamais , 
Et  le  rire  expira  sur  sa  lèvre  entr' ou  verte... 

Désormais  plus  de  bonds  sur  la  pelouse  verte , 

Plus  de  chants  en  plein  air,  de  gais  éclats  de  voixj 

Plus  de  courses  sans  fin  par  les  champs  et  les  bois  ! 

Au  lieu  du  jeune  oiseau  qui  vole  et  qui  sautille  , 

Des  papillons  tremblans  ,  de  la  rose  qui  brille  , 

Du  beau  soleil  montant  au  milieu  d'un  ciel  bleu  , 

Elle  aima  ,  dans  la  nuit ,  l'astre  au  paisible  feu  ^ 

L'ombre ,  la  solitude  aux  vagues  rêveries , 

Et  l'automne ,  et  le  bruit  de  ses  feuilles  flétries... 

Ses  yeux  semblaient  chercher  quelque  monde  meilleur  , 

Et  son  oreille  entendi'e  un  chant  intérieur-. 

Elle  écouta  le  choc  des  vagues  sur  la  rive , 

Les  brises  de  la  nuit  dans  la  forêt  plaintive , 

Le  son  des  cors  lointains  ,  les  nocturnes  concerts 

Que  d'invisibles  chœurs  élèvent  dans  les  airs. 


3lO  '  REVUE     DE     PARIS. 

Souvent  on  la  surprit ,  tout  en  pleurs  ,  arrêtée 
Devant  la  feuille  morte  au  hasard  ballottée, 
Devant  le  lis  mourant  qui ,  le  soir,  an  zéphir 
Jette  encor  ses  parfums  comme  un  dernier  soupir. 

Et  tes  jours  s'en  allaient  comme  la  feuille  errante , 

Comme  le  doux  parfum  de  la  fleur  expirante , 

Comme  le  son  des  cors ,  comme  le  vent  du  soir, 

Et  comme  l'eau  des  prés  où  tu  venais  t'asseoir. 

Pauvre  Anna  I  — Cependant  ta  famille  inquiète 

Interrogeait  en  vain  ta  souffrance  muette 

Et  disait ,  en  baisant  tes  lèvres  sans  couleurs  : 

«  Le  printemps  à  son  teint  rehdi-a  toutes  ses  fleurs.  » 

Mais  toi ,  leur  répondant  par  un  triste  sourire , 

Tu  regardais  le  ciel ,  et  tu  les  laissais  dire. 

Hélas  I  toutes  les  nuits  en  songe  je  revois 

Le  soir  où  je  la  vis  pour  la  dernière  fois... 

C'était  un  de  ces  soirs  que  le  soleil  nous  donne 

Comme  un  regard  d'adieu  ,  vers  la  fin  de  l'automne  : 

Le  couchant  rayonnait  sous  un  dais  enflammé  ; 

Un  vent  frais  s'élevait ,  doucement  parfumé 

Et  poussant  devant  lui  quelques  feuilles  arides — 

Elle  se  promenait  seule;  ses  yeux  humides 

De  moment  en  moment  jetaient  un  sombre  éclair, 

Et  ses  longs  cheveux  bruns  flottaient  au  gré  de  l'air. 

Je  la  vois  !  —  Elle  avait  ses  habits  de  dimanche , 

Sa  grande  robe  noire ,  et  son  écharpe  blanche , 

Et  la  bague  inconnue  ,  et  le  collier  fatal 

Qu'elle  portait  le  jour  de  ce  funeste  bal , 

Et  des  fleurs  sur  son  sein.  —  Tel  l'agneau  des  prémices 

Brillant  et  couronné  marchait  aux  sacrifices. 

Derrière  les  tilleuls  ,  au  feuillage  tremblant , 
Son  écharpe  glissait  comme  un  fantôme  blanc; 
Et  ses  regards  rêveurs  ,  et  sa  tête  penchée  , 
Semblaient  compter  ses  pas  sur  l'herbe  desséchée  ; 
Quand  tout  à  coup  son  pied  se  ralentit;  ses  yeux 
Parurent  lentement  remonter  vers  les  cieux. 


REVUE    DE    PARIS.  .'^1  1 


Elle  pril  sa  guitare...  et  sa  inornç  prunelle 
Jetant  sous  ses  longs  cils  une  flamme  nouvelle, 
Elle  rhanta  :  sa  voix  dit  au  vent  qui  passait 
Les  ineffables  maux  que  nul  ne  connaissait , 
L'amour ,  volcan  de  feu  referme  sur  son  amc , 
Ses  dix-huit  ans  fane's  que  la  tombe  réclame , 
Et  puis  un  nom...  un  nom  qu'elle  n'acheva  pas 
Qu'elle  n'osa  jamais  achever  ici-bas... 

Alors  son  œil  suivit  sous  la  nuée  ardente 
Le  soleil  qui  baissait...  —  Puis,  toute  haletante. 
Et  se  laissant  tomlier ,  pâle ,  sur  le  gazon  , 
Son  ame  s'envola  sur  le  dernier  rayon. 


—  M.  Gustave  de  Beaumont  vient  de  publier,  chez  le  libraire  "Gosselin, 
wn  ouvrage  dont  la  Revue  rendra  prochainement  compte;  il  est  intitulé  , 
Marie,  ou  l'Esclavage  aux  États-Unis ^  et  forme  deux  volumes  in-8°. 

—  Un  nouveau  roman  de  Splinder  ,  les  Trois  As  ,  vient  de  paraître  , 
traduit  en  français  ,  chez  le  libraire  Lachapelle.  Le  même  éditeur  a  publié 
aussi,  il  y  a  peu  de  jours  ,  deux  romans  de  M.  Guérin,  la  Femome  et  la 
Maîtresse  ,  et  la  Fleuriste. 

• — Les  mémoires  du  général  Guillaume  de  Vaudoncourt,  intitulés: 
Quinze  années  d'un  proscrit  ,  viennent  de  paraître  chez  Dufey. 

Pendant  son  long  exil,  le  général  de  Vaudoncourt  s'est  occupé  à  retra- 
cer dans  divers  ouvrages  l'histoire  militaire  de  nos  derrnières  campagnes, 
dont  le  résultat  a  été  la  chute  de  l'empire  et  le  double  désastre  de  1 81 4 
et  181 5.  Aujourd'hui  c'est  de  sa  proscription  même  qu'il  entretient  le  pu- 
1)1  ic ,  et  des  événemens  auxquels  il  a  pris  part  depuis  1 81 5  juscfu'en  1 830. 


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TABLE  DES  MATIÈRES 


COIVTFIVUES    DANS    LK    QUATORZIEME    VOLUME. 


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Le  pèreGoriot  (IV*  et  dernier  article).  — Les  Deux  Filles,  par  M.  de 

Balzac , 5 

Théâtre-Italien,  par  M.  Castil-Blaze 68 

Du  Mouvement  intellectuel  et  litte'iaire  sous  le  Directoire  et  le  Con- 
sulat (IIP  article),  par  M.  Charles  Nodier 81 

A  M.  le  duc  d'Orléans  ,  par  M.  Méry 96 

La  Maison  de  la  Plaine ,  par  M.  Prosper  Dinaux 99 

Le  Carnaval  de  Marseille ,  par  M.  Lëon  Gozlan 154 

Le   Comte  de  Bagnères  (§§  I  et  II),  par   M,    Roger  de  Beau- 
voir.   .     .     . 161   et  260 

Les  Masques  pai-isiensau  dix-huitième  siècle  (§§  I  et  II),  par  M.  An- 

die  Delrieu 185  et  253 

Des  Arts  conside're's  à  Paris  comme  objet  de  ne'goce.  —  Die  Aus- 

land).    : 196 

Histoire  monarchique  et  constitutionnelle  de  la  Re'volution  française 
d'après  des  documens  inédits  de  M.  Labaume,  par  M.  A.  Granier 

de  Cassagnac 205 

Antonio  Gasperoni ,  par  M.  Mèry 212 

Souvenirs  d'un  Voyage  en  Franche-Comte.  —  Excursion  à  Luxeuil , 

par  M.  Nisard 2T6 

Chronique 76,  1 51  ,  224  et  500 

Tvror.RAPiiiF.  n'A.   i';vrit\T,    Kî,   ni'E  nr  cAnnAN. 


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